Raja Néhmé
nous plonge à travers son roman Warda Chah dans un conte d’une autre
époque, témoignage d’une société qui se développe en marge
de la décadence ottomane. Extrait.
Les
périples des voyageurs
Dans l’univers de Radiyya
foisonnant d’histoires pénètre Warda Chah pour accompagner
sa gouvernante dans des voyages fabuleux et visiter des pays
lointains. Elle s’arrête longtemps à Istanbul, là où tout
commença. C’est là-bas, chez un ami commun, qu’eut lieu la
mémorable entrevue entre son père Azmi Ismaël, qui venait de
Beyrouth, et son grand-père le commerçant notable Sidi
Madanat, originaire du Caucase. Plus tard, les rencontres
des deux hommes devinrent fréquentes et les liens d’amitié
forts, ce qui permit à Sidi Madanat de dire à son ami
l’ambassadeur :
— Excellence, votre célibat
n’a que trop duré. Allez-vous passer le reste de votre vie
portant le deuil de votre épouse, que Dieu ait son âme ?
Elle était certainement une femme vertueuse.
— Oui, elle l’était. Que
Dieu ait son âme et que sa demeure soit le paradis.
— N’est-il pas grand temps,
Excellence, que vous repreniez votre vie ? Et si vous
épousiez ma fille ? Elle est belle, jeune et lettrée.
Azmi Ismaël sourit et
répondit :
— Pourquoi marierez-vous
votre fille à un homme âgé comme moi ?
— Pourquoi ? Eh bien pour
lui garantir un bon avenir. Depuis quand l’âge amoindrit-il
la valeur des hommes et où lui trouverais-je un époux comme
Votre Excellence ? Tout père se soucie de l’avenir de sa
fille, espérant qu’elle épouse un homme généreux et jouisse
du même raffinement auquel elle a été habituée. Il est clair
qu’on commence à en manquer. Depuis que d’abominables Russes
ont perpétré des massacres contre les musulmans du Caucase,
nos âmes et nos biens sont en danger. Nombreux sont ceux
qui, fuyant les tueries, se sont réfugiés en Syrie ou en
Palestine. Ma famille et moi-même sommes partis à Alep. Ma
fille et ma sœur allaient nous rejoindre mais, comme les
conflits ne cessaient de s’intensifier, elles ont été
obligées de se réfugier chez un ami russe auquel des
relations de travail me lient. Quand la situation s’est
calmée, il les a ramenées à Istanbul. Un homme noble, que le
bon Dieu le protège !
Azmi Ismaël demanda alors
amicalement :
— Auriez-vous consenti à me
donner votre fille si les circonstances avaient été
différentes ?
— Bien sûr ! Elle aura de
la chance d’épouser un homme comme Votre Excellence. Quand
elle dira Mon maître et mon seigneur, les mots sortiront
tout droit de son cœur. Qu’elle est malheureuse la femme qui
ne dit ces mots que par flatterie !
— Vos mots, mon ami,
suscitent la vanité, je prie Dieu qu’il m’en protège. Mais
dites-moi, votre fille partage-t-elle vos qualités ?
— Les miennes et celles de
sa mère. Votre Excellence aura aussi de la chance avec elle.
Ma fille a été élevée dans les meilleures écoles.
Puis, après un moment de
silence, il ajouta : « Je pense même qu’elle est jolie ».
Comme beaucoup d’autres
pères, Sidi Madanat aurait pu marier sa fille sans qu’elle
ne rencontre le mari qu’il lui avait choisi. Mais dans de
pareilles circonstances, il lui était difficile de le faire.
Il serait déjà dur pour elle de se séparer d’un pays plongé
dans le chaos et d’une famille démembrée sans que personne
ne sache quand elle sera réunie. D’ailleurs, cette rencontre
avait une autre raison : s’il était, lui son père,
admirateur de sa fille, il devait s’assurer que
l’ambassadeur le serait aussi.
Warda Chah ne se lassait
pas d’écouter cette histoire rendue plus attrayante par la
narration de sa gouvernante Radiyya. Elle verra sa mère
Borane se préparer pour rencontrer son prétendant Azmi
Ismaël. Elle verra aussi la grande tante lui faire porter
une chemise blanche et une longue jupe mettant en relief sa
taille de guêpe. Sur son visage, Borane mettra le voile
transparent qui amplifiera la beauté de ses yeux. La tante
l’accompagnera au salon où, troublée, elle pénétrera pour
s’asseoir près de son père. Borane n’osera pas regarder le
visiteur dans les yeux, même si furtivement elle pourra
apercevoir son visage. Quant à l’homme, il succombera à son
charme dès les premiers instants. Il lui faudra de longues
années avant d’oublier ce geste de sa petite main quand elle
releva le voile, baissant la tête. Oui, c’était bien une des
règles de l’islam d’autoriser le fiancé à voir le visage de
sa future épouse. A cet instant même, l’ambassadeur souhaita
que cette jeune femme devienne sienne.
De son côté, Borane sera
éblouie par son futur mari avec son habit princier, à la
poitrine brodée et garnie de galons et au pantalon étroit.
Elle sera étonnée par une question inattendue qu’il lui
posera : Que pensait-elle d’un mariage qui l’unirait à un
homme plus âgé et déjà père ?
Malgré sa timidité, Borane
saura répondre de quoi flatter la vanité de l’ambassadeur et
le pousser à prendre sa décision sur-le-champ : il ne
quittera pas cette maison avant de faire sa demande en
mariage à cette jeune fille dont l’intelligence rivalisait
avec la beauté. Seuls quelques jours sépareront cette visite
du moment où il lira avec le père le verset de la Fatiha et
où Borane sera officiellement la fiancée de Azmi Ismaël.
La maison de la tante
connaîtra alors cette gaieté qu’elle attendait depuis
l’arrivée de sa nièce. Les marchandes ambulantes, juives et
grecques, eurent vent de la nouvelle et accoururent étaler
leurs marchandises devant cette exceptionnelle mariée et sa
mère adoptive : broderies, soieries et lin se succéderont
sous les yeux des deux femmes. Azmi Ismaël demandera aux
plus célèbres joailliers de montrer leurs bijoux à Borane
pour qu’elle en élise ce qui lui plaisait. Et quand il
s’enquit auprès d’elle pour savoir si elle avait un rêve
qu’elle souhaitait réaliser, elle n’hésita pas avant de
répondre : visiter le Grand bazar.
Elle avait tant entendu
parler de ce bazar qui relatait par lui-même l’histoire
d’Istanbul, qui regroupait des centaines de rues et de
ruelles et des milliers de boutiques et où travaillaient des
dizaines de milliers d’artisans et de commerçants. Son père
lui avait raconté qu’un voyageur sicilien était venu
spécialement explorer la richesse de ce bazar. Il s’arrêtait
devant chaque échoppe et discutait avec chaque personne. Il
y passa deux ans, fréquentant les rues le jour et recopiant
ses notes la nuit. Il lui fallut une troisième année pour
écrire un livre digne de ce haut lieu d’échange entre
l’Orient et l’Occident. Dans son ouvrage, le voyageur
n’oublia pas de mentionner le grand commerçant Sidi Madanat
qui l’avait aidé à découvrir bien des choses qu’il n’aurait
jamais connues tout seul.
Maintenant, dans ses rues
aux belles arcades et sous ses dômes décorés marchait Borane
en compagnie de son père et de sa tante. Comment
pourrait-elle ne pas aimer l’homme qui l’avait sortie des
murs du célibat pour lui ouvrir la porte de ce vaste monde ?
Quelques semaines plus tard,
la famille et son gendre entreprirent le voyage vers
Beyrouth. Entre un bateau voguant sur l’eau et des carrosses
dévorant la distance sur terre, les voyageurs ne
s’ennuyèrent guère. Après la signature du contrat de mariage,
Borane était devenue légalement la femme de Azmi Ismaël et
rien ne les contraignait d’avoir leur propre carrosse. Le
père et la tante voyageaient dans un autre. Les pataches
destinées à transporter les bagages fermaient la marche. Le
cortège parcourut une longue distance entre l’Anatolie et la
Syrie. Durant le voyage, Borane ne se lassait de voir
défiler le paysage et d’écouter l’ambassadeur lui raconter
souvenirs et expériences qu’il avait eus dans ces pays. Le
cortège poursuivit sa route vers Alep. Aux portes de la
ville, le Pacha proposa de s’arrêter dans une auberge afin
que la mariée se reposât et rencontrât sa mère toute fraîche
et dispose. Seul, le cocher continua le chemin, il éperonna
les chevaux pour qu’ils aillent plus vite. Le hennissement
de ceux-ci et le fracas de leurs sabots attirèrent les
regards et portèrent les gens à se renseigner sur cet
événement que le conducteur leur annonçait. Sans le visage
souriant de celui-ci, ils auraient été inquiets d’entendre
parler d’une jeune fille qu’ils ne connaissaient point, la
fille du Caucasien Sidi Madanat qui s’était nouvellement
installé parmi eux. Les étrangers, avant la famille,
apprirent la bonne nouvelle, si bien que lorsque le cortège
pénétra dans la ville peu avant le soir, nombreux étaient
ceux qui se postaient des deux côtés de la route ou derrière
leurs fenêtres pour voir passer la nouvelle mariée et son
époux. Deux des quatre voitures témoignaient du haut rang de
leur propriétaire, les autres de sa générosité.
Borane attendit longtemps
la venue de Warda Chah. Mais un matin d’automne, elle se
réveilla fatiguée, un mal de tête lui martelait les tempes,
une nausée lui déchirait l’estomac et un vertige l’empêcha
d’atteindre la salle de bain. Sorayya lui affirma alors : «
Tu es enceinte, belle-soeur ! Enceinte ! ».
Le désir de paternité dont
fit preuve Azmi Ismaël montra aux membres de la famille la
place spéciale qu’occuperait l’enfant attendu, garçon ou
fille, dans le cœur de son père. Le lendemain de la
naissance de Warda Chah, il ordonna d’égorger des moutons et
de les distribuer en offrande aux pauvres qui arrivèrent de
toutes parts. Il ordonna aussi d’envoyer des provisions aux
démunis dont la dignité les empêchait de quémander. Il
couvrit la jeune mère de cadeaux, comme il l’avait fait pour
le mariage. Il fit ouvrir le grand salon du rez-de-chaussée
pour accueillir les hommes venus le féliciter et les salons
de l’étage pour les femmes. La famille de Borane vint d’Alep
partager la joie de sa fille et des Ismaël.
Le père, dont la jolie
femme avait accouché d’une jolie fille, fut saisi d’un grand
bonheur lorsqu’il vit la nouveau-née dans les bras de sa
mère. Il se hâta vers le Coran, ouvrit la page dans laquelle
il notait les noms de sa descendance et y écrivit : « Warda
Chah, sa mère Borane, née à l’aube, le premier juillet,
Beyrouth 1897 ». Puis il releva les yeux vers le haut de la
page, relut le nom de son fils aîné Noureddine et, du plus
profond de son cœur, remercia Dieu pour ce qu’il lui avait
offert.
Traduction de Sarah Barakat |