Famille.
Etre le
plus âgé des frères est souvent synonyme d’autorité et de
pouvoir. Un rôle, ou plutôt
un destin,
imposé par les traditions dans certaines régions d’Egypte.
Toute une éducation le prépare à cette mission, même si
parfois il n’est pas à la hauteur.
Le règne
imposé de l’aîné
Son
père ne cesse de lui répéter : « Tu es mon successeur, tu es
le chef de la famille, c’est toi qui va t’en occuper lorsque
je disparaîtrai de ce monde ». Des paroles qui n’ont pas
cessé de résonner dans la tête du petit Waël. Après la mort
de son père, il s’est donc mis dans sa peau. A 20 ans, il a
commencé à porter des tenues classiques, à parler comme un
adulte et à s’imposer dans la famille. Il véhicule les mêmes
idées que son père et suit même ses principes. Sa mère ne
peut plus sortir sans son autorisation, même pour rendre
visite à son oncle. Plus tard, il apprendra à conduire pour
mieux remplir sa mission de chef de famille. Même sa sœur,
qui a une forte personnalité, ne peut s’empêcher de lui
demander son avis. Et lorsque Omniya, sa sœur, plus jeune
que lui, a décidé de se marier, c’est lui qui a conclu cette
union. Lors de la signature du contrat, ses oncles se sont
révoltés contre sa mère car c’est Waël qui a été choisi
comme tuteur. « Comme s’il n’y avait pas de grand dans la
famille », s’insurge Amr, l’oncle maternel, ingénieur de 65
ans. Et lorsque Waël a décidé de se marier, il ne s’est pas
détaché de ses responsabilités. Il a meublé une pièce dans
sa nouvelle maison pour que sa mère s’y installe. « Mes
sentiments envers lui sont contradictoires. Je le déteste
parfois quand il s’immisce dans les détails de ma vie, je le
trouve trop autoritaire. Ses conseils m’étouffent. Mais
lorsque je reste seule à réfléchir, je vois qu’il y a de la
sincérité dans ses propos et je suis malgré moi ses conseils.
A une certaine époque, je le suivais comme une ombre et
j’imitais ses moindre gestes. J’ai essayé de lui ressembler,
mais en vain. Il reste le maître comme si c’était la loi de
la nature », s’insurge Omniya, 35 ans, ingénieur et mère de
4 enfants, exprimant à la fois sa fureur et son amour pour
son grand frère.
Selon le scénariste Mohamad
Safaa Amer, connu pour ses œuvres artistiques concernant les
traditions dans les sociétés rurales et surtout en Haute-Egypte,
le frère aîné au sein de la famille égyptienne
traditionnelle a toujours occupé une place privilégiée, il
est le successeur de son père et le grand de la famille. «
C’est un héritage culturel et le résultat évident du partage
des rôles dans la famille », avance Amer qui s’est appuyé
sur cette culture dans ses œuvres. Son feuilleton Al-Doë al-chared
(la lumière hagarde), qui a rencontré un grand succès, narre
l’histoire d’une famille de Haute-Egypte où le fils aîné
joue le rôle du chef, gérant les biens de la famille tout en
déterminant son sort. Il a le dernier mot en ce qui concerne
le mariage, l’éducation, les transactions de la famille et
tout le monde le respecte. « Les sociétés saïdies semblent
être les gardiennes des traditions. C’est là où l’on tient à
respecter des coutumes qui tendent à disparaître dans les
grandes villes. Ainsi, le partage des rôles est encore
omniprésent et toujours dicté avec bon sens dans le Saïd. Là-bas,
j’ai vu des mères embrasser les mains de leurs fils aînés et
vice-versa comme signe de respect mutuel », avance Amer.
L’exemple à suivre
Ce fils aîné est surnommé «
al-kabir » (le grand) dans ces régions. Grand en âge et en
prestige. Le dauphin, l’héritier légal du pouvoir après le
père, une culture qui semble être nourrie par certaines
religions célestes nées sur les deux rives du Nil. Le
judaïsme, par exemple, offre la plus grande partie de
l’héritage au fils aîné. L’islam, à son tour, a donné au
plus grand des frères le droit de gérer les biens et les
affaires de ses frères en cas de décès du père, le grand-père
et la mère en sont exclus. C’est pourquoi certaines familles
veulent éduquer leurs fils aînés de manière à ce qu’ils
puissent prendre la place du père et jouer le rôle du «
grand ». Des familles qui n’hésitent pas à leur fournir une
éducation différente des autres frères et sœurs. Amin, 45
ans et aîné de sa famille, se souvient de la raclée qu’il a
reçue de son père quand il a échoué en première année
d’université. Car pour le père, Amin devait donner le bon
exemple à ses frères et sœurs. Mohamad, 66 ans, se justifie.
« J’ai été très sévère avec mon fils aîné bien plus qu’avec
les autres. J’estimais qu’il devait être l’exemple à suivre.
Pour moi, c’est le protecteur de mes biens », se souvient
Mohamad, un père de famille. Il se peut que l’aîné ne soit
pas le plus intelligent, mais le fait d’être plus âgé
l’autorise à gérer tous les problèmes de la famille. « Etre
le grand n’est pas un choix, mais plutôt un sort. Dès son
plus jeune âge, je le préparais à occuper ma place et
protéger la famille plus tard. Il a fallu l’éduquer pour
faire face à ce destin », poursuit Mohamad qui a été obligé
d’arrêter ses études universitaires lorsque son père est
tombé malade, afin de s’occuper de son imprimerie et
subvenir aux besoins de ses petits frères.
Que ce soit en Haute-Egypte
ou dans les quartiers populaires du Caire, le frère aîné
occupe une place particulière à la tête de la famille. Cela
lui garantit un certain pouvoir dans le petit royaume en lui
permettant de s’immiscer dans la vie de ses frères et
surtout de ses sœurs. Aliya, 50 ans, se rappelle que son
frère lui a servi de garde du corps. Il n’a pas hésité à
donner une correction à son voisin qui a osé la draguer
alors qu’elle rentrait de l’école. Par la suite, elle ne
pouvait plus sortir sans être accompagnée par ce despote,
bien que son âge à l’époque n’ait pas dépassé les 10 ans.
Mais la sociologue Nadia
Radwan estime qu’aujourd’hui l’image du grand frère qui
soutient et parraine sa sœur socialement et économiquement
en cas de besoin est dans un certain sens en train de
disparaître. Les valeurs ont tendance à se perdre. Le frère
aîné s’est détaché de son rôle tout en se contentant de
commander et d’intervenir dans la vie de ses sœurs.
Celles-ci sont appelées à s’occuper des besognes ménagères
et à le servir. Un pouvoir renforcé par les mères, qui
accentuent chez le fils aîné ce statut de chef de famille. «
Mon frère s’intéresse aux moindres détails de ma vie. Il se
permet de fouiller dans mon sac, censure les messages de mon
portable, contrôle les appels que j’ai reçus. Et cela sans
compter les conflits qui se déclenchent si je rentre tard le
soir ou si je porte quelque chose qui ne lui plaît pas »,
explique Maha, 20 ans, qui lutte pour obtenir sa liberté.
Sara, 18 ans, cherche aussi à tout prix à obtenir son
indépendance. « Mon frère est très protecteur, il
m’accompagne partout, pour payer les frais de l’université,
pour assister à l’anniversaire d’une de mes camarades ou
bien pour faire des achats au supermarché. J’apprécie de
tels égards mais je sens qu’il efface ma personnalité ». Et
ce qui aggrave la situation est que certaines familles
offrent au grand frère une grande marge de liberté en ce qui
concerne les affaires des sœurs. Noha, 22 ans, étudiante à
la faculté de pharmacie, confie que son frère qui n’a pas pu
obtenir le même pourcentage au bac semble ne l’avoir pas
accepté. Pour lui redonner confiance en lui-même, les
parents le laissent intervenir dans la vie de sa sœur. Un
moyen de lui donner du prestige. « Il peut arriver à
l’improviste à l’université pour s’assurer de ma conduite.
Je suis allée me plaindre à mon père qui n’a pas réagi »,
raconte Noha. Les frères aînés ont aussi leur mot à dire
pour se défendre. « Si je suis ma sœur partout, c’est parce
que je comprends la mentalité des gens et ce qu’ils disent à
propos des filles. Je ne veux pas que quelqu’un touche à sa
réputation ou parle mal d’elle. Mais cela ne m’empêche pas
de l’aimer », avance Waël, frère de deux sœurs.
Entre amour et colère, ce
sentiment envers ce frère aîné est assez singulier. Un frère
aîné restera toujours synonyme de protection et de chaleur.
Imane, 26 ans, mariée et mère de deux enfants, prépare
actuellement ses documents pour partir au Canada rejoindre
son frère après la mort de ses parents. Elle a déployé de
grands efforts pour convaincre son mari de prendre cette
décision. « Mon grand frère est mon support. Je suis ses
traces n’importe où. Qui pourrait me soutenir mis à part lui,
en cas de problème avec mon mari ? Celui qui n’a pas de
grand frère doit le chercher, même s’il doit aller à l’autre
bout du monde », conclut Imane.
Dina
Darwich