Al-Ahram Hebdo, Littérature | Miral Al-Tahawy, Flat Bush

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 Semaine du 24 au 30 novembre 2010, numéro 846

 

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Littérature

C’est le dépaysement et l’exil sur la terre d’Amérique que dépeint Miral Al-Tahawy dans son nouveau roman Brooklyn Heights (éditions Merit, 2010). Sélectionné la semaine dernière à la longue liste du Booker du roman arabe, il capte sous un nouveau jour les soucis des émigrés.

Flat Bush

Elle la voit sur les plans d’Internet, en cherchant une pièce à louer dans les quartiers de Brooklyn. Elle la voit à travers la loupe de la recherche sur Google : une petite rue étroite et sinueuse. Elle la voit qui descend vers Brooklyn Bridge, ce pont long qui se déploie pour unir deux îles. Des passants, des voitures élégantes, des touristes traversent le pont : ils admirent le coucher du soleil et les frontières de Manhattan qui paraît, vu du pont, comme un gâteau plein de bougies, une pomme ronde et gourmande avec ses tours illuminées. Elle laisse derrière elle Manhattan, que l’on convoite, et d’entre toutes les rues, elle choisit Flat Bush, car cette rue lui plaît à elle qui se hâte en portant sa solitude, beaucoup de valises, avec un enfant qui s’appuie contre son corps à chaque fois qu’il est fatigué de marcher. Elle porte aussi plusieurs manuscrits : des histoires inachevées, dans un sac tenu sur le dos, avec d’autres papiers importants. Par exemple, les actes de naissance, les titres de séjour, les diplômes, les certificats de vaccination, les certificats de travail, quelques relevés de banque et un bail signé pour un appartement qu’elle n’a pas encore vu.

Elle sait seulement que la position de l’appartement est perpendiculaire à la 7e Avenue, qu’un parc alentour s’ouvre de plusieurs côtés et qu’il est situé au cœur d’un vieux quartier de Brooklyn dont le nom est Park Slope. Elle cherche le sens du mot « slope » dans le dictionnaire et elle trouve « bord ou berge », cela signifie le « lieu en pente » : elle est certaine que ce lieu correspond à son état psychologique. Elle marche dans Flat Bush qui s’étend du pont, à l’ouest, jusqu’aux limites de Brooklyn à l’Est. Elle marche avec l’enfant, cherchant des repères dans la rue. La rue se prolonge devant elle, en long et en large, entrecoupée de plusieurs issues et de longues lignes verticales viennent s’y croiser, avec des appellations et des numéros différents. Elle marche lentement, prudente, car la rue aboutit à des zones inconnues où guette le danger. Et parce qu’elle a peur souvent et parce qu’elle tient un enfant par la main, elle se contente d’explorer le carré sûr, là où émane des cafés une odeur d’enfants, de lait et de café, là où les baby-sitters, des noires la plupart du temps, traînent des poussettes tout en parlant dans un téléphone portable. Des rires sonores couvrent les cris des bébés ligotés dans les poussettes.

Les restaurants et les cafés dans les rues adjacentes sont nombreux et rivalisent d’efforts pour mettre un air ancien ou une élégance classique visible à travers les styles et l’âge des meubles en bois, les couleurs du bois des chaises, les vieilles peintures à l’huile, devenues une part essentielle de la nature des lieux. Elle marche dans les rues où paraît une passion pour toute chose ancienne, ou qui évoque l’ancien, une manie, partout, une manie qui accompagne l’odeur du café et les lunettes de vue, l’insomnie de l’écriture et le jogging sur les trottoirs, pour perdre quelques kilos, et la promenade des chiens gentils, proprets et gâtés ; la flânerie pendant une réflexion profonde sur les différentes étapes de l’écriture d’un texte, ou la composition d’une pièce de musique, ou même la relaxation qui précède une séance de Reiki ou de yoga.

En regardant autour d’elle, elle est sûre d’avoir choisi le lieu idéal pour son état d’esprit : tout ce qui l’entoure semble extrêmement vieux et invite à la nostalgie. Tous ceux qui l’entourent semblent s’occuper d’une création cosmique. Tous sont des écrivains et elle rêve de le devenir. Ils portent dans un sac les manuscrits rêvés, ils cherchent des agents littéraires et des maisons d’édition, ils respectent les petits rédacteurs des pages littéraires, car ce sont eux qui vont découvrir leurs talents et en écriront quelques mots. Leurs rêves se réaliseraient instantanément. Elle appartient maintenant au lieu qui lui convient : elle voit de loin des êtres qui lui ressemblent, ou presque. Même de loin, elle rêvait seulement d’écrire, et son unique recueil de poèmes Pareille à personne n’est encore qu’une liasse de papiers gardée dans un vieux sac à main blanc hérité de sa mère.

***

Elle tira les valises d’un seul coup pour arriver à l’entrée de l’immeuble récent où elle avait loué l’appartement quand il s’arrêta soudain, l’entraînant par la main. Il dit : Je peux m’acheter quelque chose à manger ? Puis il s’échappa vers un magasin sur le même trottoir près de la maison. Il se précipita vers le vendeur — ils découvrirent plus tard qu’il était d’origine yéménite — il lui dit brièvement et avec une vitesse qui l’étonna : round roasted creamy cheese bagel, smoothie strawberry cranberry juice. La demande lui parut longue et large comme Flat Bush. Il lui fallut un moment pour discerner ces vocables. Il lui fut difficile comme d’habitude de comprendre ce qu’il avait demandé et elle confondit — comme elle le faisait encore — la valeur des pièces de monnaie argentées, c’était aussi difficile de trouver les mots adéquats pour l’inciter à être raisonnable au lieu de faire des achats sur un coup de tête et pour lui conseiller de prendre son avis avant de demander des choses. Mais à peine avait-elle commencé à le sermonner en disant : chéri, pourquoi tu ne me demandes pas d’abord ? Suppose que maman n’a pas assez d’argent. Il répliqua, fâché : maman, j’ai demandé un sandwich au fromage et un verre de jus, ce n’est rien. Elle ne sut pas répondre à ce commentaire qui lui parut incisif et inattendu. Comme un goût amer dans la bouche lui était resté avec l’incident du bagel et toutes les craintes des achats impulsifs à Flat Bush, qui était plein de tentations.

La maison qu’elle habitait n’était pas non plus à la hauteur des rêves de son enfant. Simplement une boîte d’allumettes avec une fenêtre sur la rue. Elle continuait à le persuader qu’elle lui avait choisi la plus belle vue de Brooklyn : de la fenêtre, il pouvait faire un signe de la main à Mister Felafel, l’homme corpulent assis devant son restaurant sur une immense chaise en bois. A sa droite, il y avait une statue en bois de Toutankhamon et à sa gauche une statue en bois de même couleur et de même taille représentant Cléopâtre. Il sortait les deux statues le matin, pour signifier aux clients du restaurant qu’ils étaient les bienvenus et elle le voyait quand il les rentrait le soir pour annoncer la fermeture. Evidemment, elle n’essaya jamais de passer entre les deux statues avec son enfant, parce que Mister Felafel vendait le sandwich à dix dollars. Ils observaient seulement les mouvements d’ouverture et de fermeture de leur fenêtre. Ils le voyaient du troisième étage, à sa place, les deux statues à ses côtés, et ils lui souriaient.

A côté de Mister Felafel se trouvait un petit restaurant chinois, nommé Tufwa. C’était vraiment la pire des expériences vécues. Ils s’assirent longtemps à une table pauvre, ils remplirent les verres d’eau d’un broc en métal posé négligemment sur la table. Comme d’habitude, elle le laissa dire une commande extravagante, cela ne l’étonnait plus. Elle l’observait seulement quand il prononçait les mots couramment, vite, avec une aisance acquise elle ne savait d’où. « Veggie mushrooms zucchini noodles ». Elle acquiesça de la tête. Toutes ces choses formèrent une pile sur un petit plateau. Il en mangea avec un air contrit en versant dessus un peu de sauce de soja noire. Elle s’aventura à ouvrir le paquet de galettes de touffu servies dans du plastique transparent. Elle mordit dans la pâte légère qui n’avait pas de goût et elle ne put l’avaler. Elle dit : c’est quoi ça ? L’enfant se mit à rire : maman, ce n’est pas à manger, c’est pour que tu voies ta chance.

Elle voulait savoir sa chance dans n’importe quoi. L’astrologie, les cartes, les cartes de bonne aventure qu’on appelle « tarots ». Dans les lignes de la main ou même sur son front, pourquoi pas, si quelqu’un pouvait y lire sa chance. Elle ne s’attendait pas à la trouver dans le morceau de pâte séchée, sur une spirale de papier minuscule, enroulée avec précision. Elle l’ouvrit avec la minutie de qui a peur de savoir le sort prédit par le papier. Elle lut : Ce qui t’attend n’est pas mieux que ce qui est laissé derrière toi. Elle déchira le papier et jeta les morceaux dans le verre d’eau. Elle s’en alla. Son fils la suivit : Maman, tu es fâchée de moi ? Maman, j’ai pris beaucoup d’argent ? Maman, tu es en colère ?

Elle marche, il court derrière elle en direction de la petite boîte qui est devenue leur maison.

Dans la nuit, elle pensait qu’elle n’arrivait plus à se souvenir de beaucoup de choses. Elle oubliait les adresses, ses papiers, des événements passés. Sa mémoire infaillible était confuse. Elle, qui s’imaginait que l’oubli est une grâce, l’oubli la pourchassait maintenant comme un fantôme effroyable/

Traduction de Suzanne El Lackany

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Miral Al-Tahawy

Ecrivaine des années 1990, Miral Al-Tahawy s’est concentrée à ses débuts à l’univers des origines, celui des tribus bédouines. Avec succès, elle a déjà publié trois romans : Al-Khebaa (la cachette) en 1996, Al-Bazengana al-zarqaa (l’aubergine bleue) en 1998 et Naqarat al-zebaa (les pas des gazelles) en 2002, aux éditions Dar Charqiyate. Un univers qui « va au-delà des stéréotypes et illustre les crises de la femme bédouine dans l’urgence d’atteindre sa liberté », comme l’a noté le Washington Post, lors de la sortie de la traduction de son Gazelle Tracks, aux éditions de l’Université américaine du Caire.

Dans son nouveau et 4e roman, Brooklyn Heights, édité chez Merit au Caire et une seconde édition à Dar Al-Adaab à Beyrouth, elle s’oriente vers l’univers des émigrés, mais en ayant toujours comme point de repère son monde de l’enfance. Ainsi, elle ne cesse de trouver des rapports entre l’agression de la ville, du quotidien et celle de son village natal, et décrit magnifiquement les détails des communautés hirsutes qui vivent dans la ville américaine.

Miral Al-Tahawy est actuellement professeur assistant de littérature arabe à l’Université North Carolina. Son Brooklyn Heights fut sélectionné à la longue liste du prix  International Prize for Arabic Ficition (IPAF) à sa 4e édition, lancée en 2007 par Abu-Dhabi en coopération avec le prix britannique Booker. Al-Tahawy figure sur la liste des seize romanciers arabes avec deux Egyptiens, le grand Khaïry Chalabi (istassia) et le jeune Khaled Al-Berri (danse orientale).

 




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