Turquie - Etats-Unis.
Washington joue à son tour la carte du « génocide arménien
». La résolution votée par le Congrès risque de porter un
coup dur, aussi bien aux relations bilatérales qu’au
processus de normalisation entre Ankara et Erevan.
Le
poids du passé
La
résolution votée cette semaine par la Commission des
affaires étrangères de la Chambre des représentants du
Congrès qualifiant de « génocide » les massacres d’Arméniens
sous l’Empire ottoman a pesé très fort sur la Turquie, car
d’une part, elle a perturbé le processus de normalisation
des relations en cours avec l’Arménie et de l’autre, elle a
envenimé ses relations avec les Etats-Unis. Le texte, qui a
été voté par 23 voix contre 22, n’a pas jusqu’à présent
force de loi, mais il appelle le président américain à
qualifier de façon précise « l’extermination systématique et
délibérée de 1,5 million d’Arméniens de génocide ».
Désormais, la résolution du Congrès peut être l’objet d’un
vote devant la Chambre dans son ensemble. Mais cette
prochaine étape dépend de la direction démocrate de
l’assemblée, qui ne s’est, jusqu’à présent, pas engagée à
faire adopter la résolution en séance plénière.
Selon
les experts, l’hypothèse de l’adoption de la résolution en
séance plénière semble très « incertaine » à cause de
l’opposition de la Maison Blanche et de la secrétaire d’Etat
américaine, Hillary Clinton, qui a mis en garde, la semaine
dernière, contre l’adoption d’une telle résolution qui
pourrait compromettre, d’une part, les relations entre la
Turquie et l’Arménie, et de l’autre, les relations entre la
Turquie et les Etats-Unis. En effet, la direction américaine
a promis cette semaine de « travailler très dur » pour
bloquer cette résolution dangereuse. Analysant les motifs
d’un tel vote, l’expert politique Hani Raslan explique : «
Cette résolution était motivée par le lobby arménien, qui a
son poids au Congrès américain, avec le soutien du lobby
israélien, et les deux ont réussi à faire voter cette
résolution anti-turque ». Rajoutant que cette résolution
reste, à l’heure actuelle, une simple recommandation non
contraignante : « Je pense qua la direction américaine va la
bloquer rapidement, car elle ne veut pas envenimer ses
relations avec son allié turc ».
Comme
prévu, le vote a été accueilli favorablement par la grande
diaspora arménienne des Etats-Unis ainsi que par l’Arménie,
dont le ministre des Affaires étrangères, Edouard Nalbandian,
a salué « une nouvelle preuve de l’attachement du peuple
américain aux valeurs humaines universelles et un pas
important vers la prévention des crimes contre l’humanité ».
Alors
que les Arméniens font pression depuis longtemps pour que
soient reconnus comme un génocide les massacres et
déportations qui, entre 1915 et 1917, ont tué, selon eux,
plus d’un million et demi d’entre eux, la Turquie reconnaît
qu’entre 300 000 et 500 000 personnes ont péri, non pas
victimes d’une campagne d’extermination mais, selon elle,
dans le chaos des dernières années de l’Empire ottoman. Elle
récuse donc la notion de « génocide » reconnue par la
France, le Canada ou le Parlement européen.
Dans une
tentative de marginaliser une résolution qualifiée d’«
injuste », la Turquie a fait savoir, samedi, qu’elle restait
déterminée à normaliser ses relations avec l’Arménie,
indépendamment de la décision du Congrès. La Turquie et
l’Arménie ont déjà signé l’an dernier un accord historique
prévoyant la réouverture de leur frontière commune, mais il
doit encore être ratifié par les Parlements d’Ankara et
d’Erevan. Toutefois, le président turc Abdullah Gül, à
l’origine du rapprochement avec l’Arménie à la faveur d’une
visite à Erevan en 2008 pour assister à un match de
football, a déclaré que l’initiative américaine «
fragilisait la stabilité du Caucase ».
Une
carte de pression
Loin des
relations turco-arméniennes déjà menacées, la résolution
américaine porte un coup très dur aux relations entre
Washington et Ankara. Suite à ce vote, une vague de
protestations et de manifestations ont déferlé dans les rues
turques, dénonçant une résolution « injuste » et réclamant
son blocage rapide, car elle va mettre en péril tous les
efforts de réconciliation entre la Turquie et l’Arménie.
D’emblée, le premier ministre turc Erdogan s’en est pris
violemment aux Etats-Unis pour ce vote qui « accuse la
Turquie d’un crime qu’elle n’a pas commis ». Quant au
président de la République, Abdullah Gül, il a averti : « La
Turquie ne sera pas responsable des conséquences » de cette
décision. Parallèlement, le chef de la diplomatie, Ahmet
Davutoglu, a ajouté qu’Ankara était « extrêmement gêné » par
le vote. « Nous attendons de l’administration américaine
qu’elle fasse dès maintenant des efforts plus probants »
pour empêcher un vote du texte en séance plénière, a-t-il
déclaré. Passant à l’acte, la Turquie a vite rappelé son
ambassadeur à Washington après le vote de cette résolution,
pour lui formuler sa protestation. Un geste qui a fait
monter la tension d’un cran entre les deux pays.
A la
lumière de cette tension, certains experts pronostiquent que
les enjeux de ce vote pourraient aller jusqu’à la rupture
des relations américano-turques. Le premier ministre turc,
Tayyip Erdogan, a, quant à lui, averti ouvertement que le «
partenariat stratégique » entre Washington et Ankara, pièce
importante du puzzle de l’Otan, pâtiraient de ce vote. Le
gouvernement turc a également prévenu par communiqué que le
vote pourrait avoir un effet défavorable sur la coopération
autour d’un agenda commun avec les Etats-Unis. Selon les
experts, ce vote intervient dans un moment critique, car les
Etats-Unis cherchent à obtenir l’adoption de nouvelles
sanctions contre l’Iran par le Conseil de sécurité des
Nations-Unies, où la Turquie est membre non-permanent. Les
relations diplomatiques bilatérales sont également
importantes pour les Etats-Unis vis-à-vis de leurs
opérations en Iraq et en Afghanistan. « Nuire aux relations
pour des petits intérêts de politique interne ne va pas
faire du tort à la Turquie, mais bien à la vision
stratégique des Etats-Unis », a menacé M. Davutoglu.
Mais
pourquoi une telle résolution anti-turque à l’heure actuelle
? Ce vote est-il une carte de pression sur la Turquie,
notamment en raison de sa position « ambiguë » concernant
des dossiers aussi brûlants que l’Iran, le processus de paix,
ou encore les relations avec la Russie ? N’oublions pas que
la Turquie, qui s’est beaucoup rapprochée de la Russie ces
derniers temps, tient un discours ambigu à l’égard de l’Iran
et critique de temps à autre Israël. Bien plus, aux
antipodes des Américains, aux Européens et aux Israéliens,
qui exigent de l’Iran un renoncement complet à son programme
nucléaire, les Turcs ont multiplié les appels ces derniers
jours à la modération envers Téhéran, considérant qu’il
fallait comprendre les inquiétudes des Iraniens.
Mais à
chacun ses cartes de pression. Déterminé à contraindre
Washington à bloquer un tel vote, Ankara a menacé de prendre
des mesures de représailles concernant la coopération
économique turco-américaine, et notamment les contrats
d’armement. En coulisses, certains scénarios sont évoqués,
entre autres l’arrêt de la collaboration au sujet d’Incirlik,
cette base aérienne utilisée pour ravitailler les troupes
américaines en Iraq. De possibles représailles économiques
par le biais d’appels d’offres publics et de contrats
commerciaux, notamment dans les secteurs de la défense et de
l’énergie, ont aussi été évoqués cette semaine. « Cette
décision va faire de l’ombre aux projets énergétiques », a
confirmé le ministre turc de l’Energie, Taner Yildiz.
Selon
Hani Raslan, la résolution du Congrès pèse fort sur les
relations américano-turques, car même si elle n’est pas
contraignante, elle a une certaine force morale et politique
vu qu’elle émane de la plus grande puissance de la planète,
les Etats-Unis. Selon M. Raslan, ce vote a complètement
changé l’atmosphère politique entre Ankara et Erevan et a
fort affaibli la position turque aux yeux du monde : « Pire
encore, la reconnaissance d’un tel génocide ouvre la porte à
Erevan pour réclamer des droits juridiques et financiers
d’Ankara, en sorte de compensation, car de tels crimes
contre l’humanité sont imprescriptibles. L’Allemagne, par
exemple, a versé de lourdes sommes au peuple israélien pour
l’Holocauste qu’il a commis contre les juifs », rappelle M.
Raslan.
Maha
Al-Cherbini