Dans son Livre de l’Emir, Waciny
Laredj s’inspire de
l’épopée de l’émir AbdelKader, chef de guerre, érudit et
poète, et sa relation avec Mgr Dupuch, premier évêque
d’Alger, rencontré en 1841 lors des négociations d’échange
des capturés. En voici un extrait à l’occasion de sa
présence à la Bibliotheca Alexandrina.
L’amirauté
28 juillet 1864, à l’aube. Une pesante humidité prélude à
l’apparition de la chaleur. Il est cinq heures du matin.
Rien en dehors du silence total, des ténèbres, d’une odeur
de café venue d’un coin du port, mêlée aux embruns de la
dernière vague qui se brise sur les rampes de l’Amirauté
dont la masse sombre semble chercher refuge sur le rivage,
escamotant sa partie avancée sous une brume envahissante.
Rien en dehors du silence, des oscillations d’une mer qui
porte le poids des bateaux et des événements. Des lueurs
furtives, à peine perceptibles derrière les hauteurs, ne
tarderont pas à repousser les ténèbres auréolées déjà de
quelques reflets dorés à l’affût derrière l’obscurité, puis
à dessiner la ligne de crête entre la montagne et le ciel.
Lorsque Jean Maubé a aperçu la barque du pêcheur maltais, il
a brandi à plusieurs reprises le lamparo qu’il tenait en
main, avant de l’éteindre et de le déposer sur l’antique
parapet qui sépare l’eau de la terre ferme. Il a pris son
sac. Il a poussé trois couronnes de fleurs vers
l’embarcation, puis a tendu la main vers la quatrième, plus
grande. Le Maltais l’a aidé à la déposer dans la barque, en
veillant à ne pas la disloquer. Jean Maubé a avancé le pied
droit avec précaution, puis, soutenu par le pêcheur, il a
ramené son pied gauche pour s’installer à l’intérieur de
l’esquif. Assis tant bien que mal, il respirait péniblement.
Après avoir rangé ses affaires, il a poussé un profond
soupir. Fermant les yeux à demi, il a murmuré entre ses
dents :
— Aujourd’hui j’ai bien du mal à me remuer. On commence à
vieillir et le corps n’obéit plus comme autrefois.
Excuse-moi, mon frère. Tout ce ligue contre nous : l’âge, la
maladie, la dureté de la vie.
— Ne t’inquiète pas, monsieur Jean. On est toujours
d’attaque ! On y va ?
— On y va !
Quand le clapotis des vaguelettes soulevées par les rames
fit ouvrir les yeux à Jean Maubé, la barque s’était déjà un
peu éloignée de l’Amirauté et du port où s’étalaient les
flaques d’huile laissées par les bateaux. Il ouvrit son
vieux sac de cuir et en tira les bocaux de terre qu’il avait
peur de voir se briser.
— Tu sais le prix que j’y attache. Cette terre, je l’ai
apportée de Bordeaux et je craignais de la voir se disperser
avant l’heure, ailleurs qu’à l’endroit prévu par Mgr Dupuch.
— Tu l’as vraiment bien connu !
— Mgr Antoine Dupuch ? Un père et un frère pour moi. Il
représente toute ma vie. Plus de vingt ans à son service. Je
l’ai accompagné sur cette terre quand il a été nommé évêque
d’Alger et je l’ai suivi dans toutes ses tribulations,
jusqu’à sa mort.
— N’a-t-on pas trop attendu pour transférer ses restes ?
Huit ans après sa mort c’est beaucoup. Pourquoi pas aussitôt
après le décès ? Peut-être cela l’aurait-il réjoui ou du
moins apaisé dans sa tombe.
— Simple serviteur, que pouvais-je faire sinon de temps à
autre réveiller la mémoire des décideurs. Son testament
demeurait gravé dans mon cœur. Je remercie Dieu de le voir
aujourd’hui en voie de réalisation : Mgr Pavy a réussi à
convaincre la famille et les amis bordelais de la nécessité
d’exécuter les dispositions testamentaires. « Mieux vaut
tard que jamais », disent ceux qui ont connu les grandes
épreuves de la vie.
— Tu as raison.
La barque du Maltais glissait doucement, laissant derrière
elle des traînées blanchâtres et soulevant de petites
bulles. Avec l’éloignement, dans le calme et le silence
religieux qui régnaient, on entendait seulement le clapotis
des rames qui traçaient à l’arrière un sillage rectiligne.
— Veux-tu que nous avancions vers le large ?
— Allons le plus loin possible, là où il n’y aura ni tache
d’huile ni débris, où tout sera pureté et lumière, où la
nature est sereine comme aux premiers jours de la création.
Mgr Dupuch aimait l’eau, la pureté, la lumière et le calme,
en dépit des circonstances difficiles qui l’ont poussé à
l’exil et lui ont fait poursuivre le bonheur des autres
avant le sien. Il a vraiment tout donné, à en oublier qu’il
était lui aussi un être humain, avait besoin d’être épaulé
affectueusement et de goûter la joie de vivre.
— Les grands hommes sont ainsi faits. On reconnaît leur
valeur seulement après leur mort, dans les épaisses
ténèbres, le désarroi, le vide impossible à combler où nous
laisse leur départ, avec des questions qui nous prennent à
la gorge et tourmentent notre mémoire.
Le Maltais s’est remis à ramer en direction du large où les
formes s’estompaient et se mêlaient jusqu’à se confondre. Il
poursuivit son effort, puis laissa la barque avancer
d’elle-même vers un soleil aux prises avec les ténèbres qui,
peu à peu, se dissipaient pour céder la place à une auréole
dorée rasant la surface des flots.
— Obliquons d’un nœud vers le nord pour nous éloigner du
trajet des bateaux qui rentrent au port. Ainsi nous serons
en sécurité. Le bateau qui transporte Mgr Dupuch arrivera
cette après-midi. Aujourd’hui, j’en suis sûr, monseigneur
sera le plus heureux des hommes, même dans son cercueil. Des
reliques de sa tombe vont être répandues sur ces eaux, à
l’endroit précis où, en butte aux difficultés de la vie, il
a dû partir sans se retourner, pour ne pas mourir de
chagrin. Ses os vont trouver enfin leur asile, naturel sur
cette terre chérie, que des usuriers l’ont forcé à quitter,
malgré son attachement pour elle.
Tout doucement, le Maltais a repris ses rames et la barque
s’est avancée dans la lumière des premiers rayons surgis de
derrière les hauteurs qui couronnent la ville. Ils
prodiguaient leur clarté, pénétrant le brouillard autour de
la petite barque. Les rayons jaillissant par myriades
donnaient un éclat particulier aux poignées de terre
répandues par Jean Maubé : on aurait dit qu’il semait des
perles dans l’immensité.
— Cette terre qu’a foulée Mgr Dupuch, sur laquelle il va
jouir de son dernier sommeil, c’est sa terre : il l’a aimée
et l’a abordée avec ferveur. Aussi m’a-t-il demandé de
répandre cette poussière à la manière du semeur, qui jette à
pleines mains le grain appelé à donner un jour une moisson
généreuse.
Le Maltais n’a pas répondu, mais il a continué à s’enfoncer
vers le large, au milieu du brouillard laiteux, de plus en
plus épais au fur et à mesure que la barque avançait. En cet
endroit, aucune vague, aucune agitation, en dehors du
gloussement des mouettes qui envahissaient en force et
piquaient dans l’eau en poussant de petits cris aigus.
Jean Maubé se pencha une fois encore. Il caressa l’eau avec
ferveur. Les gouttelettes qui glissaient entre ses doigts en
révélaient la grande pureté. Il prit la première couronne et
la déposa délicatement à la surface des flots, veillant
soigneusement à ne pas l’abîmer. Un instant, Jean Maubé
regarda la mer comme une mariée éprise de sa couronne de
noces, laissant entrevoir un bonheur intense derrière les
yeux légèrement baissés.
Une douleur dans le dos le fit se redresser sur son siège.
Il s’efforçait de percer le mystère de cette couleur indigo
au sein de laquelle évoluait la vieille barque, de deviner
l’origine de l’odeur agréable qui flattait ses narines.
Il prit une nouvelle poignée de terre et la projeta dans le
brouillard boiteux, puis il tendit l’oreille : les grains
crépitaient à la surface de l’eau comme les gouttes d’une
pluie printanière que les gens appellent « perles de rosée
».
— Maintenant Mgr Dupuch est au sein de la mer. Il ne pouvait
rêver d’une noce plus belle. Je me réjouis de le voir enfin
rompre le cercle d’un exil douloureux.
Les rayons avaient transpercé en partie la brume épaisse. Le
jaillissement de la lumière dissipa les dernières ombres
matinales et drapa la mer d’une chape lumineuse dont les
reflets faisaient songer à un gigantesque miroir.
— Il était lié à cette terre, il l’a défendue jusqu’à la
mort et il a défendu son grand homme, l’émir AbdelKader,
comme on défend un livre sacré. Il a fait des efforts
désespérés, allant jusqu’à offrir sa vie en rançon pour le
faire libérer. Hier, j’ai passé toute la nuit à méditer ses
dernières paroles que je croyais, à tort, connaître par
cœur, pour percer le mystère de cet amour.
L’émir l’a entraîné dans une grande passion.
— La justice est parfois au-dessus des religions.
— L’homme juste est celui qui fait de la vérité son
objectif. Monseigneur n’a eu d’autre but durant toute son
existence. Il s’est toujours reproché de ne pas accorder
assez d’intérêt à ceux qui sollicitaient sa bienveillante
affection.
Les mouettes avaient cessé leur vacarme ; on n’entendait
plus leurs gloussements qui peu auparavant emplissaient les
lieux ; elles avaient abandonné leur terrain de chasse. Jean
Maubé déposa la deuxième couronne, comme la première, très
délicatement, puis il se redressa de toute sa taille et, une
fois encore, il dispersa en plein ciel une poignée de terre,
difficile à suivre du regard, tandis qu’elle s’égrenait sous
un rayon de lumière. La main en visière sur le front pour se
protéger les yeux, il voyait la couleur de la mer virer au
vert olive tendre, la couleur qui l’avait frappé quand pour
la première fois il avait abordé cette terre en compagnie de
Mgr Dupuch, en 1838 ; il avait alors attiré l’attention de
l’évêque :
« Monseigneur, vous avez remarqué ? Leur mer est bleue, mais
ce n’est pas le bleu de notre océan.
— Toutes les mers du monde se ressemblent, mon cher Jean. Si
tu veux percer les secrets des eaux, prends la mer à l’aube
et tu découvriras avec quel génie Dieu a créé et assemblé
les couleurs … » (…)
Traduit de l’arabe par Marcel Bois en collaboration avec
l’auteur
©Actes Sud, 2006