Aymane Abou-Hadid,
président du Centre des recherches agricoles, revient sur la
sécurité alimentaire en Egypte, sur les raisons de la
flambée des prix des légumes, et enfin, sur la recherche
scientifique. Il jette un regard d’expert sur les problèmes
qui entravent le développement du secteur.
« Il faut des fonds pour planifier,
développer et améliorer
»
Al-Ahram
Hebdo : On parle beaucoup ces derniers temps de la sécurité
alimentaire en Egypte et du coup des multiples problèmes de
l’agriculture. Quel est le plus grand défi de ce secteur ?
Aymane Abou-Hadid :
Le plus gros problème de l’agriculture en Egypte c’est
l’eau. Si nous avions plus d’eau, la situation aurait été
autre. Car il est possible de se passer des eaux du Nil et
recourir aux stations de désalination pour ce qui est des
besoins en eau de la population, car l’être humain n’a
besoin que de 6 litres d’eau par jour. Il pourrait en être
de même pour les besoins des stations balnéaires. Mais il
est impossible de se passer des eaux du Nil pour
l’agriculture, qui consomme énormément d’eau. Et vu que la
sécurité alimentaire est un élément primordial, il est plus
qu’impératif de consacrer d’abord toute l’eau disponible à
ce secteur et de rechercher d’autres ressources (nappes ou
désalination) pour les autres secteurs, qu’ils soient
industriels ou touristiques ou même domestiques.
— Mais d’aucuns diraient que la désalination est coûteuse …
— Le taux de salinité des eaux de la mer Rouge est de 40 000
particules au million, c’est un taux minime. Le m3 coûte
environ un dollar, soit 5 L.E. Il y a aussi les eaux
marginales des nappes phréatiques et des puits dont la
salinité est encore plus faible et dont le coût au m3
reviendrait à 10 ou 20 piastres. A ce prix-là, on parle de
bénéfices, car avec un coût de 2 à 3 L.E. le m3, cela
voudrait dire 1 000 bouteilles d’eau vendues à 1 L.E.
chacune.
— Pourquoi ne le font-ils pas ?
— De la pure bêtise tout simplement. L’Etat devrait prendre
en charge ce dossier et mettre en place une loi claire pour
l’exploitation des ressources en eau.
— Et qu’en est-il des systèmes d’irrigation, sujet qui
revient sans cesse sur le tapis ?
— C’est, en effet, le deuxième impératif du secteur de
l’agriculture. Il faut développer les techniques
d’irrigation. Cela devrait être la tâche première du
ministère de l’Agriculture, qui nous fera économiser environ
30 % de l’eau utilisée. Economie en eau qui serait alors
utilisée pour fertiliser de nouvelles terres agricoles dans
le nord du Sinaï et sur les côtes. Cela équivaut à 10 ou 13
milliards de m3 pour de nouveaux terrains agricoles d’une
superficie de 3,5 millions de feddans. Le troisième facteur
pour garantir la sécurité alimentaire c’est celui de la
qualité de l’eau du drainage agricole. Je m’explique : il
serait judicieux de réutiliser l’eau du drainage agricole,
or, le problème est que ces eaux sont déversées dans des
canalisations qui accueillent également les eaux usées de
l’industrie et celles des égouts. Ce qu’il faudrait c’est de
consacrer des canalisations spéciales à l’eau du drainage
agricole, pour pouvoir l’exploiter encore une fois après
épuration. Tous les ministères concernés, à savoir celui de
l’Industrie, de l’Environnement, de l’Agriculture et de la
Population doivent coopérer pour régler ce problème.
— Pour ce qui est de la flambée des prix des fruits et
légumes, surtout la tomate, durant cette saison, beaucoup
d’analyses ont été avancées dont les changements
climatiques. Qu’en est-il exactement ?
— Il y a deux raisons à cela : d’abord, la vague de chaleur.
Mais le problème n’est pas nouveau. J’ai fait une étude en
1984 qui montre que nous avons, pour ce qui est de la
tomate, deux pics, l’un en été et l’autre en hiver. A
l’époque, j’avais préconisé des solutions d’irrigation en
avril et en octobre, pour faire face à ces pics. Cette
année, la forte chaleur a juste exacerbé un problème qui
existe depuis longtemps et auquel on n’a pas appliqué de
solution.
La deuxième raison c’est le processus de distribution entre
l’agriculteur et le consommateur, parsemé d’une multitude
d’intermédiaires, ce qui gonfle le prix du produit. Dans la
distribution, il y a aussi les modes de conservation des
produits, notamment des récoltes de tomates qui sont
entassées dans des cageots en bambous sous le soleil et qui
parcourent ainsi des kilomètres et des kilomètres. Au bout
du compte, nous perdons de 30 à 50 % des récoltes durant le
transport.
— Comment, à votre avis, régler ces problèmes ?
— Il faut instaurer des groupements d’agriculteurs pas
seulement en ce qui concerne la tomate, les légumes, etc.,
mais aussi en ce qui concerne le blé, le riz ou le maïs. Les
parcelles de terres éparpillées entre plusieurs agriculteurs
doivent être regroupées en une seule avec une seule culture.
Il règne une véritable anarchie chacun fait ce qu’il veut
sur son bout de terrain ; l’agriculture ne peut se
développer sans le développement des coopératives agricoles.
Si c’est cela la solution, pourquoi n’a-t-elle pas été
appliquée depuis longtemps ? Il y a beaucoup d’entraves,
dont bien sûr le financement. Aujourd’hui, le ministre de la
Planification a annoncé dans les journaux que la
planification est une chose importante. Je ne suis pas
contre, mais il faut des fonds pour planifier et pour
développer et améliorer.
— On parle beaucoup ces derniers temps, depuis la crise
mondiale du blé, d’autosuffisance ! On a entendu qu’un pays
comme les Etats-Unis a conseillé à l’Egypte de se concentrer
sur des cultures qui rapportent de l’argent et qu’ils seront
capables de nous fournir nos besoins en blé, récolte
abondante chez eux. Est-ce vrai ?
— Oui, c’est vrai. Mais on doit prendre toujours ces
conseils avec beaucoup de recul pour plusieurs raisons. Le
marché international se développe d’une manière folle. La
Chine et l’Inde, avec une population de 3 milliards de
personnes, ont commencé à absorber les ressources de la
planète. Aujourd’hui, ils n’arrivent pas à subvenir à leurs
besoins en aliments et ils ont commencé à chercher leur
nourriture dans le monde ! Tout cela exerce une pression sur
les ressources et les agricultures, et on ne sait pas si les
récoltes seront disponibles ou non, et si oui, à quel prix ?
On a commencé à le sentir depuis les années 1980, les prix
des légumes et des fruits en Egypte ont alors connu des
hausses raisonnables, aujourd’hui, les prix bondissent d’une
manière exagérée. En plus, si on dépend complètement des
Etats-Unis ou d’autres pays pour nous fournir la majorité de
nos besoins en une récolte quelconque, qu’est-ce qu’on fera
en cas de catastrophe, comme celle qui a frappé la Russie
l’année dernière et qui l’a empêchée de fournir à l’Egypte
ses besoins en blé ? Il faut savoir qu’on ne pourra jamais
arriver à une autosuffisance complète, mais il est possible
d’atteindre une autosuffisance de 50 ou même à 70 % de nos
besoins et le reste est laissé à l’offre et à la demande.
— Parlez-vous ici de l’autosuffisance en récoltes
stratégiques comme le blé par exemple ?
— Je parle de l’autosuffisance en général. Il n’y a rien qui
s’appelle récolte stratégique. Si le blé pour l’Egypte est
stratégique, le riz l’est en Asie, le maïs l’est en Afrique.
Si le blé en Egypte n’est pas suffisant, on n’a qu’à changer
nos modes d’alimentation, nous avons le riz en abondance,
pourquoi pas ne pas considérer le riz comme notre source
essentiel d’amidon ? Pour revenir au point de la sécurité
alimentaire, il faut qu’il soit clair qu’on doit d’abord
réaliser une autosuffisance à 70 % maximum et avoir si on
veut à côté des récoltes pour générer des liquidités. Le
paysan a besoin de gagner sa vie pour vivre au moment où un
feddan de riz a rapporté 3 000 L.E., un feddan de tomates,
durant la dernière crise, a rapporté 100 000 L.E. Plus de la
moitié de cette somme va aux commerçants et intermédiaires
alors que le paysan est resté 7 mois à travailler, a acheté
les engrais et les pesticides et a payé des ouvriers
agricoles pour l’aider dans les champs. C’est injuste. Pour
dire que l’autosuffisance partielle dont je parle doit
concerner les différentes récoltes.
— Tout ce dont vous parlez a besoin de recherche
scientifique. Vous, qui occupez ce poste, comment
évaluez-vous ce secteur ?
— Le financement est le nerf de la guerre dans ce secteur,
or, en Egypte, il est minime. On ne va pas dire qu’il faut
les 15 % du PNB comme aux Etats-Unis ou les 10 % comme au
Japon, mais au moins, tentons de nous égaler avec nos
voisins comme les pays de l’Afrique du Nord avec des taux de
3 à 4 %. Car, à long terme, c’est un bon investissement, et
l’Etat doit prendre ce facteur en considération. Cependant,
il faut dire que nous avons pu augmenter le budget du centre
que je préside de 26 millions de L.E. il y a quatre ans à 72
millions. Mais nous avons besoin d’au moins 200 millions de
L.E. pour que je puisse dire que nous sommes sur le chemin
du développement du secteur agricole.
Propos recueillis par Dalia Abdel-Salam