Dans son premier recueil de nouvelles, le jeune écrivain
Mohamad Gad oscille entre
récit et écriture poétique, entre fantastique et quotidien
pour se poser des questions sur l’existence. En voici
quelques nouvelles tirées de Qesset
hayat comparse (histoire de la
vie d’un comparse).
C'est la faute à la philosophie
A la caisse d’une librairie gouvernementale
Un jeune homme barbu est assis …
Il déteste la philosophie …
Il s’ennuie des rayons de la librairie qui sont vides et il
parcourt des yeux les rues du centre-ville derrière la vitre
de la fenêtre,
Il voit les jeunes gens alignés devant un cinéma décati qui
s’est embelli la face avec de la peinture. Ils cherchent un
film nouveau, un nouveau corps, une histoire dramatique et
une leçon de morale.
Et il voit les ivrognes dormant sur les trottoirs,
D’autres se sont résignés à subir un travail accablant,
Il voit les avocats faire un commerce avec la politique sur
les marches des tribunaux … Et des journaux dans les mains
des passants faisant un commerce avec les stylos et les
injures …
Il se retourne vers ses semblables qui ont la cinquantaine
ou la soixantaine …
Il leur demande la raison qui se cache derrière toutes ces
choses absurdes …
Le premier dit que tout cela c’est à cause de l’idéologie …
Le second dit que c’est parce que nous avons abandonné
l’idéologie
Il maudit alors l’idéologie …
Et il maudit les piles de livres entassées
Et ces visages affectés sur les couvertures
Et il redit en silence
C’est la faute à la philosophie.
Agonie
Le portable agonise, rend ses derniers souffles, les
battements de la batterie sont irréguliers, le connecteur
respire encore, il lutte avec les tubes pour la vie,
l’ordinateur est dispersé tellement les ordres que lui a
laissés son maître brutal sont nombreux.
L’horloge sonne régulièrement quoi qu’il arrive, la cadence
de ses coups ne diffère pas mais nous lui trouvons un goût
selon chaque état, entre la tristesse et la joie, l’insomnie
ou l’attente … Elle se moque de nous et sonne rythmiquement.
La télévision capture les yeux, la poêle est
anti-adhésive, la théière siffle
avec le thé qui bout. Le néon éclaire la chambre nuit et
jour.
Quant au maître de ces petits objets, je l’ai cherché
longtemps avant de le trouver. Il dormait devant le
téléviseur, laissant son portable agoniser. Et il était
rassuré, pensant que le réveil va le réveiller un jour …
Le fruit délaissé
Le fruit était attaché à la grappe. Il l’enlaçait et elle
l’enlaçait. Insouciant de la loi de la gravitation qui les
séparait depuis l’instant de la naissance. Depuis sa venue
au monde, il n’a connu que sa grappe. C’est elle qui lui
tire de tout ce vaste univers l’élixir de la vie depuis
qu’il était un petit grain. Elle lui offre l’eau et la
nourriture, elle lui promet une vie prochaine. Il va
s’arrondir, se remplir, ses joues vont rosir et les mains
seront impatientes de le cueillir. Et il est accroché à la
grappe, aspirant à voir le monde avec une curiosité timide.
Il plonge dans des rêves d’enfant sur la vie à venir. Il
prend les couleurs de l’éclosion et ses traits deviennent un
mélange de deux couleurs : le rouge et le vert.
Les jours passent, le fruit s’arrondit et mûrit. Les mains
ne viennent pas l’enlever. Il se pose des questions qui
foisonnent dans sa jeune tête. Il s’accroche à la grappe qui
tient aussi à lui. Mais ses mains, affaiblies, ne peuvent
plus le porter maintenant qu’il est un fruit mûr. Le monde
tourne autour de lui. Il penche d’un côté puis de l’autre,
cherchant une branche sur laquelle s’appuyer mais il n’en
trouve pas. Le vent souffle plus fort et ses mains liées aux
mains de la grappe se relâchent. Il supplie les feuilles des
arbres de remuer pour le protéger des vents qui se
déchaînent. Les feuilles restent muettes. Ses mains glissent
d’entre les mains faibles de la grappe. La grappe le
regarde, d’un regard désespéré, alors qu’il est en train de
tomber : « Pardonne-moi, mon enfant, je ne peux pas défier
la nature ».
Le fruit tombe sur l’asphalte de la ville. Il était attaché
à un arbre planté au cœur d’une place publique. Une enfilade
de petits arbres plantés pour absorber la pollution des
voitures et pour apaiser les nerfs des passants.
De désespoir, le fruit renonce à tous ses rêves de naguère.
Il souhaite pouvoir trouver un abri dans un lieu éloigné des
pieds des passants pour que la loi de la nature puisse
accomplir son rôle ordinaire et lui envoyer des insectes qui
le mordent et émiettent son corps en mille morceaux, pour se
dissoudre ensuite dans le vaste univers. Mais même ce
souhait était difficile à réaliser.
Le destin d’un fruit tombé ainsi au large de la voie c’était
d’être écrasé sous les pieds, ou l’objet des jeux d’un
enfant écervelé, ou qu’un animal errant le lape.
Le fruit gémit ; il demande le secours des passants dans la
grande place pour qu’ils viennent l’écarter, à part, dans un
coin salvateur. Mais personne, dans la ville, n’écoute les
soucis des autres hommes. Imaginez ce qu’il en est des
soucis d’un fruit …
Les autres fruits attachés aux arbres de la place entendent
son gémissement. Ils sont effrayés tout en s’imaginant
qu’ils vont rencontrer un jour le même destin. Suspendus aux
grappes, la colère les fait tressaillir.
Les passants entendent le murmure des arbres. Cela les rend
optimistes. Ils pensent que ce sont les douces brises du
printemps cajolant les feuilles des arbres.
Un vieux film arabe
Naima, une fille de vingt ans, pauvre … Elle vit dans le
quartier de Zamalek, au début du
siècle passé … l’époque des palais aristocratiques. Naima ne
redoute ni les palais de Zamalek,
ni ses voitures luxueuses … Et elle tourbillonne avec zèle
toute la journée, entre les palais, vendant du thé et du
café aux portiers et aux ouvriers. Elle vend du nard dans
les cafés le soir … Et elle se couche sur les trottoirs dans
la nuit, dans un coin sombre de ce quartier grandiose.
Mais ce jour n’était pas un jour ordinaire, un groupe de
comédiens avait occupé un des passages de
Zamalek qui réunit quatre palais
somptueux. Ils portaient des instruments bizarres que Naima
n’avait jamais vus auparavant.
Elle faisait tourner le thé dans l’eau bouillante, les yeux
accrochés aux comédiens. Elle a demandé à
Moneim, le serviteur des
comédiens, qui l’attendait pour lui prendre le plateau de
thé : « Que font-ils, au juste, monsieur
Moneim ? ».
Moneim a répondu avec ennui : « Je dois encore redire
la même chose ? Je t’ai déjà dit : du cinéma ». « Comment ça
du cinéma ? ». « C’est-à-dire ce sont des comédiens, comme
ceux du théâtre … ».
« Mais ils n’ont pas un public ! ». « Le film est filmé
d’abord et c’est ensuite que le public le voit ».
Elle a confié le plateau à Moneim
et ses yeux ne s’étaient pas détachés du lieu de tournage. «
Comment ça ? ». « C’est-à-dire que le film doit être
développé. C’est une longue histoire — ô ma mère — ». «
Pourquoi vous ne me l’expliquez pas ? ».
Moneim s’est exclamé avec
lassitude : « Te l’expliquer comment, puisque moi-même je
n’y comprends rien ! ».
Moneim a traversé le lieu du
tournage en portant le plateau du thé et il est allé vers
Ahmad qui jouait le rôle du héros dans le film. Il était
assis, rêveur, sur un siège au milieu, tandis que
Mohsen, le scénariste, était
assis à côté de lui, plongé dans la mise au point du rôle
d’Ahmad dans le scénario … Mohsen
: Je te rappelle le rôle, cher ami. Ahmad n’a pas prêté
attention à Mohsen, toujours
perdu dans ses rêveries, tout en buvant lentement le thé et
en aspirant des bouffées de sa cigarette.
Mohsen a poursuivi alors avec
sérieux : « Ecoute, ton père est un très grand pacha ».
Ahmad a dit, avec des yeux mélancoliques et une intonation
ironique, comme s’il parlait à lui-même : « Très
très grand … mais quel dommage …
».
Quand Mohsen était en train de
revoir une scène du film avec Ahmad, Ahmad, lui, revoyait
une scène de la réalité.
Traduction de Suzanne El Lackany