Dans le quatrième de la série des dix papyrus,
Mohamed Salmawy raconte un
épisode de l’épopée de la grande pyramide de Khoufou et
l’histoire de son architecte bien-aimé Hémiounou.
Les
tristesses de Khoufou et la malédiction du magicien
Depuis
plus de 4 500 ans, le grand pharaon d’Egypte Khoufou,
deuxième pharaon de la IVe dynastie, gravit le plateau élevé
de Guiza sur la vallée pour inspecter les travaux de son
imposante pyramide, destinée à devenir une des merveilles du
monde tout au long de l’Histoire de l’humanité.
La base de la pyramide
était terminée. Khoufou la contempla. Il ne pouvait
discerner l’autre extrémité à cause de l’énorme distance qui
les séparait. La superficie du chantier recouvrait plus de
12 feddans, dans lesquels s’y trouvaient des milliers
d’ouvriers de construction parmi les plus talentueux.
Ils travaillaient tous avec
énergie et ardeur pour une noble cause. Ils désiraient
éterniser Khoufou, le dieu pharaon, agissant comme tout
croyant pour le dieu auquel il croit. Ils savaient que
rendre le pharaon éternel était par le fait même rendre son
peuple éternel. Participer à la construction de ce monument
était la garantie pour tous de se déplacer en compagnie de
Pharaon en toute quiétude et en toute paix vers l’autre
monde. Ainsi jouiraient-ils de l’éternité aux côtés de leur
roi.
Khoufou éleva son regard et
s’imagina le sommet de la pyramide qui était destiné à
demeurer pour de longs siècles non seulement le plus haut
sommet de la terre, mais également le premier point à
recevoir les rayons du soleil tous les matins.
Il faisait bon en ce beau
jour de printemps. Khoufou ressentit la bénédiction du dieu,
pourtant, un nuage sombre apparut à l’horizon et il eut
comme un pressentiment qui lui déplut.
Khoufou demanda après
Hémiounou, le chef architecte, qui avait dessiné les plans
de la pyramide. On lui apprit qu’il était décédé le matin
même. Le roi s’écria en entendant cette nouvelle : « Non pas
Hémiounou ! ». Il ne put contenir sa douleur et il s’écroula
au-dessus d’une pierre. Une des personnes de la cour se
précipita vers lui en portant un siège, mais il leur fit un
signe de la main pour qu’ils s’éloignent en disant : «
Laissez-moi seul un moment ». Le grand pharaon, dans toute
sa majesté, ne voulait pas qu’on le voie les yeux en larmes.
Hémiounou était le fils du
ministre Néfermaât, parent de Khoufou. A la mort de son père,
le pharaon l’avait désigné également ministre malgré son
jeune âge, parce qu’il l’aimait beaucoup et qu’il avait foi
en son génie. N’était-ce pas lui qui avait transformé la
forme de la première pyramide édifiée du temps de Snéfrou,
père de Khoufou ? Il jouissait d’une énergie intarissable et
ne cessait d’arpenter le chantier dans tous les sens,
gravissant avec détermination, malgré sa corpulence, les
gigantesques pierres, afin de communiquer ses directives aux
ouvriers de construction. Il avait également un cœur tendre
qui le poussait à défendre la cause des ouvriers en incitant
Pharaon à satisfaire leurs besoins en nourritures et en
vêtements. Pharaon fit construire pour toute la main-d’œuvre
de la pyramide une cité parfaitement équipée et destinée à
les héberger non loin du chantier pour leur servir d’abri et
assurer leurs besoins durant toute la période des travaux.
Il y avait là plus de 5 000 ouvriers réguliers sur le
chantier. Toutefois, lorsque les eaux de la crue du Nil
submergeaient les terres agricoles, plus de 20 000 paysans
gravissaient également le plateau pour subvenir à leurs
besoins vitaux en travaillant à la construction de la
pyramide et jouir des grands avantages que ce projet
gigantesque présentait. Certains citoyens demandaient à y
travailler bénévolement et en guise de récompense, on leur
donnait des tombeaux gratuits à côté de la pyramide même du
Pharaon.
La pyramide de Hémiounou
dépassa de loin celle de Snéfrou, en planification et en
dimensions. Ainsi, Snéfrou, le fondateur de la IVe dynastie,
avait été le premier constructeur de la pyramide dans sa
forme actuelle. Auparavant, durant la IIIe dynastie,
prédominait la pyramide à degrés. Snéfrou avait d’ailleurs
érigé plus d’une pyramide au cours de son règne qui dura 24
ans. Une preuve du peu de véracité des histoires divulguées
par certains égyptologues du XIXe siècle concernant la
construction des pyramides qui, selon eux, duraient des
dizaines d’années de servage et d’esclavage continus.
Snéfrou bâtit sa première
pyramide à Meidoum, près de Fayoum, dans un style qui
regroupait la pyramide à degrés et la pyramide lisse. Cette
pyramide était attribuée de manière erronée à son père Houni,
dernier pharaon de la IIIe dynastie. Snéfrou se déplaça
ensuite à Dahchour, où il construisit la première pyramide
sous sa forme connue actuellement. Toutefois, les
constructeurs des pyramides furent obligés de modifier son
angle afin qu’il ne s’élève pas plus qu’il ne fallait
faisant écrouler son sommet comme cela avait eu lieu avec la
pyramide de Meidoum. A cause de ce changement, la pyramide
fut éventrée, ce qui n’était pas pour plaire à Snéfrou, qui
s’attela à la construction d’une nouvelle pyramide achevée
de son vivant et connu sous le nom de la pyramide rouge. Il
fut enterré au sein de cette pyramide alors que personne ne
le fut à l’intérieur de la pyramide rhomboïdale qui demeura
vide. Néanmoins, elle a survécu comme l’un des monuments
pharaoniques les plus originaux et les plus beaux.
Lorsque khoufou prit les
rennes du pouvoir à la suite de son père, il s’attela
aussitôt à la construction de sa pyramide. Haminou avait
choisi un nouveau site sur un plateau élevé s’étendant au-dessus
de la vallée et éloigné des eaux de la crue. Il avait
également dessiné les plans. L’idée plut à Khoufou. Et comme
Snéfrou avait transféré de Meidoum à Dahchour, Khoufou
s’était déplacé, lui, de Dahchour à Guiza. Bien que son
règne ne dépasse que d’une seule année celui de son père, il
ne construisit qu’une seule pyramide. Il savait que ce
monument majestueux suffirait à éterniser son nom jusqu’à la
fin des temps comme ne le ferait aucun autre sorti des mains
de l’homme.
Mais voilà que ce monument
gigantesque, dont l’humanité n’avait vu de pareil,
commençait à s’élever au-dessus de la vallée au moment où
Khoufou venait de perdre son bien-aimé qui avait participé à
la création de ce miracle.
Ayant maîtrisé quelque peu
son émotion, Khoufou convoqua les maîtres maçons et leur
demanda la raison de la mort de Hémiounou. Ils l’informèrent
qu’il était mort après avoir été écrasé par une énorme
pierre. Khoufou ne put dissimuler alors sa peine. Il
s’effondra et laissa couler de chaudes larmes en disant : «
Il est mort alors qu’il construisait ma pyramide ». Il
ordonna ensuite qu’on lui bâtisse un tombeau à côté de sa
pyramide. Il demanda également que le cérémonial
d’embaumement et d’enterrement soit égal à celui des
souverains et des hauts dignitaires. Il convoqua par la
suite le grand sculpteur et lui demanda une statue de
Hémiounou en grandeur naturelle pour qu’il ait la latitude
de se le représenter à chaque fois qu’il se sentait en
manque de lui. Aujourd’hui, cette statue en chaux est l’une
des plus belles pièces du musée Haldzahaim en Allemagne,
alors qu’il ne reste de Khoufou qu’une minuscule statuette
en ivoire pas plus grande qu’un annulaire et qui se trouve
au musée égyptien.
Les années passèrent et la
grande pyramide fut achevée. Elle était recouverte de chaux
blanche comme l’avait désiré Hémiounou, et sur son sommet se
trouvait un pyramidon en or qui recevait les rayons du
soleil et les répandaient depuis son plateau élevé aux
différents recoins de la terre noire, celle de Kemet, la
terre de l’ancienne Egypte.
Ainsi, l’histoire de
l’architecture se transforma de par le monde avec ce
monument gigantesque qui surpassa de loin les autres
pyramides, les ayant précédées et suivies, et dont le nombre
s’élève à plus d’une centaine. Cependant, la tristesse de
Khoufou pour Hémiounou ne tarit pas. Son fils aîné Khafré
s’imaginait que la joie de l’achèvement de la pyramide aller
faire oublier à Khoufou ses peines pour ce fils qu’il
considérait comme le sien. Mais cela ne fut pas le cas. En
effet, à chaque fois que Khoufou grimpait sur le plateau
pour contempler ce miracle architectural unique en son genre
et qui devint le symbole de l’Egypte depuis, il se souvenait
de ce jeune homme plein d’énergie et de génie, au visage
souriant et au corps proéminent qui ne cessait d’arpenter
les lieux parmi les ouvriers et les maîtres maçons.
Dans un ancien papyrus
connu aujourd’hui sous le nom de papyrus de Westcar acheté
par un amateur étranger et retrouvé plus de 4 400 ans après
la mort de Khoufou, les hiéroglyphes racontent que Khoufou,
lorsqu’il avait pris de l’âge, s’installait dans son palais
noyé dans ses peines. Alors, ses trois enfants Khafré, Baouf
Raa et Djedal Hour organisèrent une grande cérémonie en
l’honneur de l’achèvement de la pyramide. Ils firent venir
des chanteurs, des musiciens et des magiciens pour distraire
leur père rongé par la tristesse. On entendait la musique de
la harpe inventée par les Egyptiens, incitant au rêve et les
sons languissants du double nay qui n’existait qu’en Egypte
accompagnés des voix des conteuses et des chanteuses qui
récitaient les plus beaux poèmes :
Je passe devant la porte de
mon bien-aimé
et la trouve barricadée.
C’est le soir.
Je frappe à la porte, mais
personne
ne répond
Je vais égorger un taureau
Comme offrande pour le
cadenas
Une gazelle pour le pas de
la porte
Et une oie pour son manche.
Nos meilleurs taureaux
Je les présenterai à nos
frères, les menuisiers
Afin qu’ils fabriquent un
cadenas en osier
Et une porte en bambou.
Ainsi, l’amoureux
trouverait à son arrivée
La porte du bien-aimé
ouverte
Et le bien-aimé n’ayant pas
disparu.
Puis les voix des
chanteuses baissaient pour
laisser monter celle des
chanteurs :
J’ai vu à travers la porte,
l’ombre du bien-
aimé.
C’est le matin.
Sans un mot, il dit :
Voilà des années que tu
frappes à la porte
Ce n’est pas ma demeure,
mon chéri
C’est le repos du corps
affaibli
Mais, là-bas, mon âme en
attente,
Te rejoindra en un jour
précis
Où tu n’auras plus à
frapper aux portes.
Puis vint le tour des
magiciens. Le fils cadet de Khoufou, Djedaf Hour, vit venir
deux magiciens qui allaient présenter leurs performances
devant le roi. Le premier, nommé Téta, était égyptien, et le
second était persan.
Chacun d’entre eux fit de
son mieux pour surpasser l’autre en offrant des
représentations hors du commun. Téta coupa la tête d’une oie
qu’il posa d’un côté de la salle où Khoufou et ses fils
étaient installés, puis il posa le corps sur l’autre côté là
où se trouvaient les musiciens et les poètes. Dès qu’il se
mit à réciter certaines incantations, le corps de l’oie se
releva et se dirigea vers l’autre côté et récupéra sa tête
devant une assemblée médusée. Aussitôt, l’oie reprit vie et
se mit à clamer Khoufou, le plus grand des pharaons :
O combien heureux ce jour
Le ciel et la terre vivent
une joie sans nom
Parce que tu es le maître
de Kemet, notre
pharaon
Les sans-abris sont revenus
chez eux
Ceux qui se sont enfuis ont
retrouvé leurs
villes
Et les affamés se sont
rassasiés.
Les assoiffés se sont
abreuvés
Les dénudés ont porté des
vêtements tissés
Les prisonniers ont été
libérés
Les enchaînés ont été
libérés.
O combien heureux ce jour
Le ciel et la terre vivent
une joie sans nom
Parce que tu es le maître
de Kemet, notre
pharaon.
Lorsque le deuxième
magicien vit ce qu’avait réalisé son collègue, il voulut le
surpasser. Il demanda aussitôt qu’on lui emmène un homme
pour lui couper la tête et le faire scander le nom de
pharaon.
A ce moment, Khoufou en
colère, leva sa main. Et aussitôt, le magicien arrêta ses
sorcelleries. Le pharaon lui dit : « Tu es sûrement le
Persan, l’Egyptien ne peut en aucun cas couper la tête d’un
homme pour plaire à un souverain ».
Le magicien dit : « Il
acclamera pharaon en des mots encore plus puissants que ceux
prononcés par l’oie ». Khoufou répondit : « La vie d’un
homme est plus belle et plus précieuse pour moi que les plus
beaux poèmes. Arrête donc ta magie noire ! ». Le magicien,
rempli de rancœur, fut secoué par une colère fébrile et
violente en essuyant cette défaite devant le magicien
égyptien. Il perdit tout contrôle sur lui-même. Il dit à
Khoufou : « Vous êtes un peuple qui jetez à l’eau avant la
crue tous les ans une vierge innocente. Ne parlez donc pas
de la valeur de la vie humaine ». Khoufou se moqua de lui en
disant : « C’est ce que vous imaginez dans votre pays ?
Combien vous êtes ignorants ! ». Le magicien répliqua : « Ce
sont les mœurs de votre pays qu’on connaît partout ». Le
pharaon corrigea : « Ce que nous jetons à l’eau tous les ans
n’est qu’une poupée en bois, sans vie. La cérémonie de la
crue du Nil est un rituel symbolique qu’il vous est
difficile de comprendre. Il est clair que vous ne comprenez
pas grand-chose. Rentrez donc chez vous et que vos pieds ne
foulent plus le sol d’Egypte ».
Le magicien quitta la terre
d’Egypte, mais ne cessa pas pour autant sa magie noire. Il
emporta une poignée de sable de la vallée sur laquelle il
jeta un sort qui transforma la force de la pyramide de
Khoufou en une malédiction qui pourchasse son pharaon. Le
magicien voulut que l’Histoire rapporte que Khoufou était le
souverain le plus esclavagiste de la terre. C’était loin
d’être la vérité, mais la force du monument qu’il avait
réalisé incitait toute personne venant à le contempler à
s’imaginer qu’il ne pouvait avoir été construit qu’à force
de despotisme et d’esclavage.
La malédiction du persan
demeura active des milliers d’années. Ainsi, Hérodote, qui
ne se rendit en Egypte que plus de 1 000 ans après le règne
de Khoufou, rapporta que la pyramide avait été construite
par les esclaves. De plus, lorsque les caisses de l’Etat
vinrent à se vider à cause des frais qu’exigeait la
construction de la pyramide, le pharaon demanda à sa fille
de se prostituer dans les maisons closes. Elle demandait
qu’on la paye en retour de ses services en pierres énormes
posées sur le chantier de la pyramide et qui aideraient à sa
construction. Toutes ces calomnies et ces mensonges ne sont
pas pour calmer les tristesses de Khoufou, qui perdure
encore jusqu’à nos jours, plus de 4 500 ans après sa mort.
Traduction de Soheir Fahmi