Folklore .
Gravées solidement dans les mémoires et ancrées profondément
dans les habitudes et les coutumes, les chansons rurales
font apparition de nouveau grâce à une troupe musicale de
paysannes. Reportage à A Kafr Al-Chorafa, au gouvernorat de
Qalioubiya.
Quand l’Egypte chante « fellahi »
«
Oulou labouha Allah yekhadar ardak ala el-ezal eli khareg
men andak, oulou labouha Allah yekhadar ghitak ala el-ezal
eli khareg men beitak » (dites à son père de cultiver son
champ pour préparer le trousseau qui sortira de chez lui),
et bien d’autres : « Que Dieu fasse que tu remplisses ta
maison et qu’elle soit égayée par les enfants qui courent
partout », « Vous qui êtes assis à l’ombre d’un mûrier, la
poule a pondu un œuf, faites-nous entendre des youyous et
glorifions le prophète ».
C’est ce que fredonne, entre autres, le groupe de
paysannes. Vêtues de djellabas toutes en fleurs et ornées
(le corsage brodé et plissé vers le bas et la tête coiffée
d’un foulard à ponpons multicolores, elles portent toutes un
kerdane au cou, ou collier traditionnel) et de grandes
boucles d’oreilles de forme conique. Les onze femmes ont
formé un groupe musical appelé La Troupe des paysannes. Sans
micro, Sobhiya, la star du groupe, âgée d’une cinquantaine
d’années, commence à chanter. Sa voix puissante emplit la
salle et résonne même dans les pièces attenantes, alors que
le rôle des autres femmes est de répéter après elle et taper
des mains.
Elle anime la fête avec sa tabla (tambour) tout en
fredonnant les chansons de mariage dont les paroles sont, en
fait, des hymnes au bonheur pour la jeune mariée qui va
rejoindre son nid conjugal. « Autrefois, nous nous rendions
dans les mariages pour fredonner des chansons conçues
spécialement pour cette occasion, le jour du henné ou la
préparation du trousseau de la mariée. Des mélodies bien
rythmées et dont les paroles ont une grande signification.
Hélas, aujourd’hui, les paroles des chansons ne
correspondent guère à la fête que l’on célèbre. Si, par
hasard, tu es convié à un mariage, tu vas rencontrer un DJ
ou un chanteur qui va utiliser des paroles qui n’ont rien à
voir avec le mariage. Des paroles étranges qui n’ont aucune
relation avec l’événement », soutient Sobhiya, en esquissant
un sourire moqueur.
En parlant du passé, son regard s’illumine comme un soleil.
Et l’on peut mesurer à quel point le respect des traditions
familiales est ancré en elle. Sobhiya a grandi au cœur du
Delta du Nil. Elle a commencé à travailler très jeune dans
la récolte du coton avec d’autres jeunes filles de son
village, avant de se consacrer au chant. Sa belle voix lui a
permis de se produire dans les mariages, où sa carrière a
véritablement débuté depuis une dizaine d’années, date de la
création de La Troupe des paysannes. La première du genre.
En effet, c’est en 1990 que la troupe des arts populaires
dépendant du palais de la culture situé à Kafr Al-Chorafa au
gouvernorat de Qalioubiya a décidé de préserver le
patrimoine paysan, ce chant égyptien, qui est un mélange de
cultures arabe, égyptienne, fellahie et saïdie, et de le
présenter dans les différents occasions, noces et festivals.
Aujourd’hui, La Troupe des paysannes fait revivre le monde
nostalgique et folklorique avec les chansons inoubliables
appartenant à une époque lointaine que l’on regrette
toujours. Une mission qui n’est pas difficile, selon Amin
Chahine, directeur artistique de la troupe, puisque les
Egyptiens chantent partout, à la maison, dans les champs,
durant les fêtes … Ces chants célèbrent la vie comme ils
accueillent la mort.
« Le chant populaire égyptien a trouvé sa source
d’inspiration chez les paysannes. Celles-ci ont nourri cette
culture et ont joué un rôle considérable dans la vie
artistique égyptienne ainsi que dans la conservation et la
diffusion de la musique populaire de ce pays »,
souligne-t-il, tout en ajoutant que les paysannes animent
les fêtes populaires ou chantent dans les champs. Elles
sillonnent les routes, mêlant à leurs pas le chant et la
musique. Leur chant allie différentes formes de musique
traditionnelle égyptienne, notamment la force et la vitalité
propres à l’interprétation du chant saïdi de Haute-Egypte.
Les chants des paysannes constituent un patrimoine
artistique unique et un savoir considérable en matière de
chants traditionnels.
Un retour aux racines
Il était donc important de retourner aux sources, aux
racines, à la campagne et aux chansons rurales qui ont gardé
leurs traditions. Puis, elles sont apparues comme une mode
pour la chanson moderne. Comme si elles avaient été créées
pour qu’elles conviennent aussi à notre temps, tout
naturellement. « Cette troupe s’inspire du patrimoine
musical, de ses chansons qui n’ont pas de compositeurs.
Autrement dit, ce sont de vieilles chansons populaires
héritées de nos ancêtres et de nos territoires. Et cet
attachement, renforcé par un conservatisme inné, explique la
survie exceptionnellement longue de ces chansons d’un autre
âge. Et c’est parce qu’elles étaient solidement gravées dans
les mémoires, un peu comme les prières de l’enfance, et
profondément ancrées dans les habitudes et les coutumes,
donc intimement liées au quotidien des villageois, qu’elles
ont pu se maintenir par-delà les siècles. De là, nous avons
tenté de rassembler les femmes de différentes provinces, non
seulement on choisit les plus talentueuses, mais aussi
celles qui connaissent par cœur ces chansons héritées », dit
Magdi Abdel-Salam, directeur du palais de culture à Kafr
Al-Chorafa. Une manière de faire apprécier ce genre de chant
à un public plus large, ciblant non seulement les moins
jeunes, mais aussi toute personne avide de chant fellahi et
de sa façon simple et improviste, c’est ce qu’assure Afaf
Hassan (40 ans), l’une des chanteuses de la troupe. « Nous
ne chantons jamais les nouvelles chansons, mais celles de
nos mères et grands-mères qui étaient de véritables artistes
improvistes. Elles chantaient quand le cœur leur en disait
et elles entonnaient les chansons comme elles leur venaient
à l’esprit, en laissant parler leur cœur », dit-elle, tout
en soulignant qu’elle ne chante pas dans les mariages où il
y a un DJ, car ce dernier donne aux spectateurs l’envie de
vibrer ou de danser alors que les anciennes chansons rurales
ont besoin que les invités se concentrent sur les mots pour
pouvoir les répéter derrière elle. Et d’ajouter : « Beaucoup
de villageois nous demandent de venir pour célébrer des
mariages dans différents bourgs, mais comme notre troupe a
remporté plusieurs prix, on est de plus en plus sollicité
par des citadins, et surtout des étrangers, pour animer les
soirées ramadanesques ou chanter lors des fêtes nationales
et des festivals dans différents gouvernorats d’Egypte »,
explique Fayza, qui rêve d’effectuer des tournées à
l’étranger, pour faire connaître ce patrimoine populaire
inimité. Et comme il y a des gens qui aiment entendre le DJ
et les chansons bruyantes, d’autres préfèrent retourner aux
anciens chants doux, improvisés, pleins de sens. Hadj
Radwane, un habitant de la ville de Benha, est venu à Kafr
Al-Chorafa, pour demander à La Troupe des paysannes de venir
célébrer le mariage de son fils qui va avoir lieu lors du
Grand Baïram. « Les mariages d’avant étaient plus
attrayants. Les gens savaient écouter, car ils aimaient le
tarab, de nos jours, ce n’est plus pareil. On commande un DJ
qui diffuse des chansons dénuées de tout sens », se
plaint-il. Pourtant, son fils aurait aimé ramener Saad
Al-Saghir, un chanteur célèbre, mais hag Radwane a voulu des
noces baladies et il lui a apporté un danseur de tannoura
(danse des derviches), un takht arabe composé de joueurs de
rebabs, de mizmar et de nay, pour se remémorer le passé avec
toujours autant de nostalgie. « Al-baladi youkal (c’est le
local qui a de la valeur), il intervient toujours à tout
moment », exprime-t-il avec émotion.
Or, pour parvenir à ce que cette troupe soit une gardienne
des traditions orales et du patrimoine rural égyptien, les
palais de culture ont commencé à enregistrer les chansons
fellahies sur des CD, surtout que les membres des familles
au sein desquelles se transmet le métier de génération en
génération se disséminent peu à peu et rares sont les
parents qui songent à encourager leurs enfants à une telle
carrière. Imane Mahmoud, élève dans le cycle secondaire
azharite, est la plus jeune de cette troupe paysanne. Elle
est née dans une famille d’artistes. Sa mère est Sobhiya, la
star de la troupe, et son père est un monchid qui chante des
tawachihs et de l’inchad religieux (chants de louange du
prophète). Cette jeune fille de 17 ans, aux cheveux
longs et aux traits de paysanne, a réussi à se faire
connaître du public, faisant valoir un talent étonnant et
une sensibilité à fleur de peau en fredonnant les chansons
populaires avec un style très personnel et très spécifique.
Elle confie qu’elle est très fière de faire partie de cette
troupe patrimoniale et raconte qu’elle n’oubliera jamais
l’accueil chaleureux que lui a réservé le public et les
applaudissements des spectateurs qui étaient éblouis par la
représentation donnée au festival Mahka Al-Qalaa (le parloir
de la citadelle) ayant eu lieu au mois du Ramadan. «
Il suffit de dire que les spectateurs ont boudé le spectacle
donné par les grands chanteurs tels que Khaled Sélim et
d’autres, et sont venus former un cercle autour de nous pour
entendre les chansons d’antan. Ils ne se lassaient pas de
voir et revoir notre spectacle et l’attendaient impatiemment
le lendemain, pour y assister à nouveau », conclut Imane
avec fierté.
Chahinaz Gheith