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 Semaine du 1er au 7 décembre 2010, numéro 847

 

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Littérature

Dans son Livre de l’Emir, Waciny Laredj s’inspire de l’épopée de l’émir AbdelKader, chef de guerre, érudit et poète, et sa relation avec Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger, rencontré en 1841 lors des négociations d’échange des capturés. En voici un extrait à l’occasion de sa présence à la Bibliotheca Alexandrina.

L’amirauté

28 juillet 1864, à l’aube. Une pesante humidité prélude à l’apparition de la chaleur. Il est cinq heures du matin. Rien en dehors du silence total, des ténèbres, d’une odeur de café venue d’un coin du port, mêlée aux embruns de la dernière vague qui se brise sur les rampes de l’Amirauté dont la masse sombre semble chercher refuge sur le rivage, escamotant sa partie avancée sous une brume envahissante.

Rien en dehors du silence, des oscillations d’une mer qui porte le poids des bateaux et des événements. Des lueurs furtives, à peine perceptibles derrière les hauteurs, ne tarderont pas à repousser les ténèbres auréolées déjà de quelques reflets dorés à l’affût derrière l’obscurité, puis à dessiner la ligne de crête entre la montagne et le ciel. Lorsque Jean Maubé a aperçu la barque du pêcheur maltais, il a brandi à plusieurs reprises le lamparo qu’il tenait en main, avant de l’éteindre et de le déposer sur l’antique parapet qui sépare l’eau de la terre ferme. Il a pris son sac. Il a poussé trois couronnes de fleurs vers l’embarcation, puis a tendu la main vers la quatrième, plus grande. Le Maltais l’a aidé à la déposer dans la barque, en veillant à ne pas la disloquer. Jean Maubé a avancé le pied droit avec précaution, puis, soutenu par le pêcheur, il a ramené son pied gauche pour s’installer à l’intérieur de l’esquif. Assis tant bien que mal, il respirait péniblement. Après avoir rangé ses affaires, il a poussé un profond soupir. Fermant les yeux à demi, il a murmuré entre ses dents :

— Aujourd’hui j’ai bien du mal à me remuer. On commence à vieillir et le corps n’obéit plus comme autrefois. Excuse-moi, mon frère. Tout ce ligue contre nous : l’âge, la maladie, la dureté de la vie.

— Ne t’inquiète pas, monsieur Jean. On est toujours d’attaque ! On y va ?

— On y va !

Quand le clapotis des vaguelettes soulevées par les rames fit ouvrir les yeux à Jean Maubé, la barque s’était déjà un peu éloignée de l’Amirauté et du port où s’étalaient les flaques d’huile laissées par les bateaux. Il ouvrit son vieux sac de cuir et en tira les bocaux de terre qu’il avait peur de voir se briser.

— Tu sais le prix que j’y attache. Cette terre, je l’ai apportée de Bordeaux et je craignais de la voir se disperser avant l’heure, ailleurs qu’à l’endroit prévu par Mgr Dupuch.

— Tu l’as vraiment bien connu !

— Mgr Antoine Dupuch ? Un père et un frère pour moi. Il représente toute ma vie. Plus de vingt ans à son service. Je l’ai accompagné sur cette terre quand il a été nommé évêque d’Alger et je l’ai suivi dans toutes ses tribulations, jusqu’à sa mort.

— N’a-t-on pas trop attendu pour transférer ses restes ? Huit ans après sa mort c’est beaucoup. Pourquoi pas aussitôt après le décès ? Peut-être cela l’aurait-il réjoui ou du moins apaisé dans sa tombe.

— Simple serviteur, que pouvais-je faire sinon de temps à autre réveiller la mémoire des décideurs. Son testament demeurait gravé dans mon cœur. Je remercie Dieu de le voir aujourd’hui en voie de réalisation : Mgr Pavy a réussi à convaincre la famille et les amis bordelais de la nécessité d’exécuter les dispositions testamentaires. « Mieux vaut tard que jamais », disent ceux qui ont connu les grandes épreuves de la vie.

— Tu as raison.

La barque du Maltais glissait doucement, laissant derrière elle des traînées blanchâtres et soulevant de petites bulles. Avec l’éloignement, dans le calme et le silence religieux qui régnaient, on entendait seulement le clapotis des rames qui traçaient à l’arrière un sillage rectiligne.

— Veux-tu que nous avancions vers le large ?

— Allons le plus loin possible, là où il n’y aura ni tache d’huile ni débris, où tout sera pureté et lumière, où la nature est sereine comme aux premiers jours de la création. Mgr Dupuch aimait l’eau, la pureté, la lumière et le calme, en dépit des circonstances difficiles qui l’ont poussé à l’exil et lui ont fait poursuivre le bonheur des autres avant le sien. Il a vraiment tout donné, à en oublier qu’il était lui aussi un être humain, avait besoin d’être épaulé affectueusement et de goûter la joie de vivre.

— Les grands hommes sont ainsi faits. On reconnaît leur valeur seulement après leur mort, dans les épaisses ténèbres, le désarroi, le vide impossible à combler où nous laisse leur départ, avec des questions qui nous prennent à la gorge et tourmentent notre mémoire.

  Le Maltais s’est remis à ramer en direction du large où les formes s’estompaient et se mêlaient jusqu’à se confondre. Il poursuivit son effort, puis laissa la barque avancer d’elle-même vers un soleil aux prises avec les ténèbres qui, peu à peu, se dissipaient pour céder la place à une auréole dorée rasant la surface des flots.

— Obliquons d’un nœud vers le nord pour nous éloigner du trajet des bateaux qui rentrent au port. Ainsi nous serons en sécurité. Le bateau qui transporte Mgr Dupuch arrivera cette après-midi. Aujourd’hui, j’en suis sûr, monseigneur sera le plus heureux des hommes, même dans son cercueil. Des reliques de sa tombe vont être répandues sur ces eaux, à l’endroit précis où, en butte aux difficultés de la vie, il a dû partir sans se retourner, pour ne pas mourir de chagrin. Ses os vont trouver enfin leur asile, naturel sur cette terre chérie, que des usuriers l’ont forcé à quitter, malgré son attachement pour elle.

Tout doucement, le Maltais a repris ses rames et la barque s’est avancée dans la lumière des premiers rayons surgis de derrière les hauteurs qui couronnent la ville. Ils prodiguaient leur clarté, pénétrant le brouillard autour de la petite barque. Les rayons jaillissant par myriades donnaient un éclat particulier aux poignées de terre répandues par Jean Maubé : on aurait dit qu’il semait des perles dans l’immensité.

— Cette terre qu’a foulée Mgr Dupuch, sur laquelle il va jouir de son dernier sommeil, c’est sa terre : il l’a aimée et l’a abordée avec ferveur. Aussi m’a-t-il demandé de répandre cette poussière à la manière du semeur, qui jette à pleines mains le grain appelé à donner un jour une moisson généreuse.

Le Maltais n’a pas répondu, mais il a continué à s’enfoncer vers le large, au milieu du brouillard laiteux, de plus en plus épais au fur et à mesure que la barque avançait. En cet endroit, aucune vague, aucune agitation, en dehors du gloussement des mouettes qui envahissaient en force et piquaient dans l’eau en poussant de petits cris aigus.

Jean Maubé se pencha une fois encore. Il caressa l’eau avec ferveur. Les gouttelettes qui glissaient entre ses doigts en révélaient la grande pureté. Il prit la première couronne et la déposa délicatement à la surface des flots, veillant soigneusement à ne pas l’abîmer. Un instant, Jean Maubé regarda la mer comme une mariée éprise de sa couronne de noces, laissant entrevoir un bonheur intense derrière les yeux légèrement baissés.

Une douleur dans le dos le fit se redresser sur son siège. Il s’efforçait de percer le mystère de cette couleur indigo au sein de laquelle évoluait la vieille barque, de deviner l’origine de l’odeur agréable qui flattait ses narines.

Il prit une nouvelle poignée de terre et la projeta dans le brouillard boiteux, puis il tendit l’oreille : les grains crépitaient à la surface de l’eau comme les gouttes d’une pluie printanière que les gens appellent « perles de rosée ».

— Maintenant Mgr Dupuch est au sein de la mer. Il ne pouvait rêver d’une noce plus belle. Je me réjouis de le voir enfin rompre le cercle d’un exil douloureux.

Les rayons avaient transpercé en partie la brume épaisse. Le jaillissement de la lumière dissipa les dernières ombres matinales et drapa la mer d’une chape lumineuse dont les reflets faisaient songer à un gigantesque miroir.

— Il était lié à cette terre, il l’a défendue jusqu’à la mort et il a défendu son grand homme, l’émir AbdelKader, comme on défend un livre sacré. Il a fait des efforts désespérés, allant jusqu’à offrir sa vie en rançon pour le faire libérer. Hier, j’ai passé toute la nuit à méditer ses dernières paroles que je croyais, à tort, connaître par cœur, pour percer le mystère de cet amour.

L’émir l’a entraîné dans une grande passion.

— La justice est parfois au-dessus des religions.

— L’homme juste est celui qui fait de la vérité son objectif. Monseigneur n’a eu d’autre but durant toute son existence. Il s’est toujours reproché de ne pas accorder assez d’intérêt à ceux qui sollicitaient sa bienveillante affection.

  Les mouettes avaient cessé leur vacarme ; on n’entendait plus leurs gloussements qui peu auparavant emplissaient les lieux ; elles avaient abandonné leur terrain de chasse. Jean Maubé déposa la deuxième couronne, comme la première, très délicatement, puis il se redressa de toute sa taille et, une fois encore, il dispersa en plein ciel une poignée de terre, difficile à suivre du regard, tandis qu’elle s’égrenait sous un rayon de lumière. La main en visière sur le front pour se protéger les yeux, il voyait la couleur de la mer virer au vert olive tendre, la couleur qui l’avait frappé quand pour la première fois il avait abordé cette terre en compagnie de Mgr Dupuch, en 1838 ; il avait alors attiré l’attention de l’évêque :

« Monseigneur, vous avez remarqué ? Leur mer est bleue, mais ce n’est pas le bleu de notre océan.

— Toutes les mers du monde se ressemblent, mon cher Jean. Si tu veux percer les secrets des eaux, prends la mer à l’aube et tu découvriras avec quel génie Dieu a créé et assemblé les couleurs … » (…)

Traduit de l’arabe par Marcel Bois en collaboration avec l’auteur

©Actes Sud, 2006

 

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Waciniy Laredj

Né à Tlemcen (Algérie) en 1954, Waciny Laredj a été professeur de littérature moderne à l’Université d’Alger jusqu’en 1994. Il vit actuellement à Paris où il enseigne à l’Université de la Sorbonne. Il est l’auteur d’une dizaine de romans traduits dans plusieurs langues dont Nawwar al-louz, Beyrouth 1984 ou (fleurs d’amandier), Traduction Sindbad, Actes Sud en 2001, et Chorofate bahr al-chamal, Dar Al-Adab, Beyrouth 2001 ou (les balcons de la mer du Nord), Traduction Sindbad, Actes Sud en 2003. L’œuvre romanesque complète (5 tomes), ministère de la Culture (2009).

Il a été décoré du Prix national du roman algérien (2001), Prix international du roman (Qatar) (2005) pour le roman L’Orient des chimères, Prix des libraires algériens pour Le livre de l’Emir (2006), le Grand Prix de la littérature arabe (Cheikh Zayed, 2007), Prix du Livre d’or, Salon international du livre, Alger, Sila, (2008).

 

 

 




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