C’est le dépaysement et l’exil sur la terre d’Amérique que
dépeint Miral Al-Tahawy
dans son nouveau roman Brooklyn Heights (éditions
Merit, 2010). Sélectionné la semaine dernière à la longue
liste du Booker du roman arabe, il capte sous un nouveau
jour les soucis des émigrés.
Flat Bush
Elle la voit sur les plans d’Internet, en cherchant une
pièce à louer dans les quartiers de Brooklyn. Elle la voit à
travers la loupe de la recherche sur Google : une petite rue
étroite et sinueuse. Elle la voit qui descend vers Brooklyn
Bridge, ce pont long qui se déploie pour unir deux îles. Des
passants, des voitures élégantes, des touristes traversent
le pont : ils admirent le coucher du soleil et les
frontières de Manhattan qui paraît, vu du pont, comme un
gâteau plein de bougies, une pomme ronde et gourmande avec
ses tours illuminées. Elle laisse derrière elle Manhattan,
que l’on convoite, et d’entre toutes les rues, elle choisit
Flat Bush, car cette rue lui plaît à elle qui se hâte en
portant sa solitude, beaucoup de valises, avec un enfant qui
s’appuie contre son corps à chaque fois qu’il est fatigué de
marcher. Elle porte aussi plusieurs manuscrits : des
histoires inachevées, dans un sac tenu sur le dos, avec
d’autres papiers importants. Par exemple, les actes de
naissance, les titres de séjour, les diplômes, les
certificats de vaccination, les certificats de travail,
quelques relevés de banque et un bail signé pour un
appartement qu’elle n’a pas encore vu.
Elle sait seulement que la position de l’appartement est
perpendiculaire à la 7e Avenue, qu’un parc alentour s’ouvre
de plusieurs côtés et qu’il est situé au cœur d’un vieux
quartier de Brooklyn dont le nom est Park Slope. Elle
cherche le sens du mot « slope » dans le dictionnaire et
elle trouve « bord ou berge », cela signifie le « lieu en
pente » : elle est certaine que ce lieu correspond à son
état psychologique. Elle marche dans Flat Bush qui s’étend
du pont, à l’ouest, jusqu’aux limites de Brooklyn à l’Est.
Elle marche avec l’enfant, cherchant des repères dans la
rue. La rue se prolonge devant elle, en long et en large,
entrecoupée de plusieurs issues et de longues lignes
verticales viennent s’y croiser, avec des appellations et
des numéros différents. Elle marche lentement, prudente, car
la rue aboutit à des zones inconnues où guette le danger. Et
parce qu’elle a peur souvent et parce qu’elle tient un
enfant par la main, elle se contente d’explorer le carré
sûr, là où émane des cafés une odeur d’enfants, de lait et
de café, là où les baby-sitters, des noires la plupart du
temps, traînent des poussettes tout en parlant dans un
téléphone portable. Des rires sonores couvrent les cris des
bébés ligotés dans les poussettes.
Les restaurants et les cafés dans les rues adjacentes sont
nombreux et rivalisent d’efforts pour mettre un air ancien
ou une élégance classique visible à travers les styles et
l’âge des meubles en bois, les couleurs du bois des chaises,
les vieilles peintures à l’huile, devenues une part
essentielle de la nature des lieux. Elle marche dans les
rues où paraît une passion pour toute chose ancienne, ou qui
évoque l’ancien, une manie, partout, une manie qui
accompagne l’odeur du café et les lunettes de vue,
l’insomnie de l’écriture et le jogging sur les trottoirs,
pour perdre quelques kilos, et la promenade des chiens
gentils, proprets et gâtés ; la flânerie pendant une
réflexion profonde sur les différentes étapes de l’écriture
d’un texte, ou la composition d’une pièce de musique, ou
même la relaxation qui précède une séance de Reiki ou de
yoga.
En regardant autour d’elle, elle est sûre d’avoir choisi le
lieu idéal pour son état d’esprit : tout ce qui l’entoure
semble extrêmement vieux et invite à la nostalgie. Tous ceux
qui l’entourent semblent s’occuper d’une création cosmique.
Tous sont des écrivains et elle rêve de le devenir. Ils
portent dans un sac les manuscrits rêvés, ils cherchent des
agents littéraires et des maisons d’édition, ils respectent
les petits rédacteurs des pages littéraires, car ce sont eux
qui vont découvrir leurs talents et en écriront quelques
mots. Leurs rêves se réaliseraient instantanément. Elle
appartient maintenant au lieu qui lui convient : elle voit
de loin des êtres qui lui ressemblent, ou presque. Même de
loin, elle rêvait seulement d’écrire, et son unique recueil
de poèmes Pareille à personne n’est encore qu’une liasse de
papiers gardée dans un vieux sac à main blanc hérité de sa
mère.
***
Elle tira les valises d’un seul coup pour arriver à l’entrée
de l’immeuble récent où elle avait loué l’appartement quand
il s’arrêta soudain, l’entraînant par la main. Il dit : Je
peux m’acheter quelque chose à manger ? Puis il s’échappa
vers un magasin sur le même trottoir près de la maison. Il
se précipita vers le vendeur — ils découvrirent plus tard
qu’il était d’origine yéménite — il lui dit brièvement et
avec une vitesse qui l’étonna : round roasted creamy cheese
bagel, smoothie strawberry cranberry juice. La demande lui
parut longue et large comme Flat Bush. Il lui fallut un
moment pour discerner ces vocables. Il lui fut difficile
comme d’habitude de comprendre ce qu’il avait demandé et
elle confondit — comme elle le faisait encore — la valeur
des pièces de monnaie argentées, c’était aussi difficile de
trouver les mots adéquats pour l’inciter à être raisonnable
au lieu de faire des achats sur un coup de tête et pour lui
conseiller de prendre son avis avant de demander des choses.
Mais à peine avait-elle commencé à le sermonner en disant :
chéri, pourquoi tu ne me demandes pas d’abord ? Suppose que
maman n’a pas assez d’argent. Il répliqua, fâché : maman,
j’ai demandé un sandwich au fromage et un verre de jus, ce
n’est rien. Elle ne sut pas répondre à ce commentaire qui
lui parut incisif et inattendu. Comme un goût amer dans la
bouche lui était resté avec l’incident du bagel et toutes
les craintes des achats impulsifs à Flat Bush, qui était
plein de tentations.
La maison qu’elle habitait n’était pas non plus à la hauteur
des rêves de son enfant. Simplement une boîte d’allumettes
avec une fenêtre sur la rue. Elle continuait à le persuader
qu’elle lui avait choisi la plus belle vue de Brooklyn : de
la fenêtre, il pouvait faire un signe de la main à Mister
Felafel, l’homme corpulent assis devant son restaurant sur
une immense chaise en bois. A sa droite, il y avait une
statue en bois de Toutankhamon et à sa gauche une statue en
bois de même couleur et de même taille représentant
Cléopâtre. Il sortait les deux statues le matin, pour
signifier aux clients du restaurant qu’ils étaient les
bienvenus et elle le voyait quand il les rentrait le soir
pour annoncer la fermeture. Evidemment, elle n’essaya jamais
de passer entre les deux statues avec son enfant, parce que
Mister Felafel vendait le sandwich à dix dollars. Ils
observaient seulement les mouvements d’ouverture et de
fermeture de leur fenêtre. Ils le voyaient du troisième
étage, à sa place, les deux statues à ses côtés, et ils lui
souriaient.
A côté de Mister Felafel se trouvait un petit restaurant
chinois, nommé Tufwa. C’était vraiment la pire des
expériences vécues. Ils s’assirent longtemps à une table
pauvre, ils remplirent les verres d’eau d’un broc en métal
posé négligemment sur la table. Comme d’habitude, elle le
laissa dire une commande extravagante, cela ne l’étonnait
plus. Elle l’observait seulement quand il prononçait les
mots couramment, vite, avec une aisance acquise elle ne
savait d’où. « Veggie mushrooms zucchini noodles ». Elle
acquiesça de la tête. Toutes ces choses formèrent une pile
sur un petit plateau. Il en mangea avec un air contrit en
versant dessus un peu de sauce de soja noire. Elle
s’aventura à ouvrir le paquet de galettes de touffu servies
dans du plastique transparent. Elle mordit dans la pâte
légère qui n’avait pas de goût et elle ne put l’avaler. Elle
dit : c’est quoi ça ? L’enfant se mit à rire : maman, ce
n’est pas à manger, c’est pour que tu voies ta chance.
Elle voulait savoir sa chance dans n’importe quoi.
L’astrologie, les cartes, les cartes de bonne aventure qu’on
appelle « tarots ». Dans les lignes de la main ou même sur
son front, pourquoi pas, si quelqu’un pouvait y lire sa
chance. Elle ne s’attendait pas à la trouver dans le morceau
de pâte séchée, sur une spirale de papier minuscule,
enroulée avec précision. Elle l’ouvrit avec la minutie de
qui a peur de savoir le sort prédit par le papier. Elle lut
: Ce qui t’attend n’est pas mieux que ce qui est laissé
derrière toi. Elle déchira le papier et jeta les morceaux
dans le verre d’eau. Elle s’en alla. Son fils la suivit :
Maman, tu es fâchée de moi ? Maman, j’ai pris beaucoup
d’argent ? Maman, tu es en colère ?
Elle marche, il court derrière elle en direction de la
petite boîte qui est devenue leur maison.
Dans la nuit, elle pensait qu’elle n’arrivait plus à se
souvenir de beaucoup de choses. Elle oubliait les adresses,
ses papiers, des événements passés. Sa mémoire infaillible
était confuse. Elle, qui s’imaginait que l’oubli est une
grâce, l’oubli la pourchassait maintenant comme un fantôme
effroyable/
Traduction de Suzanne El Lackany