Insolite.
Ils sont
tout petits, mesurant au maximum 100 cm de haut. C’est la
condition pour travailler dans ce café, avenue des Pyramides,
et c’est l’originalité qu’il présente.
Des
nains mais sans Blanche Neige
«L’île
des nains », une affiche qui retient immédiatement
l’attention tant elle suggère la légende. C’est plutôt dans
les contes et les légendes que l’on a coutume de rencontrer
les nains, les farfadets et les gnomes. Ils se montrent
parfois méchants, mais le plus souvent sympathiques et
secourables. Qui ne se souvient pas de Blanche Neige et les
sept nains ? Or, cette fois-ci, il ne s’agit pas de la
mythologie, mais d’un café insolite situé à Guiza. Dès que
l’on arrive à la fameuse avenue des Pyramides, on peut
s’informer facilement sur son emplacement auprès de
n’importe quel passant, et parfois la question est suivie
d’un sourire moqueur ou d’un regard inquisiteur. Sur une
immense pancarte ornée de dessin de Walt Disney est affiché
le nom du café entouré de plusieurs autres petits écriteaux.
Cosy, vivant et accueillant, ce café se distingue par son
personnel, à savoir des garçons de café dont la taille varie
entre 75 cm et un mètre. Design particulier, endroit vaste,
télévision, abat-jour, et surtout des chaises et des tables
très basses. Raison claire, pour être atteignables. Or,
comment ces nains peuvent-ils mener à bien leur travail ? Le
nez camus, la tête carrée et les membres disproportionnés,
Ibrahim Abdel-Rahmane, âgé d’une vingtaine d’années, mesure
75 cm. Surnommé sultan Al-chicha (le sultan de la narguilé),
il se faufile entre les tables pour servir des boissons
chaudes ou glacées et des narguilés. « Se faire une place
dans le monde des grands est une chose bien difficile,
surtout que nous vivons dans une société qui n’est pas faite
pour nous et qui nous considère comme des handicapés.
Autrement dit, la petite taille n’est pas facile à assumer,
car elle est visible et attire le regard parce que ce qui
est petit habituellement a une connotation négative et fait
penser à moins fort, moins responsable et moins capable »,
explique-t-il. Issu d’une famille normale, Abdel-Rahmane est
le seul dans sa famille à être atteint de nanisme. C’est
vers l’âge de 6 ans qu’il s’est rendu compte que la taille
de ses copains de classe était différente de la sienne. Sa
mère ne pouvait lui expliquer pourquoi il était plus petit
que ses camarades et il ne cessait de lui poser la même
question : « Quand est-ce que je vais grandir ? ». Une
situation qui l’a poussé à se replier sur lui-même, à
refuser de sortir pour éviter les regards et les
commentaires de ses copains, et à quitter l’école en
cinquième primaire. Puis, il a compris que s’enfermer ou se
cacher n’était pas la bonne solution. Il s’est mis alors à
chercher du boulot mais personne n’a voulu de lui. « J’ai pu
seulement décrocher un rôle dans une pièce de théâtre, mais
ce n’était pas un travail permanent, de plus, c’est mal payé.
Pour trois mois de travail, je n’ai gagné que 50 L.E.
Jusqu’au jour où j’ai appris qu’un café venait d’ouvrir aux
Pyramides et recrutait des serveurs nains. Et donc, je n’ai
pas hésité à me présenter, on m’a recruté et je gagne 600
L.E. par mois », dit-il tout en ajoutant que, grâce à son
patron, il a réussi à s’intégrer dans la société, à se
sentir autonome et non pas comme un fardeau pour la société.
« Au début, beaucoup de gens venaient au café par curiosité,
comme ils le faisaient dans les cirques et les théâtres.
Certains restaient étonnés, d’autres s’approchaient de nous
pour nous toucher, car cela leur rappelait les contes de
fées. Mais d’autres jetaient des regards sarcastiques et
refusaient de nous donner un pourboire. Aujourd’hui, les
clients se sont habitués à notre présence et nous traitent
correctement », souligne sultan al-chicha.
Mais
pourquoi des serveurs nains ?
En
effet, tout a commencé lorsque Bassem Salem, guide
touristique et propriétaire du café, a vu un couple de nains,
qui marchait dans une rue à Alexandrie, poursuivi par des
gamins qui n’arrêtaient pas de leur lancer des pierres. Une
scène inhumaine que Bassem n’a pas oubliée en constatant que
ce couple était incapable de se défendre. « Est-ce de leur
faute s’ils sont nés de petite taille ? Tout le monde peut
donner naissance à un nain. Le nanisme, rarement héréditaire,
provient d’une déficience chromosomique causant des
malformations congénitales qui, toujours, inhibent la
croissance », souligne Bassem.
Le
problème réside donc dans le regard que portent les gens sur
les nains. Un regard d’étonnement, de gêne, d’inquiétude et
de dérision. « Mon objectif est de voir les personnes de
petite taille vivre et travailler en harmonie avec des gens
normaux et sans discrimination. Il est temps de changer les
stéréotypes courants qui donnent à penser que la réussite
est réservée en exclusivité aux individus beaux, grands et
forts. La preuve, il y a eu un nain célèbre dans l’histoire
de l’Egypte ancienne. Il s’appelait Seneb et a vécu au cours
de la cinquième dynastie. Il a été un haut fonctionnaire et
a porté plusieurs titres honorifiques », affirme Bassem, qui
pense aussi que notre société n’est pas adaptée à
l’existence de personnes de petites tailles.
En fait,
les équipements dans la ville, par exemple les distributeurs
de billets, les tourniquets du métro, les bancs publics, les
poignets de portes, les boutons d’ascenseurs, les voitures,
les panneaux indicateurs sont autant d’objets inaccessibles
pour eux. Dans les logements, il est aussi facile d’imaginer
toutes les difficultés d’une personne de petite taille pour
faire la vaisselle, placer des objets sur des étagères,
prendre sa douche, ou encore cuisiner. A l’école et au
travail, peu de mobiliers sont adaptés aux personnes de
petite taille. En fait, toute l’architecture de notre
société est conçue pour un homme de taille moyenne, par
rapport à une moyenne qui écarte toute différence.
D’où est
venue l’idée à Bassem d’ouvrir un café pour aider ces gens à
s’adapter et à vivre leur vie. Ici, le design est
particulier, les chaises et les tables sont basses et
conviennent à la taille des nains. Pourtant, tout n’a pas
été facile pour Bassem. Il a rencontré des difficultés à
former le personnel composé de six nains pour servir la
clientèle dont la majorité sont des jeunes. Mais, la
cuisine, c’est une personne de grande taille qui s’en
charge. Quant aux clients. « Question d’ambiance, il y en a
toujours et on passe d’agréables moments dans ce café
singulier. On est accueilli chaleureusement par ces serveurs
toujours souriants et attentifs », réplique Karim Moustapha,
étudiant à la faculté des lettres et un des clients. Et de
poursuivre : « Ils sont gais et sympathiques, et font tout
pour mener à bien leur tâche, même s’ils éprouvent quelques
difficultés à le faire. Ils ont souvent de l’humour et c’est
un bon moyen pour affronter le regard des autres. Il faut
donc essayer de les encourager au lieu de se moquer d’eux ».
Battant
comme Al-Masri
Mohamad
Al-Masri, un serveur qui mesure à peine 85 cm, a noté la
commande d’un groupe de jeunes qui vient de s’attabler. Il
se presse pour grimper sur une estrade afin d’atteindre les
verres de jus de fruits.
« Je
suis un homme de petite taille et j’en suis fier, car c’est
Dieu qui m’a créé ainsi », dit-il à qui veut l’entendre.
Contrairement à son collègue Abdel-Rahmane, Al-Masri a
depuis l’enfance trouvé sa place dans sa famille et s’est
senti bien accepté dans son environnement. « Je suis bien
dans ma tête. Et j’affronte quotidiennement le regard des
autres sans complexe », dit-il. Diplômé de la faculté de
commerce, Al-Masri est un battant. Il a su rendre le sourire
à tous ceux qui l’ont perdu à cause de leur petite taille.
Son visage aux traits doux et parfois durs donne à son
image, l’apparence d’un homme prêt à faire face aux
difficultés de la vie. Téméraire, Al-Masri a toujours su
faire face aux caprices du destin. Les maintes souffrances
qu’il a subies l’ont rendu plus solide encore. Il ne s’est
pas contenté de son travail au café et a créé une troupe
musicale qui anime des soirées et des anniversaires.
Pourtant, il lui arrive de ressentir un peu de
découragement, car il en a marre d’être ballotté d’un
endroit à un autre. Mais, sa plus grande fierté est de
gagner sa vie, malgré sa différence. « Ce n’est pas la
taille qui compte, c’est la volonté de bien faire. La petite
taille peut conduire la personne à vouloir vivre et être
heureux sous le regard des autres. Est-il possible d’être
accepté comme on est dans notre société ? Imaginons une
planète où être un nain serait la norme … », conclut
Al-Masri.
Chahinaz Gheith