Derviches Tourneurs .
La tannoura commence à être une
danse féminine après une longue histoire où elle était une
vocation exclusivement masculine. Une soirée à l’égyptienne
avec Radwa, l’unique danseuse de
jupe.
Tannoura
à la féminine
« Douri bina
douri bina ya
ard al-rawenda
we ehki
lina
hekayet dehka
marsouma
bil henna ... » (tourne
tourne comme le monde et
raconte-nous une histoire amusante et pleine d’humour
…). Sur une chanson à refrain et au son du luth (instrument
datant du XVIe siècle et très utilisé par les Arabes), de la
tambourinette et de la darbouka,
elle tourne, tourne jusqu’à donner le vertige. Ensuite, elle
commence à remonter ses jupes de différentes couleurs, les
saisit d’une main, les jette en l’air puis les rattrape tout
en continuant à faire des pirouettes. Ses pas calculés sont
en cadence avec la musique et montrent à quel point la
danseuse est une professionnelle. Les applaudissements et
les youyous fusent et les spectateurs sont en admiration
devant ce derviche tourneur au féminin. En effet, tous les
spectateurs sont tombés sous le charme de cette jeune fille
qui danse avec beaucoup de grâce et d’agilité.
Une soirée tout à fait singulière pour un public qui a
l’habitude de ne voir que des hommes exécuter cette danse
tournoyante ou la danse des planètes. En effet,
Radwa, 20 ans, est la première
femme à faire le derviche tourneur. Vêtue d’une djellaba
ample de différentes couleurs, elle va danser durant plus
d’une heure. « Pour danser la tannoura,
il faut une grande concentration d’esprit. Tout est dans la
technique et chaque mouvement doit être en cadence avec la
musique », note avec précision Radwa,
tenant à la main sa tambourinette.
Radwa
a commencé à s’initier à cette danse depuis l’âge de 18 ans.
Elle a été encouragée par le célèbre derviche tourneur
portant le nom de Sami Al-Séweissi.
Ce dernier a découvert cette jeune artiste lors d’un
spectacle de danse et de chant au théâtre Al-Ballon. Il a eu
l’idée alors de créer une troupe de danseuses de
tannoura. Il a choisi neuf
jeunes filles sur les dix-sept qui se sont présentées et a
mis deux ans pour les former. Il a commencé par leur
apprendre de simples mouvements. « Au début, j’ai commencé à
leur apprendre comment tourbillonner au son d’un instrument
à percussion et sans tannoura.
Et après leur avoir appris les mouvements les plus simples,
je suis passé à d’autres plus difficiles comme par exemple
comment jeter et attraper la tannoura.
Et enfin, comment tourner rapidement au son de la musique »,
explique Sami Al-Séweissi qui a
tenu à raconter l’histoire de la
tannoura en Egypte.
Un héritage de la Nahda
« Cette danse a pris son nom de la jupe que portent les
derviches tourneurs. Cette danse pratiquée en Turquie a été
introduite en Egypte à l’époque de Mohamad Ali (1769-1849),
considéré comme le fondateur de l’Egypte moderne. Nous
l’avons développée, et aujourd’hui les Egyptiens l’exécutent
avec beaucoup de dextérité et peut-être mieux que les Turcs
! C’est devenu une danse traditionnelle égyptienne exécutée
par les hommes et qui fait partie de tous les spectacles qui
ont attrait aux traditions artistiques folkloriques de
l’Egypte », affirme Sami Al-Séweissi
avec fierté. Après neuf mois d’entraînement, seule
Radwa a pu continuer et égaler
les hommes dans cette danse, puisqu’elle est capable de
tourner rapidement et sans s’arrêter pendant plus d’une
heure et demie en portant quatre jupes multicolores qui
pèsent entre 15 et 18 kilos. « En fait, le poids de la
tannoura devient plus léger
lorsqu’on tourbillonne. Je n’ai rencontré aucune difficulté
en exécutant cette danse, bien au contraire, j’éprouve
beaucoup de plaisir à le faire. Les applaudissements et les
encouragements des spectateurs m’ont beaucoup aidée »,
explique-t-elle. Radwa a donc
exprimé toute sa volonté de continuer ce qu’elle a entrepris
et de devenir la première derviche tourneur en Egypte.
Une danse cosmique
Au début, le public s’est montré réticent à son égard. Mais
il a fini par changer d’avis. « Elle danse merveilleusement
bien. Elle a réussi à égaler les hommes. Je ne m’attendais
pas à voir une fille de cet âge faire ce que font les hommes
», confie un homme venu assister au spectacle.
Le principe de base du tournoiement des derviches vient des
Mawlawiya qui disent que le
mouvement du monde commence à un certain point et finit à ce
même point. Ainsi, le mouvement doit être circulaire. Ses
différents cercles symbolisent la succession des quatre
saisons et ses mouvements dans le sens inverse des aiguilles
d’une montre sont exactement identiques au mouvement autour
de la Kaaba (temple sacré de La Mecque). Sur scène,
Radwa tourne sans cesse jusqu’à
l’ivresse, oubliant tout le monde autour d’elle. Et à chaque
fois qu’elle retire l’une de ses
tannouras, elle se sent plus légère, se débarrassant
de plus en plus de ses péchés, et virevolte pour atteindre
la vérité extrême.
Un vrai défi
Malgré ce succès, Radwa confie
tout de même qu’il y a des mouvements qu’elle ne peut pas
faire car cela nécessite des muscles robustes ; elle
explique que pour le tahdir
(préparation), le danseur va s’asseoir par terre et soulève
d’une main la tannoura. Dans
cette position, la jupe est bien trop lourde pour une femme.
Mais elle assure que la tannoura
lui a permis de développer ses muscles. « Lorsque je vais
pour m’acheter une paire de chaussures, je n’ose pas montrer
mes mollets qui sont trop gros pour une femme », dit-elle,
un peu honteuse. Elle préfère porter des bottes pour ne pas
montrer les muscles postérieurs de ses jambes. Et d’ajouter
: « Malgré les difficultés, je suis la seule à avoir
persévéré dans ce métier ».
Dans sa famille, la seule personne qui l’a encouragée, c’est
sa sœur, un peu plus âgée qu’elle. Elle ne cessait de lui
répéter : « Tu verras, tu vas réussir et avoir beaucoup de
succès car tu es très douée ». Sa sœur avait raison. Au
début, Radwa s’est contentée de
danser dans les anniversaires ou dans de petites occasions.
Elle touchait à peine 100 L.E., alors qu’aujourd’hui et
grâce à la réputation qu’elle s’est faite dans les hôtels 5
étoiles, elle empoche 1 000 L.E. par spectacle. Ses parents
sont présents dans la salle, très fiers de leur fille,
devenue du jour au lendemain une grande vedette. Son père,
un Saïdi, n’était pas d’accord
pour qu’elle danse, car pour lui cela allait à l’encontre
des mœurs et traditions des Egyptiens. Au début,
Radwa n’a pas osé dire à son
père qu’elle travaillait comme derviche tourneur. Mais après
le succès qu’elle a réalisé, on l’a encouragée à le faire.
Pourtant, ses parents étaient d’accord pour qu’elle fasse du
théâtre. A l’école, Radwa a joué
dans plusieurs pièces de théâtre et tout le monde a constaté
son talent. « A l’école, faire du théâtre est une activité
ordinaire, mais choisir de faire la
tannoura ne correspond pas à nos traditions d’une
jeune fille », commente sa maman qui est aujourd’hui fière
de voir le succès que Radwa a
réalisé dans ce domaine.
D’habitude, les derviches tourneurs débutent leur carrière
en dansant dans les mouleds et
les zars de
Gamaliya, Choubra,
Al-Azhar, Al-Hussein, Wékalet
Al-Ghouri, Dar Al-Salam,
Al-Zawiya Al-Hamra (quartiers populaires du Caire). De plus,
cet art de la tannoura se
transmet d’une génération à l’autre. Ce qui n’est pas le cas
de Radwa
Saadeddine, car dans sa famille, on n’a pas exécuté
cette danse. Et malgré le succès qu’elle a eu,
Radwa a le trac avant de monter
sur scène. Elle a toujours peur d’avoir le vertige et tomber
par terre devant les spectateurs. Cela est arrivé à
plusieurs reprises au cours de ses entraînements. Une
situation délicate qu’elle ne voudrait plus jamais revivre.
Elle se souvient alors d’avoir vomi en faisant des
tourbillons. La danse de la tannoura
demande beaucoup d’énergie, elle nécessite de grands
efforts. Pour cela, il faut suivre un régime alimentaire
tout à fait particulier : consommer des œufs, du miel noir
et blanc qui donne de l’énergie, manger beaucoup de légumes
et de fruits, boire du lait et ne consommer ni matières
grasses ni pâtes pour ne pas prendre de poids. « En général,
le danseur de tannoura doit
prendre soin de sa santé et de sa souplesse, ainsi il peut
tourner à vie, surtout s’il est doué », ajoute son prof,
Sami Al-Séweissi.
Un succès en finale
Le rideau s’ouvre à nouveau. Des applaudissements
accueillent Radwa qui va
présenter son dernier numéro. Elle a changé de costume et va
exécuter la danse de Mawlawiya.
Le décor est en noir et blanc. Une dizaine de musiciens
portant de longues robes blanches entonnent un chant soufi
au rythme d’une musique aux sonorités envoûtantes. Elle
manipule sa jupe colorée et la tient entre ses mains comme
si elle portait un bébé. Dans les danses de
Mawlawiya, cela symbolise
l’enfant de la Sainte Vierge et la poupée du
mouled que les enfants mangent.
Ce sont des mouvements bien étudiés et empreints de
spiritualité. Radwa commence à
danser en suivant le rythme des cymbales. Tout commence et
finit avec le son de cet instrument. Il constitue le
rythme-clé de ce genre de danse. Voilée en blanc et portant
une djellaba blanche, la danseuse lève son bras droit et
pointe son bras gauche vers le sol pour symboliser l’union
du ciel et de la terre. Scène d’euphorie et d’exaltation
suivie de chants religieux. La danseuse est emportée par le
rythme comme si elle était entre les mains de Dieu, prête à
entrer en transe et tentant alors de devenir lumière et
aller au ciel.
Manar
Attiya