Entre
l’Egypte et l’Angleterre, Hoda
Al-Sadda mène toujours une vie bien remplie.
Professeur des études arabes à l’Université de Manchester et
fondatrice du Forum de la femme et de la mémoire, elle jouit
de ses recherches scientifiques, historiques et féministes.
Féministe et fière de l’être
« Ah !
Que je n’aime pas voyager. Mais grâce à Dieu, cela s’est
bien passé et je me suis habituée ». Ainsi répond une voix
gaie, pressée mais accueillante au téléphone. Une intonation
rapide et sincère déclare que Hoda Al-Sadda, professeur des
études arabes à l’Université de Manchester et fondatrice du
Forum de la femme et de la mémoire, vient juste de rentrer
de son long voyage en Angleterre. Juste quelques semaines au
Caire pour fêter le printemps avec la famille et profiter
des congés de Pâques avant de repartir vers d’autres
horizons.
Mais
chez elle, bien à l’aise dans sa robe de Cachemire, portant
ses lunettes sur le nez, elle ne s’éloigne jamais de son
petit bureau sur lequel des tas de dossiers et un stylo sont
rangés soigneusement. Ici, elle continue à rassembler les
hypothèses, consulter ses ouvrages, rédiger ses notes,
reformuler ses idées et préparer son travail. Un aspect de
sa vie quotidienne ? Certainement, parce que Hoda Al-Sadda
est toujours cette femme sollicitée dans les activités et
les rencontres intellectuelles pour ses recherches
fouillées, ses propos encourageants et ses connaissances
académiques.
A la
Conférence internationale de la traduction tenue au début du
mois, elle a proposé une recherche sur la traduction et
l’instabilité du mot anglais « Gender » (genre) dans
l’histoire des textes arabes. « Selon le contexte culturel
de chaque pays arabe, le terme varie. Au Liban, beaucoup de
personnes utilisent Al-Gendra (un mot dérivé du terme
original), tandis que d’autres emploient Al-Genoussa (sexe)
ou encore le genre. Jusqu’à présent, les savants et les
chercheurs ne se sont pas mis d’accord sur la traduction
exacte », explique Hoda Al-Sadda. Car à travers ce terme
s’imposent différentes connotations sur les rapports
homme-femme, force ou faiblesse, soumission ou émancipation
dans la littérature féministe. Des thèmes sur lesquels Hoda
Al-Sadda s’adonne avec passion depuis une trentaine
d’années.
Alors
étudiante à la faculté des lettres, section anglaise, la
jeune Hoda profitait pleinement de ses études littéraires. «
J’étais une jeune fille qui avait de la chance. Mes parents
étaient des intellectuels qui éprouvaient une grande passion
pour la lecture en anglais. Nous avions chez nous une grande
bibliothèque. Avant même de commencer mes études
universitaires, j’avais lu presque toutes les œuvres
littéraires des romanciers et des poètes anglais. Pour cela,
je n’avais aucun problème à la faculté : tout me paraissait
déjà familier », se rappelle-t-elle.
Initiée
donc à la littérature et à la langue, Al-Sadda a poursuivi
ses études dans ce même domaine. Ce n’est qu’en préparant sa
thèse de doctorat que sa passion s’est dirigée vers d’autres
centres d’intérêts. « Par hasard, je suis tombée sur les
écrits d’Edward Saïd. A l’époque, il analysait le discours
des colonialistes adressé aux peuples colonisés. Ses notes
me paraissaient assez surprenantes, voire provocatrices. Il
a remarqué que généralement, les colonialistes décrivaient
les peuples soumis à leur pouvoir comme l’homme décrivait la
femme. Toutes les connotations de faiblesse, de protection
et de soin que l’homme déclare à la femme étaient utilisées
dans le discours colonialiste. De même, Saïd notait que les
pays du pouvoir attribuaient à certains autres une
qualification féminine. Cela est plutôt une histoire de
pouvoir que de sexe ». Une réalité qui a certainement choqué
la jeune enseignante de lettres anglaises et qui a
bouleversé sa vie. Ainsi Hoda Al-Sadda s’est-elle intéressée
à l’exégèse des discours et des énoncés.
Contrairement aux préjugées répandues sur les féministes,
Hoda n’est pas une femme qui a longtemps souffert de son
statut de femme ou qui a connu une crise avec l’autre sexe.
Elle demeure une femme avide de savoir et de recherche, sans
complexe. Mais avant de se lancer dans ce nouveau domaine,
il lui a fallu terminer son doctorat sur les poètes anglais
présents en Egypte pendant la deuxième guerre mondiale. « Je
voulais tourner la page et m’adonner à l’histoire du
féminisme. A l’époque, je pensais que ma thèse en
littérature anglaise était incompatible avec mon nouvel
intérêt pour le féminisme ». Mais peu à peu les liens
s’avérèrent évidents entre la littérature comparée et
l’histoire du féminisme dans la littérature anglaise, puis
arabe.
« Avec
mes collègues, nous nous sommes rapidement intéressés aux
discours féministes dans l’histoire de la littérature arabe.
Nous étions des chercheurs en littérature et en histoire :
Omayma Abou-Bakr, Imane Bibars et Hoda Al-Saadi sont
quelques noms que nous avons étudiés ». Leurs recherches et
leur assiduité au travail les ont menées à créer la
Fondation de la femme et de la mémoire. Une organisation qui
s’intéresse à poursuivre des recherches scientifiques et
académiques sur le féminisme, en particulier dans les pays
arabes. De plus, l’organisation s’intéresse à donner aux
étudiants et aux professeurs universitaires l’occasion de
profiter de son œuvre en faveur de l’enseignement. Et afin
de mieux créer un contact avec les gens ordinaires,
plusieurs activités culturelles sont régulièrement
organisées comme « les soirées de narration où l’on raconte
des histoires de femmes et de féministes et qui connaissent
un grand succès. C’est essentiel de s’intéresser à ces
formes de contact oral, simple et populaire »,
précise-t-elle.
Outre
ses activités culturelles, plusieurs publications ont été
signées par Hoda Al-Sadda. Aujourd’hui, cette féministe et
chercheuse déclare que « pour ne pas s’éloigner de
l’Occident, on va élaborer un projet de traduction vers
l’arabe consacré aux articles et théories féministes parus
au cours du siècle. Ce sera une série d’ouvrages dont la
première édition est en cours de préparation ». Un deuxième
projet est en cours : une bibliothèque électronique pour les
ouvrages féministes arabes.
Le nom
de Hoda Al-Sadda est impliqué dans plusieurs missions des
mouvements activistes et des revues culturelles. Pour cela,
il lui suffit de croire au rôle de chaque mission et en son
efficacité. Ce qui ne l’a pas empêché de démissionner du
Conseil des droits de l’homme. « J’ai été nommée, comme
beaucoup d’autres, membre du conseil sans le savoir. Mais
petit à petit, j’ai remarqué que le conseil n’était pas un
organisme indépendant et je me suis méfiée du rôle que l’on
voulait m’y faire jouer. Alors j’ai laissé tomber »,
annonce-t-elle sans ménagement. Mais de nombreuses activités
et responsabilités occupent toujours Hoda Al-Sadda, en
voyage comme chez elle.
« Celui
qui a créé l’Internet doit aller au paradis », lance-t-elle
les yeux remplis de gratitude. « Grâce à cette grande
évolution, je continue à suivre tout ce qui se passe, que je
sois en Egypte ou en Angleterre ». Quant au Forum de la
femme et de la mémoire, Al-Sadda assure que sa « structure
de travail est loin d’être compliquée. Il existe une vraie
flexibilité et une interaction entre les membres. Au fil des
années, l’organisation a vu de grands changements au niveau
des participants qui vont et viennent sans jamais perdre
notre objectif essentiel ». L’association, qui a débuté avec
cinq personnes, en comprend aujourd’hui plusieurs centaines
de chercheurs, traducteurs ou simples participants.
A
Manchester, Al-Sadda n’est jamais loin de sa passion. « Ce
qui m’a encouragé à voyager c’est le fait d’enseigner les
études arabes et les textes féministes du Moyen-Orient. En
plus, je supervise des projets académiques et des recherches
dans ce même domaine. C’est là ma joie personnelle ». Plus
de facilités et de moyens sont fournis aux étudiants et aux
professeurs qui favorisent les recherches, les exposés et
les études : une bibliothèque ouverte à tous, des liens
étroits entre les membres et la liberté d’aborder tout thème
possible.
Entre
Manchester et Le Caire, l’emploi du temps de Hoda Al-Sadda
est rarement inoccupé. « Je ne peux pas rester dans
l’oisiveté. Je croyais qu’après de longues années de
travail, je pourrai avoir un rythme plus lent et plus
tranquille. Mais j’aime profiter de mon temps libre pour
apprendre davantage ». Hoda Al-Sadda ne se lassera
probablement jamais d’apprendre, de lire, de rechercher et
de fouiller un peu partout. Accro au travail : le terme
n’est pas trop fort pour désigner cette femme engagée. Mais
Hoda a su tout le temps faire l’équilibre nécessaire entre
sa vie personnelle et son travail. Elle rejette l’idée qu’un
seul de ces deux côtés ait pu réussir au détriment de
l’autre. « C’est une question de priorité. Mes enfants sont
la chose la plus importante de ma vie. J’ai pris deux ans de
congés pour pouvoir les soigner quand ils étaient encore
petits. Quant à mon mari, il suffit de dire qu’avec un petit
peu d’aide et de coopération, tout se passe bien sans aucune
complication. Dieu nous préserve de tout problème »,
rit-elle tout en se méfiant du mauvais œil.
Activiste, féministe et intellectuelle, elle se sent fière
et pleine d’espoir. « C’est comique tout ce qui se passe à
travers cette polémique sur les femmes juges. Les prétextes
soulignés pour empêcher les femmes d’exercer ce métier sont
les mêmes qu’on entend depuis cent ans ! Au début du siècle,
les filles qui voulaient joindre la faculté de médecine ou
de polytechnique devaient lutter contre les opinions
générales qui pensaient que ces études et ces métiers
étaient trop exhaustifs et difficiles pour convenir à la
nature des femmes », explique-t-elle avec un ton sarcastique
avant d’ajouter que « le lexique de protection, de soin et
de secours qu’on emploie souvent vis-à-vis des femmes est
presque le même que celui que Lord Cromer a employé en
parlant de nous, les Egyptiens. C’est affreux ! ».
Elle se
rappelle d’un article signé par Nabaweya Moussa. « Elle
voyait que les métiers prestigieux étaient toujours
qualifiés comme difficiles et très éprouvants. Pourtant,
personne ne parle jamais de la femme qui travaille comme
vendeuse de légumes et qui reste toute une journée dans le
froid dans la rue, ni a-t-on parlé des infirmières dont le
travail exige un grand effort », souligne Al-Sadda sans
jamais perdre l’espoir que bientôt, en Egypte, les femmes
aussi deviendront juges. Elle est consciente que le
changement aura lieu prochainement. « C’est la nature des
choses ».
May
Sélim