Hoda Lotfi transcende, par son art
plastique, les frontières
populaires
et historiques
entre les cultures.
C’est une
historienne
et bricoleuse qui
s’exprime
grâce à
une
iconographie visuelle qui
lui est
propre.
La
garçonne
Hoda
lotfi a fait
carrière pendant 25
ans en tant
que
professeur d’histoire
et de culture
médiévale
arabo-islamique, à
l’Université
américaine
du Caire (AUC,
entre 1984 et 2009). Et
c’est
uniquement il y a
moins qu’un
an qu’elle
a décidé de se
consacrer
entièrement à
l’art.
Pour
elle, l’art
et la
recherche sont
complémentaires. Car la
recherche
prête un
intérêt
attentif aux questions sociale,
politique,
culturelle, religieuse,
etc. Et l’art
est
un autre
moyen lui
permettant
d’exprimer — visuellement
— sa
liberté, sa
féminité et son respect des
droits de
l’homme.
Son
indépendance, c’est
sa
mère qui la
lui a inculquée
dès son plus
jeune âge.
« Ma mère
voulait compenser
un certain
manque qu’elle
ressentait
comme la plupart des
femmes des années 30,
privées de
leur droit
à
l’enseignement et au travail. Elle
était
audacieuse et intelligente
et a réussi
à s’opposer
à mon
père, un
officier traditionnel de
l’armée
égyptienne, et a insisté
à me donner
un haut niveau
d’enseignement »,
raconte
Hoda Lotfi qui
est
parfaitement anglophone,
ayant fait
ses études
à l’école
Sainte-Claire de langue anglaise.
Ensuite,
elle a été
admise à
l’AUC en 1966, au
département de sciences
politiques
et histoire arabo-islamique.
« Dans le temps, les
frais de
l’AUC n’étaient pas
si coûteux
pour une
famille de la classe
moyenne,
surtout après la nationalisation
du Canal de Suez
sous Nasser. Un air de
liberté
soufflait sur la
société en
général et l’on
réclamait les
droits de la femme
à
l’enseignement et au travail »,
ajoute-t-elle.
C’est
à l’école,
à l’âge
de 13 ans,
que la petite Hoda
a obtenu
une bourse
d’échange culturel aux
Etats-Unis.
Un nouveau monde s’ouvre
à la jeune
adolescente. «
Provenant
d’une société
conservatrice,
j’étais
étonnée par la mixité
entre
filles et
garçons. Au début,
il
était
difficile d’assimiler la
différence
entre deux
sociétés
contradictoires.
Même
si l’on
était encore
à une
époque où
l’Egypte n’était pas
dominée par le voile »,
souligne
l’artiste du style «
garçonne ». Les
cheveux
très courts, elle
n’aime pas les
chichis
féminins, à
l’exception de
quelques bijoux
sobres en argent. Son mot
d’ordre
est la
simplicité en tout,
trouvant
plutôt que
sa féminité
réside en son
caractère
pensif et rêveur,
portant
toujours le flambeau de
l’autonomie. « Aux Etats-Unis,
ma tête
fourmillait de questionnements.
J’ai
eu la chance de vivre
calmement avec
une famille
américaine.
Mais il
ne faut
pas croire
que là-bas, la vie
du couple
est idéale et
que l’homme
et la femme vivent
à pied
d’égalité
! ».
Loin
des clivages
visant à
alimenter « la guerre des sexes
», Hoda
Lotfi aborde
souvent le rapport
homme-femme de
manière
très équilibrée.
Ses
études sur
l’histoire
médiévale lui
ont, en fait, beaucoup
servi. Par
exemple, à
un moment
donné, elle
s’est
penchée sur
l’époque des
Mamelouks pour
mieux
cerner la situation des femmes. «
Pourquoi
s’intéresser à la femme
au temps des
Mamelouks ?
Peut-être
parce qu’à
ce
temps, on n’a pas beaucoup
parlé de son
rôle. Un
rôle qu’il
fallait
saisir entre les
lignes,
supposant théoriquement
que le
pouvoir était
totalement
concédé à
l’homme.
Pourquoi ne pas
présumer
que la femme, au temps des
Mamelouks, n’a pas
essayé de
transgresser cette
hégémonie
intelligemment
?! La reine
Chagaret Al-Dorr en
est un
exemple », souligne
Lotfi, se
basant sur les
écrits des
historiens du
Moyen Age oriental,
tels Al-Maqrizi,
Ibn Al-Haj
et l’imam Al-Sakhawi.
« Un ouvrage,
comme
Célébrités féminines
d’Al-Sakhawi,
est
entièrement dédié
à la femme
musulmane. De même
le livre Al-Madkhal
d’Ibn Al-Haj,
qui critique de manière
très
intéressante les mœurs
et les
coutumes égyptiens (bain,
fête, diète, etc.).
D’autres
écrits d’Al-Sakhawi
parlent des
femmes musulmanes
savantes,
marchandes, voire
activistes »,
dit Lotfi
qui a obtenu son
doctorat
sur la culture et l’histoire
arabo-islamique en l983, de
l’Université McGill au Canada,
avec comme
thème Jerusalem Mamluk.
Féministe
modérée,
Hoda Lotfi
constate, non sans
ironie
: « L’hégémonie de
l’homme
trouve ses
origines
dans les mœurs et
l’héritage
cultuel. C’est déjà pour
lui un
lourd
fardeau. Il
doit cacher
ses
faiblesses, subvenir aux
besoins des
siens … Il est habitué
à imposer
ses lois,
alors que
les femmes actuelles se
battent pour
leur
liberté. Les deux
épithètes,
masculin et
féminin,
évoquent à
mes yeux
deux modes
expressifs symboliques
qui ne
peuvent être
compris
séparément.
Ils coexistent, se
conjuguent, se nouent et
se dénouent en
nous tous.
Il n’y
a pas de vainqueur
s’agissant
du combat homme/femme
».
« Pas de
vainqueur » (ou
No One Winner) est
un slogan qui trouve son
écho «
visuel » dans la
toute
récente exposition de l’artiste,
Making a Man Out of Him (en faire un
homme). Cette exposition,
qui se déroule
jusqu’au 17 mars
à la
galerie Townhouse au centre-ville,
met l’accent
sur
l’hégémonie masculine.
D’ailleurs, No One Winner
est le
titre d’un
autoportrait faisant
partie de
l’exposition. Elle, qui refuse de
s’enfermer
dans le rôle de
l’héroïne
impuissante, isolée
dans
sa tour
d’ivoire. « Ma formation
d’historienne
et l’intérêt
que je
porte au
soufisme ont beaucoup
influencé
mon travail d’artiste.
J’emploie
souvent une
iconographie
visuelle
magique et
spirituelle,
inspirée des cultures
pharaoniques,
coptes,
arabes, méditerranéennes,
indiennes
ou africaines. Des
iconographies qui croisent des
frontières
culturelles et
historiques.
Jouant avec,
ou
brouillant, les frontières
», déclare
Lotfi, la bricoleuse de
l’histoire,
manipulant des images et
des objets
disparates qu’elle
collecte
parfois au marché aux
puces (souk
Al-Gomaa ou
le souk du
vendredi).
Dans
son œuvre
Imaginé en Amérique,
fabriqué en Chine
et vendu
en Egypte, les
innombrables
petits
jouets sont
agencés pour faire
une statuette
répétitive de Batman.
Hoda Lotfi
s’en sert
pour délivrer
un message
sociopolitique. « Même
dans le
marché des jouets pour
enfants,
il
existe un rayon pour les filles
et un autre pour les
garçons,
dominé à son tour par
l’hégémonie
américaine, avec Batman, icône
de la superpuissance.
Je me
suis
inspirée de ce
héros
légendaire, imaginé en
Amérique, qui
essaie de
sauver le monde de l’injustice
et de la corruption. Il est
conçu à
l’image des
Etats-Unis », explique
Lotfi qui juxtapose les
icônes
culturelles de Batman, avec des images de simples
épiciers,
balayeurs et
ouvriers,
faisant sentir la
masculinité au
quotidien. «
Même si
ces
derniers ne
sont pas
aussi dominants »,
ironise-t-elle. Les
soldats égyptiens,
multipliés
sarcastiquement dans son
installation, devraient
incarner la force
et la
sécurité. «
Cependant, ils
ne sont
qu’un
anéantissement complet de
la puissance. Mal-payés,
ces pauvres
soldats
sont parmi les plus
démunis »,
dit-elle.
Femme
et mémoire (1997),
Arayés (poupées,
2006), Femmes plurielles (2004),
Oum Kalsoum
(2008) et Zanït al-sittat
(impasse des femmes, 2008). Les titres
de ses
expositions antérieures portent
bien sa
pensée.
Ses premières installations remontent
à 1991,
lorsqu’elle est
partie
enseigner l’histoire
arabo-musulmane
à
l’Université de Harvard. C’est
là qu’elle
a commencé
à mélanger des
médias (collages,
peintures et
calligraphies). « C’est
dans le pop art
que je
me suis
retrouvée
libre à
s’exprimer et
à composer.
J’ai constaté, en 1999,
que j’ai
un penchant
vers l’art
visuel et
l’expérimentation », précise
Lotfi,
mentionnant les noms
d’autres femmes-artistes qui
l’ont
vivement marquée,
à savoir
l’Allemande Hannah Hoch,
l’unique femme
du
mouvement Dada. L’Américaine
Eva Hesse, la
Française Louise Bourgeois
et la
Palestinienne Mona Hatoum.
« J’adore
l’art de Hatoum qui
aborde des
problématiques liées au
corps, à la construction
du langage
et aux conditions de l’exil. Son
travail traite de
l’expérience
du
déplacement
, de la reconstruction de
l’identité et du
profond malaise qui en
découle »,
exprime Lotfi. Après son
divorce, elle
s’est
sentie plus libre
à
s’exprimer et à
choisir
! « Dans le temps,
je ne
savais pas
que j’avais
une vocation
artistique
innée. Maintenant,
je peux
vivre pleinement ma
personne et
mon art ».
Prolifique,
elle est
aussi une
activiste
féministe, membre
dans les
années 1990 de deux
ONG : Forum femme et
mémoire, et
L’Association de la femme arabe.
Mais
contrairement à
d’autres femmes
battantes
comme Hoda
Chaarawi et
Nawal Al-Saadawi,
elle avoue
ne pas être
une femme de nature «
militante ». Elle a
plutôt un
caractère
peu soucieux et
timide,
n’est pas provocatrice et
préfère
travailler en silence. Raison
pour laquelle
elle a
préféré se dissocier de
ces associations, au bout de
quelques
années. C’est
dans un
autre
domaine humain
qu’elle a
trouvé sa
quiétude, à
savoir travailler avec les
enfants de la rue.
Précisément
en 1999, elle a
lancé des ateliers de
peinture au profit des
enfants
adoptés par l’association
Salamet al-mogtamae
(salut de la
société). « Mon
expérience avec les
enfants de la rue se
caractérise par la
spontanéité
et l’intrépidité.
C’est
ce
que j’ai
appris
d’eux, en tout cas »,
dit Hoda
Lotfi qui a
également entrepris, en
2006, une
autre expérience
artistique avec les
enfants des
réfugiés soudanais, en
Egypte.
C’est son côté
pédagogue qui
revient à
la surface avec ce
genre d’atelier
artistique.
Elle s’en
réjouit.
Névine
Lameï