Hoda
Tewfiq
épouse une écriture poétique qui joue sur le tandem du cri
et du silence. Voici deux nouvelles de son recueil
Mazaq al-dahcha
(le goût de l’étonnement, éditions
Charqiyat, 2010), portant le sentiment de l’angoisse
lié à l’exil.
Le goût de l’étonnement
Journal intime de l’hallucination
1
Comme elle est longue la nuit quand mon enfant pleure et mon
cœur en est désemparé. Je ne sais quoi faire pour cesser ses
cris et ses larmes ! Comme ils sont difficiles ces instants
qui passent pour nous deux. Les médecins ont dit que ma
fille est normale, qu’elle est forte de caractère. Les
femmes ont dit qu’elle est affaiblie. Et j’ai dit : elle
s’est nourrie du sang triste de mon cœur.
De ma mère, j’ai hérité les pleurs sans larmes et le lit de
la maladie est sombre … Mon cœur pleure en la voyant alitée,
elle fait un effort sur elle-même pour sourire et elle me
dit : « Le plus important c’est vous, roses de mon cœur ».
Comme la nuit est longue … Je ressens de la fatigue et je ne
sais pourquoi je suis assaillie par des cauchemars. Un
sentiment de peur enfoui en moi me saisit. Et mon enfant qui
crie toujours creuse profondément ce sentiment. C’est le
cœur quand il est atteint … Peut-être que si je pense au
voyage et que je prends la décision de partir, la vie
prendra-t-elle un autre cours, mais comment faire alors que
mes enfants sont petits et ne vont pas supporter la
séparation ?
Est-ce que j’hallucine ? Je sens que les coups de l’horloge
me font entrer dans une course contre le sommeil. J’ai faim
mais je vais dormir d’abord. Je n’ai pas dormi depuis deux
jours, lorsque la crise de larmes de ma fille a commencé. Je
vais dormir maintenant, dormir …
2
La famille de la langue anglaise me manque. L’école
préparatoire, la salle en bois qui donne sur la cour à
travers la seule fenêtre qui s’y trouve. L’odeur du
laboratoire à côté pénètre de la fenêtre, avec les
expériences du passé proche. La salle est très petite, très
froide, faiblement éclairée, mais elle nous rassemble dans
la chaleur des histoires, des souvenirs et des soucis.
Les larmes enveloppent les rires qui résonnent entre les
murs en bois, les complaintes montent aussi haut que nos
voix, on ne se lasse ni des petits ennuis ni des choses qui
se répètent. Les conversations tournent autour des maris,
des enfants, du fardeau d’une maison.
Tous les jours, tous les jours, c’est la tournée des verres
de thé entre nous, les sandwichs de fèves et de beignets de
fèves, les cahiers de préparation, les cours
supplémentaires, la pression du travail, les choses drôles
ou étranges de l’éducation et de l’enseignement : chaque
jour avec la même monotonie.
Parfois nous ressentons une nouvelle impulsion. Comme si un
enfant naissait entre nous, porté par nos cerveaux, un
enfant qui nous a manqué depuis les années de notre
jeunesse.
C’est le rêve de l’existence et de la solitude.
Des années d’éloignement étaient passées avant que l’un ne
rencontre l’autre et des années de métamorphoses viendront
avant que le rêve ne se réalise.
Toutes les peines ensemble
1
Il n’était pas là quand j’ai poussé la porte entrouverte. Je
n’ai entendu ni le bruit de sa toux ni son accent de la
Haute-Egypte qui accueillait chaque personne qui entrait ;
même la table basse et ronde autour de laquelle il nous
réunissait avait disparu.
Le narguilé se trouvait dans un coin calme et les livres
jaunis étaient sur l’étagère, la vieille radio était muette.
Il était parti.
On a dit qu’une sirène de la mer l’avait tenté, et on a dit
que les villes de la nuit l’avaient avalé, et on a dit qu’il
avait coupé ses moustaches effrayantes puis il avait coupé
sa langue par inadvertance. Mais il n’était pas présent
quand les champs recevaient le mois de la crue.
2
Je me réveille, je suis surprise par le silence autour de
moi … Je prépare un verre de thé et je verse dessus le jeu
du rêve, un enfant qui s’enfonce dans les histoires de
l’Histoire, tissant en imagination un souhait et désirant
voir des pays. Le professeur nous apprenait toujours : «
Ceux qui sont morts pour la patrie ne sont pas morts,
l’enfant palestinien est plus qu’un enfant ». Il l’avait dit
avant de partir. La nuit était un faux jour. Les champs
m’ont délaissée et je suis tombée amoureuse des villes. Et
les rues ont violé ma pudeur. De la fumée et de la
poussière. Les cris des marchands. Des cadavres de gens
vivants. Enfin, le verre de thé noir s’est vidé et la
mémoire ne s’est pas vidée de ce qu’elle contenait.
Durant les cours de géographie, nous dessinions des cartes
pour délimiter les traits du monde et quand nous les
colorions nous voyions le monde si vieux … les résidus des
guerres s’emprisonnaient sous les pores des peaux où coulait
lentement l’ennui. Et nous voyions la lune pleurer avec des
larmes en argent.
Nous étions petits. Nous pleurions quand les dents de
l’enfance se détachaient et nous ramassions ces dents, puis
nous attendions que le soleil se lève pour les lancer à ses
pieds en disant tout haut : « ô soleil, petit soleil, prends
la dent de la douleur et donne-nous une dent qui, de faim,
pourra manger des pierres ».
Quand nos yeux regardaient en direction du soleil, les
cartes brûlaient dans le sens inverse.
3
Le vent frappe les portes et les fenêtres. Mes idées se
bousculent mais la pluie ne tombe pas abondante. Et me voici
accueillant le temps de l’examen, un temps aussi étendu que
les pays qui ont vu mon exil. J’époussette de ma mémoire la
poussière de la douleur. Je regarde du côté de la porte d’en
face, là où mon aimable voisine est étendue sur le lit de la
mort … Je sais qu’elle a posé sa tête sur l’oreiller mais
elle ne dort pas comme nous, car elle laisse le corps
fatigué dégagé, elle pleure et adresse des prières à Dieu,
elle le remercie et le supplie d’être Clément avec elle.
Nous sommes contenues dans un même espace, je le sais. Mais
la terre qui la porte me rejette hors de ses flancs.
Maintenant le cœur s’est fermé aux soupirs de la nuit. Je
résiste à la dispersion, je lutte avec les papiers pour
pouvoir étudier, au terme de l’examen il y a le commencement
d’un chemin dans le cercle des soucis qui ne finissent pas.
Sur les murs blancs, il y a une vieille poussière qui les
faisait paraître très pâles. Je descends les escaliers de
marbre, chaque marche prend la couleur de mes tristes
souvenirs. Je m’arrête devant la grande porte de la sortie,
je balaye du regard le bâtiment vieilli, je m’appuie contre
le tronc d’un arbre ancien :
— L’heure de quitter l’université est venue !
J’ai respiré l’air de l’enfance, tout en regardant une
dernière fois autour de moi, une larme coulait sur le visage
d’une fille, je voyais deux amis s’enlacer, deux amoureux se
quitter, des mains se serraient fortement, avec aussi un
sourire de délivrance, un regard chargé d’espoir, des
valises prêtes pour le voyage …
Et doucement, je me suis retirée comme mon ombre de ces
quatre années.
4
Les chambres sont des prisons, les maisons sont des prisons,
les rues sont des prisons, et toi tu n’as pas pu crier quand
ton frère t’a entraînée d’un seul coup et t’a tirée loin de
ton livre pour que tu lui prépares le repas. Tu n’as pas
crié.
Et quand il t’a embrassée pour ton 21e anniversaire, tu as
pleuré, désirant la mort.
Les cerveaux sont une prison, les cœurs sont une prison.
Les cellules des prisons ouvrent leurs bras à ceux qui
prêchent le terrorisme, les journaux m’apparaissent tous les
jours avec leurs faces laides, montrant une bombe à
retardement et les corps déchirés, et l’enfant noyé dans son
sang comme un chien dans un linceul. Et quand ils ont crié
dans les rues : Notre patrie, notre islam …
Un passant a dit : Dieu peut tout.
Une passante a dit : Que Dieu nous épargne sa colère.
Et j’ai dit : Que Dieu nous punisse pour notre silence.
Les lampes sont une prison … l’air est une prison.
Et toi tu ne crieras pas … .
Traduction
de Suzanne El Lackany