Wagdi
Habashi
collectionne les prix scientifiques, collabore avec les
grands de l’aéronautique, publie, enseigne et dirige un
magazine. Il a quitté quelques jours Montréal pour
participer, à Aïn Al-Sokhna,
à un colloque sur la discipline dans laquelle il est un
pionnier : la simulation numérique en dynamique des fluides.
Dessine-moi un avion
Wagdi
habashi est ce que l’on appelle
Outre-Atlantique un « self-made-man ». Installé au Canada
depuis plus de 40 ans, il invoque « beaucoup de chance »
quand on lui demande sa recette du succès … De la chance,
peut-être, mais aussi beaucoup de travail et des capacités
hors normes, comme en témoigne son parcours : élu à
l’Académie des sciences de la société royale du Canada et à
l’Académie canadienne du génie, récompensé de la British
Association Medal for Great
Distinction in Mechanical
Engineering, primé à plusieurs reprises pour recherche
exceptionnelle en calcul aérodynamique, pour le code de
calcul le plus rapide du monde, pour avoir fait progresser
les technologies numériques appliquées aux turbines à gaz …
La recherche menée aujourd’hui par
Wagdi Habashi pèse
plusieurs dizaines de millions de dollars chaque année ; il
occupe à l’Université McGill de Montréal une chaire de
recherche industrielle offerte conjointement par l’avionneur
canadien Bombardier, Bell Helicopter
et Canadian Aviation Electric, fabricant de simulateurs de
vols pour l’entraînement des pilotes dans le monde entier.
Lui qui, enfant, collectionnait — et lisait— les 1 200
exemplaires des classiques Larousse, achetés pour une
piastre auprès des marchands ambulants de « roba
vecchia » d’Ismaïliya,
est entré à l’Université d’ingénierie mécanique du Caire à
l’âge de 16 ans. « Il était très bon, mais il était un
diable en classe », se souvient Yéhia
El-Sadr, son ami d’enfance. Un
esprit frondeur confirmé par Wagdi
Habashi lui-même : « J’ai très
souvent été convoqué, soit chez les frères ou chez la mère
supérieure lors de ma scolarité dans les petites classes …
cependant mon père me soutenait, ce qui n’arrangeait pas mon
attitude ! ». Son père, employé de la compagnie du Canal de
Suez, voit comme beaucoup de ses collègues sa situation
financière changer du tout au tout, lors de la
nationalisation du canal par Nasser. Les rumeurs de
fermeture convainquent la famille
Habashi de mettre les voiles. Direction : Montréal. «
Parce que nous étions francophones et que le Canada était
plus tourné vers l’immigration que la France », se rappelle
Habashi. « J’entre donc en 1964
à l’Université McGill de Montréal. Les cours en anglais
étaient, c’est surprenant, plus compréhensibles, mieux
réalisés que mes cours égyptiens. Par contre, le niveau
scientifique était bien supérieur en Egypte ... ». Lorsque
son professeur de maths parle en cours d’une équation non
encore résolue, Wagdi emprunte
la craie aux mains du maître et donne la solution au tableau
… « C’était le genre d’équations que nous avions l’habitude
de résoudre lors de nos examens à l’Université du Caire »,
se souvient-il.
Major de promo, il passe en maîtrise, se marie la même
année, puis célèbre la naissance de sa première fille. Il
n’a que 21 ans. Il choisit un doctorat en génie aérospatial
aux Etats-Unis. On le demande au MIT à
Caletch, à Berkeley, à Princeton ; c’est finalement
Cornell, dans l’Etat de New
York, qui aura sa préférence.
« Pour le démarrage de ma carrière, j’ai eu la chance d’être
au bon endroit, au bon moment », affirme-t-il. « J’ai
décroché un poste d’enseignant à l’Université Concordia de
Montréal, parce que ma mère avait envie que je rentre des
Etats-Unis. Elle a insisté pour que j’appelle l’université
lors d’une de mes visites. On venait de publier une annonce
de poste dont je n’étais pas informé. J’ai été pris ». C’est
le début d’un travail de recherche sur les moteurs à
réaction, qui durera plus de 20 ans.
« J’appliquais des méthodes mathématiques. Je créais un
modèle virtuel permettant la résolution d’équations
extrêmement complexes, qui me permettait de donner les
performances d’un moteur soumis à différentes conditions,
sans avoir à créer de prototype ».
L’industrie est intéressée, et il commence à travailler, en
parallèle à ses recherches, comme conseiller chez Pratt &
Whitney Canada, où il restera 24 ans. « Au début, la
résolution des équations prenait trois ou quatre jours à
l’ordinateur. Pendant ce temps, les ingénieurs étaient
forcés d’attendre le résultat. L’industrie avait besoin de
gagner du temps. C’est comme ça que j’ai commencé à créer
des codes de calcul plus rapides ».
En 1986, Wagdi assiste, comme
des millions de spectateurs sidérés, à l’explosion, une
minute après son décollage, de la navette spatiale
américaine Challenger, transportant à son bord sept
astronautes. « Je me souviens qu’il y avait des enfants qui
assistaient à ce lancement, car une de leurs professeurs
était montée à bord. C’était affreux. La NASA a alors engagé
une enquête pour connaître les causes de l’accident. Ils ont
fait une analyse très poussée du moteur et pour cela ont mis
au point un code de calcul très rapide qui leur valut le
prix du logiciel le plus rapide du monde, en 1989. J’ai
rencontré le scientifique responsable de ce succès, mais il
n’était pas très partageur, et a refusé de me communiquer
ses recherches. Je me suis attelé à la tâche et j’ai
remporté ce prix l’année suivante », se souvient
Wagdi
Habashi.
Après plus de 20 ans dans les turbines à gaz, il fait la
connaissance d’un pilote d’Air Canada, titulaire d’une
maîtrise en aérospatiale, qui lui parle d’un problème
rencontré par tous les avions pendant les phases de
décollage et d’atterrissage : le givrage en vol. Au moment
de la traversée des premiers nuages, une pellicule de givre
se forme sur l’avion. A cet instant, en quelques secondes,
la portance de l’avion diminue de 25 à 40 %. « L’aile qui
est conçue en matière lisse devient rugueuse par
l’apparition du givre. Cela peut diminuer de moitié les
performances de l’avion et le nombre de passagers qui
peuvent être transportés ! Il faut donc trouver une solution
relais, si l’on ne veut pas que l’avion tombe », explique
Wagdi
Habashi. Le réchauffage des ailes alimenté par l’air
chaud, créé par le moteur, et ses capacités en sont
pénalisés. « On doit donc installer sur les avions des
moteurs 10 % plus gros, de façon à ne pas pénaliser les
performances de l’avion, et cela simplement à cause du
phénomène de givrage ».
Wagdi
Habashi a trouvé son nouveau
terrain de recherches. Après le moteur virtuel, voici le
givrage en vol virtuel, modélisé en 3D : « Grâce à un modèle
mathématique complexe, j’intègre des données aussi diverses
que l’humidité de l’air, la température du nuage, l’angle de
pénétration de l’avion dans le nuage, la vitesse … et nous
pouvons mesurer les performances de l’avion, de son moteur,
la turbulence créée, etc. ». Aujourd’hui,
Wagdi
Habashi dirige le laboratoire de méthodes numériques
en dynamique des fluides, qu’il a lui-même créé à
l’Université McGill. Il a également établi le centre de
calcul à haute performance, CLUMEQ (Consortium Laval
Université du Québec McGill et Est du Québec) qu’il a dirigé
de 2000 à 2007. Le 26 octobre 2010, l’Association des
industries aérospatiales du Canada lui a remis la première
médaille James C. Floyd, pionnier de l’aviation canadienne,
pour ses recherches récentes. Il dirige la société
Newmerical Technologies
International, comptant parmi ses clients les plus grands
avionneurs et motoristes du monde, qui, en plus de la
simulation numérique, enquête sur les causes des accidents
d’avions. « Certains ont peur de prendre l’avion. Mais
l’avion est beaucoup plus sûr que la voiture, par exemple.
Le problème avec la sécurité aérienne, c’est qu’il faut être
parfait : on n’a pas droit à l’erreur », affirme
Wagdi
Habashi. Pour diffuser le résultat de ses recherches,
il publie de nombreux articles scientifiques et dirige un
magazine scientifique, International Journal of
Computational
Fluid Dynamics.
Sa venue en Egypte pour le colloque de
Aïn Al-Sokhna, du 16 au
19 décembre, organisé par la Société américaine d’ingénierie
mécanique en partenariat avec l’Université du Caire, a été
l’occasion d’une rencontre avec le ministre de
l’Enseignement supérieur, Hani Hilal.
« Aujourd’hui, il me tient à cœur de rendre à l’Egypte ce
qu’elle m’a donné. Nous discutons d’un projet de partenariat
entre l’Université du Caire et l’Université McGill en
ingénierie. J’entends que l’enseignement en Egypte n’est
plus comme avant. Je peux vous dire qu’au Canada, les
Egyptiens ont d’excellents résultats : une année, sept
d’entre eux étaient les doyens d’universités d’ingénierie
canadiennes », souligne Wagdi
Habashi.
Ses liens avec l’Egypte, ils les a conservés tout au long de
ses quarante années d’expatriation. Et quand il vient au
Caire, il va voir Adel Imam au
théâtre, prend au moins un repas sur le Nil et emmène sa
fille déambuler dans les ruelles de Khan Al-Khalili.
Il retrouve aussi la joyeuse troupe des anciens élèves d’Ismaïliya,
disséminés en Egypte et de par le monde, avec qui il garde
contact par Internet. « Nous avons passé 40 ans sans
nouvelles puis en 2007, j’ai commencé à chercher les noms de
mes anciens camarades, pour savoir ce qu’ils étaient
devenus. Nous avons lancé l’idée de retrouvailles à
Ismaïliya et nous étions 90,
dont 50 venus de l’étranger, à nous rencontrer là-bas en
octobre 2008 ». Avec son grand ami
Yéhia El-Sadr, resté en
Egypte, il entend sauvegarder un patrimoine culturel unique
et transmettre aux jeunes générations le souvenir de cette
vie passée. « Nous étions privilégiés, choyés. Nous avons
étudié avec des camarades français, italiens, grecs,
arméniens … la communauté francophone du Canal est méconnue
et pourtant elle était très cosmopolite », se souvient ce
dernier. Wagdi
Habashi entretient également le
souvenir de son oncle, le célèbre égyptologue
Labib
Habashi, disparu en 1984, « que j’admire de tout cœur
».
Le jour de sa remise de diplôme, la mère supérieure Morin,
du collège Saint-Vincent de Paul, à
Ismaïliya, lui avait dit : « Vous ne serez jamais un
homme grand, mais vous serez sans doute un grand homme ».
C’était
certainement
prémonitoire.
Elodie
Laborie