Choubra
Melless.
Depuis
l’effondrement de l’industrie
du
lin
qui faisait
sa fierté, le
chômage fait rage
dans ce
village du Delta. Les
jeunes
n’ont de rêve
que de
prendre une
barque pour
l’Europe au péril de
leur vie.
Reportage.
L’appel
des sirènes
A
Choubra
Melless, un village
du
gouvernorat de Gharbiya
à deux
heures du
Caire, les
jeunes hommes
dans les rues
sont, pour la
plupart,
habillés à la mode (un
jean et un tee-shirt). La Galabiya
(habit traditionnel
porté à
la campagne)
n’est
désormais portée
ici que
par les hommes
âgés. On
s’aperçoit rapidement
que les terrains
cultivés
sont plutôt
rares,
ce qui
n’est pas
habituel dans les
autres villages. Les cafés se
propagent
dans la ville
et sont
toujours
occupés par des hommes de
différents
âges, le jour et beaucoup plus
que le soir.
Ce village,
dont les habitants manifestent
certains
signes de
richesse,
est pourtant
frappé par le
chômage après
l’effondrement de la culture
du lin
et de l’industrie
du textile. En
effet, cela
fait 3 ans
que cette
activité, qui
absorbait plus de 90 % de la
main-d’œuvre
du village et
attirait
même de la main-d’œuvre
des villages avoisinants,
est presque
morte après la
vente de 30
usines à un
investisseur
saoudien.
Ces usines
œuvraient
dans la fabrication et
l’exportation
du lin.
Mais
l’investisseur saoudien a
décidé de
fermer les usines et de
mettre la
plupart de ses
ouvriers à
la retraite
anticipée. « Autrefois,
notre village
était
surnommé l’Arabie
saoudite de
Gharbiya, car tout le monde y
trouvait un
boulot. Ici,
le lin
passe par plus de 100
étapes
depuis sa culture
jusqu’à son exportation. Il y a
l’agriculteur qui le
cultive, les
ouvriers qui le
récoltent et
l’assemblage des
tiges car
c’est la seule
plante qui
ne peut
être
récoltée que
manuellement, les chauffeurs des
camions qui le transportent des
gouvernorats
voisins aux
usines, et bien
sûr les fabricants de
lin, cette
matière qui,
d’ailleurs,
entre dans
plusieurs productions, et
enfin, on
trouve les exportateurs
et les sociétés qui en font le
marketing. Et tout le monde gagnait
bien sa
vie », explique
Mamdouh
Abdel-Khaleq Sarhane,
agriculteur et
exportateur de
lin. Il
ajoute que les
citoyens de son village
menaient
une vie de luxe
avant la
vente de la société, et
le salaire
journalier d’un simple ouvrier
pouvait
atteindre les 150 L.E., et c’est
pour cela
que les bâtiments et les
magasins de
ce village ont
cette
apparence de luxe.
Cela
dit, les
ouvriers des usines de
lin
manifestent
depuis un mois
devant le
siège de l’Assemblée
du peuple
au Caire pour
réclamer
leurs droits financiers
à
l’investisseur saoudien,
qui les a obligés
à la
retraite contre
une
indemnité de 40 000 L.E. pour
chacun d’eux.
Mais en
dépit de son accord avec la
ministre de la Main-d’œuvre,
Aïcha
Abdel-Hadi, il
n’a pas
versé jusqu’à
maintenant la
totalité de
cette somme
aux ouvriers.
Une
déprime qui
pousse à la mort
Tout
d’un coup, le village s’est
retrouvé
livré au chômage, la
criminalité a
commencé à
apparaître
: les vols et le
trafic de drogue
s’y sont
répandus. «
Maintenant, les
jeunes ne
trouvent plus de
boulot.
Ils sont
déprimés et
perdent tout espoir »,
explique Am
Sayed, marchand. Face
à cette
situation, les jeunes
partent. La solution pour
eux c’est
l’émigration clandestine
vers le sud
de l’Europe.
C’est ainsi
qu’au cours
des trois
dernières années, un
grand nombre de
jeunes et
d’adolescents, même
âgés de 13 et de 14
ans, sont
partis à
bord de
barques vers
l’Italie.
Ils
sont l’appât
d’une mafia de
passeurs. La
dernière de
ces tentatives
était il
y a deux
semaines, lorsque 25
jeunes
hommes et adolescents sont
partis du
village pour émigrer
clandestinement en
Italie à
travers la
ville méditerranéenne de
Rachid (Rosette),
mais le bateau a
coulé,
trois des passagers
ont trouvé
la mort, dont un enfant de 14
ans, et
certains sont
portés
disparus. En fait, les courtiers
d’immigration clandestine ont
trouvé à
Choubra
Melless un lieu fertile
pour leurs transactions
suspectes.
Plusieurs jeunes
du village
ont réussi
à
s’installer à
l’étranger
et à
bien gagner
leur vie et
ils sont
rentrés à
leur village pour
bâtir des
maisons luxueuses et se
marier. «
J’ai tenté
plusieurs
fois d’émigrer
clandestinement
: une
fois à
travers la
Libye et une
autre à
travers le
Liban jusqu’à la
Syrie en passant par la
Turquie et
puis la Grèce et en
arrivant
enfin en France. Après 11 ans
de travail et de
souffrance,
je suis
rentré avec
une bonne
somme
d’argent », raconte
Walid
Mahmoud qui, malheureusement,
depuis son
retour, n’a pas
réussi à
trouver un
emploi et pioche
dans ses
économies.
Ces exemples de
réussite
ont encouragé les
jeunes du
village et les adolescents
à faire tout
leur possible pour
partir et
réaliser leur
rêve. «
Cela fait 3
ans que
j’ai fini
mes études.
Depuis, je
ne
fais
que travailler avec
mon père
dans son petit café.
Je touche
5 L.E. par jour, une
somme
qui ne
suffit même pas pour
acheter un
paquet de cigarettes. Pourquoi
alors
rester dans
cet état
misérable
? Si
je pars, peut-être
que je
pourrai faire
quelque chose de ma vie,
je connais
plusieurs qui
sont partis
et revenus avec
une fortune », lance Ahmad
Abdallah, qui
affirme ne
pas craindre la mort qui
ne sera,
selon ses
dires,
peut-être pas différente
de la vie insignifiante
qu’il mène.
Et nombreux
sont ceux
qui ont
essayé et échoué
plusieurs
fois à
s’enfuir,
mais pour eux,
il ne
faut jamais
perdre
l’espoir. « Ma troisième
tentative était la
semaine
dernière, où
j’étais
censé prendre
ce
bateau qui s’est
noyé, mais
le manque
d’argent m’a
retardé, et
malgré cette catastrophe,
j’attends encore
l’appel du
courtier pour partir »,
dit Ismaïl
Hussein, en racontant
qu’il a 38
ans, qu’il
est encore sans travail et
que, du
coup, il
est incapable de se marier.
« Jusqu’à
quand vais-je
attendre
? Mon seul
espoir
est de
partir à
l’étranger par
n’importe
quel moyen et
quelles que
soient les
conséquences », ajoute-t-il.
A la
solde des
trafiquants
Le
départ des adolescents qui
n’ont pas
atteint les 15 ans
reste un
phénomène
intriguant à
Choubra
Melless. «
Je suis
propriétaire et
conducteur d’un camion.
Après la fermeture des
usines de textiles,
je ne
trouve plus
rien à transporter,
ce
qui m’a
rendu incapable de payer la
somme mensuelle
du crédit
que j’avais
empruntée pour
acheter le
véhicule, et maintenant,
je suis
menacé de prison.
Si mon
enfant part à
l’étranger,
il sera traité
humainement, car
leurs
gouvernements offrent aux
enfants
tous les moyens
humanitaires de vie :
ils sont
pris dans
des écoles
où ils
poursuivent
leurs études et
apprennent un métier, et
lorsqu’ils
atteignent 18 ans, les
autorités
légalisent leur situation
et leur
procurent les documents
nécessaires leur
permettant d’être des
résidents
légaux. Ne
trouvez-vous pas
donc que
je lui
fournis
ainsi un futur qui
est beaucoup
mieux que
cette vie de
misère
? »,
explique Sayed
Ibrahim. Pour plus de
facilité, les courtiers
et les
intermédiaires ne
prennent pas
tous les
frais qui atteignent 50
000 L.E. à la
fois. Ils
commencent par
toucher 5 000 L.E. Le
reste de la
somme doit
être versé
le jour où le client, après son
départ, assure
sa famille
de son arrivée au pays de son
choix.
C’est ainsi
que la
plupart des familles
ont vendu
leurs
maisons, leurs
terres ou
même ont
emprunté de
l’argent pour collecter
la somme avec
l’espoir — et
pourquoi pas la
conviction ? —
que
leurs fils
pourront
travailler, faire une
fortune et envoyer beaucoup
d’argent. Un
rêve que
ces
villageois ne
lâcheront pas
tant que
chômage et
pauvreté persisteront.
Sabah
Sabet