Hassan Al-Gueretly
sillonne l’Egypte en homme de théâtre. Il a été le premier à
fonder une troupe indépendante, Al-Warcha, et il œuvre à
préserver l’héritage culturel en dehors des sentiers
battus.
Le scout des talents
« Le théâtre est un lieu de rencontre, un art de dualité, de
transformation, de conflit, de réconciliation, d’accord et
de désaccord. Par le théâtre, j’essaie de vivre cette sorte
de dualité entre l’Egypte et l’Occident, en tant qu’une
richesse. D’autres peuvent vivre cet état de chose comme une
contrainte », exprime Hassan Al-Gueretly, à la fois metteur
en scène, cinématographe, directeur et fondateur de la
troupe théâtrale Al-Warcha, en 1987. A dédoublement culturel
bien contrasté, entre Occident et populaire, entre tradition
et modernité, Al-Gueretly est cette personne très énergique
qui vit heureusement le moment, avec cette dualité innée.
De père égyptien et de mère écossaise, Hassan est le fruit
d’une rencontre de l’après-Seconde Guerre mondiale à
Londres, entre parents qui, de cultures différentes, se sont
unis par l’amour du service public. Sa mère faisait des
études scientifiques à la BBC. Et son père parachevait un
doctorat en économie, interrompu par la guerre mondiale. «
Installé au Caire au début de la Révolution de 1952, mon
père a fait carrière dans une banque égyptienne, puis au
ministère des Finances, à une époque où l’Egypte vivait dans
une totale centralisation. Mon père, expert en économie, a
refusé toute responsabilité liée à la politique. Il a même
démissionné de son poste au ministère », affirme Al-Gueretly.
Et d’ajouter : « J’ai grandi en Egypte jusqu’à l’âge de 17
ans, j’étais élevé en Egypte, avec l’effervescence de la
libération, l’union avec la Syrie et la nationalisation du
Canal de Suez. Autant d’actes prometteurs, mais quand le
pouvoir s’est centralisé, les choses sont devenues moins
bien pensées. Je suis pour la démocratie, le partage, le
dialogue et le savoir. Le théâtre est un espace de liberté
alors que dans les années 1960, il y avait moins de théâtre.
Le théâtre égyptien puise dans deux sources : l’occidental
et le populaire ». Mais c’est la première, « cet avatar
levantin du théâtre européen », qui l’a largement emporté. «
Le reste est complètement ignoré, rayé des tablettes ».
Plus tard, Al-Gueretly quitte très jeune l’Egypte pour la
France, avec le sentiment qu’il va y retourner un jour. «
Nous ne pouvons exister chez soi qu’à la suite d’une
reconnaissance acquise à l’étranger. Mais pour être compris
à l’étranger, il faut parler de soi en termes d’étranger.
C’est terriblement déstabilisant ». Lors de sa résidence
entre 1975 et 1980 en France, qui lui était un « terrain
neutre » de rencontres théâtrales et de formation, Al-Gueretly
a touché à sa première ambition d’avoir une compagnie
théâtrale itinérante. Il a fondé au Limousin la compagnie
Les Tréteaux de la Terre et du Vent, à spectacles liés aux
sujets de la culture, l’histoire et l’économie. « Mon amour
pour le français vient de son abstraction, de sa façon
d’exprimer les sentiments. Je suis un grand amoureux du
théâtre de Racine qui exprime les sentiments contradictoires
de l’amour comme une maladie », dit celui qui se voit un
amoureux plutôt qu’un romantique, avec son air énergique.
Etudes de littérature française à l’Université de Bristol au
Royaume-Uni, suivies en 1982, d’un diplôme d’études
supérieures en mise en scène audiovisuelle de la Sorbonne,
Al-Gueretly a travaillé comme metteur en scène au Centre
dramatique national du Limousin, où il a participé à des
spectacles de Shakespeare, Strindberg, Camus, Vitrac et
Brecht. « Les meilleurs à avoir exprimé la condition humaine
», selon lui. En France, ses activités ont touché à la
relation entre théâtre et éducation, avec à l’appui des
tournées en Egypte et dans le monde arabe, notamment un
projet de théâtre avec les paysans du gouvernorat de Béheira
et une coproduction franco-égyptienne de Phèdre au Théâtre
national du Caire, en 1977. Il était animé par un désir de
ramener tout son savoir-faire théâtral en Egypte, sans
encore décider de rentrer pour de bon. Ce, jusqu’au moment
où il rencontra, en France, le réalisateur Youssef Chahine.
« Ma première rencontre avec Chahine m’a incité à lui
demander de travailler avec lui. Le maître me répondait
toujours : Reviens d’abord. J’ai alors étudié, grâce à
Chahine, les techniques du cinéma, la persévérance et la
nécessité de créer une institution de partage convivial.
J’ai connu ma première expérience cinématographique avec
Adieu Bonaparte et Le Sixième jour. Chahine est un créateur
d’images qui a influencé mon théâtre, loin de l’exagération
ou de l’hyperbole. Mon théâtre est un jeu simple et sincère
», exprime Al-Gueretly, un homme qui a du charme, grand de
taille, avec des cheveux lisses sel et poivre.
Après dix ans en France, c’est le retour définitif en 1982.
En Egypte, il affronte « la bureaucratie, l’intolérance des
syndicats artistiques et l’irréalité d’un théâtre perclus de
conventions ». Cependant, il fonde, en 1987, une « première
» troupe théâtrale indépendante : Al-Warcha, nullement liée
à l’emprise de l’Etat. Cette troupe est formée d’un groupe
croissant d’amateurs et de professionnels de théâtre et de
cinéma. Elle naît d’une rencontre autour d’une intuition et
d’émotions communes, avec le plaisir de chercher, au-delà de
l’horizon, des sphères d’étonnement. Ce groupe d’Al-Warcha,
qui signifie « chantier » en arabe, campe au dernier étage
d’un ancien bâtiment de la rue Chérif, au centre-ville
cairote. « A ses débuts, Al-Warcha était sans hébergement,
jusqu’au moment où elle a trouvé place dans une ruelle à la
rue Champollion au centre-ville, face à un garage bien
animé, comme une usine avec son vacarme et son désordre. Ce
qui m’a inspiré le nom d’Al-Warcha ». C’est dans ce «
désordre » que fonctionne Al-Warcha comme un atelier en
perpétuelle effervescence. Les uns dansent, les autres
chantent, s’entraînent à la danse du bâton ou à narrer des
contes, dans un étrange cérémonial que certains appellent
une répétition.
« Je crois que le théâtre est un lieu de rencontre où nous
touchons à toute littérature théâtrale universelle. Et comme
le théâtre égyptien est né de la rencontre avec l’Occident,
depuis Bonaparte, on s’est intéressé à arabiser des textes
occidentaux, avec le désir d’adapter pour le public égyptien
le répertoire contemporain ». En 1989, Al-Warcha a arabisé
les différentes pièces d’Ubu d’Alfred Jarry, sous le titre
de Dayer maydour qui fait la matière picaresque du « petit
peuple égyptien » tel décrit dans l’œuvre de Naguib Mahfouz.
« En Egypte, j’ai voulu travailler sur la logique de la
décentralisation que j’ai vécue en France où on
subventionnait les petites troupes théâtrales. Si un jour on
me demande officiellement, avec une subvention de l’Etat, de
m’installer à Minya en Haute-Egypte, je le ferai aimablement
», assure Al-Gueretly. Les activités d’Al-Warcha
s’accroissent, depuis 1987, avec des pièces jouées en arabe
vernaculaire à « énergie dramatique qui dissimule les
émotions cachées derrière les masques du quotidien ». Comme
dans Le Pupille Veut Devenir Tuteur de Peter Handke et Le
réveil de Dario Fo et Franca Rame. Cette double création fut
reprise en 1988, lors du premier Festival du théâtre
expérimental du Caire. Vient ensuite, en 1988, La Colonie
pénitentiaire, adaptation d’une nouvelle de Franz Kafka,
présentée à la 2e édition du Festival du théâtre
expérimental. Gueretly fut à la même année directeur du
premier théâtre expérimental au Caire qu’est Al-Hanaguer,
actuellement en état de restauration. Ce théâtre permettait
aux comédiens de s’ouvrir sur le monde en dehors du théâtre,
à travers des spectacles tirés de la vie, opérant un
dialogue interculturel. « Au début du Festival du théâtre
expérimental, il y avait cette effervescence de la
découverte de nouvelles formes théâtrales. Le problème en
Egypte, c’est que l’on considère tout ce qui est indépendant
comme un athéisme. Al-Warcha joue en marge du théâtre
expérimental. Notre théâtre est un théâtre exploratoire.
D’ailleurs, Al-Warcha est la première troupe égyptienne à
participer à la première édition du Festival expérimental du
Caire, avec Ghazl al-aamar (filage de vies), en 1988,
prix spécial du jury. Dans le cadre des nuits d’Al-Warcha,
depuis 1992, ce spectacle fut présenté à Minya, Amman,
Aqaba, Alexandrie, au village d’Oum Doma (Sohag) et à
Mallawi (Minya) ».
La troupe a aussi tenté de préserver la tradition orale de
La Geste hilalienne en 1994 (magnifique épopée arabe du XIe
siècle), auprès de ses derniers bardes auxquels Al-Warcha
s’est entrainée à réciter et chanter. « Je crois fort en le
rapport primordial et historique entre conte et théâtre.
C’est un rapport ancien, né depuis l’épopée d’Homère. Je
suis amateur de la littérature orale égyptienne et de ses
multiples dialectes », déclare Gueretly, lequel a boycotté
les postes gouvernementaux pour se consacrer entièrement à
son théâtre indépendant. Il opère, en fait, de multiples
voyages dans le sud de l’Egypte et le Delta ainsi que dans
d’autres pays arabes et étrangers. Car il s’agit d’un homme
assidu, surnommé « le scout des talents ». Il s’introduit
dans les divers espaces théâtraux (Rawabet, Harrawi, etc.),
à la découverte de nouveaux talents et de partenaires.
D’ailleurs, c’est lui qui a découvert pas mal de comédiens
égyptiens, actuellement stars. Sur un air déçu, Gueretly
lance : « Ils ont vendu cher ou moins cher ce qui n’est pas
à vendre. L’art n’est pas à vendre ».
Depuis 1996, Al-Gueretly entame, en provinces, plusieurs
projets en collaboration avec des artistes populaires. Le
premier projet fut l’Ecole de la musique et des arts du
bâton à Mallawi. Al-Warcha a également jumelé avec la troupe
jordanienne Al-Fawanis (les lanternes) et a collaboré avec
la Chorale de l’Association de la Haute-Egypte. Comme elle a
créé un centre de formation théâtrale pour enfants misant
sur l’improvisation, les dessins animés et les ombres
chinoises. D’où un nouveau voyage vers « les racines
oubliées » des ombres chinoises, dans Ghazir al-leil
(torrents de nuit), en 1993, à la rencontre des derniers
maîtres d’un art « méprisé » depuis les années 1950. Cette
ballade, tirée du conte populaire Hassan et Naïma, est, en
effet, le premier spectacle joué en Egypte sous une tente. «
Un jour, j’ai assisté avec Youssef Chahine à une récréation
spontanée au micro, donnée par les derniers maîtres du
théâtre de l’ombre, Ahmad Al-Komi et Hassan Khanoufa qui,
traités de vagabonds, étaient arrêtés en 1948 par la police
égyptienne. A la fin du spectacle, ils ont appelé Chahine,
lui disant : C’est nous qui ont inventé le cinéma ». Depuis,
il a noté l’adresse de ces maîtres de l’ombre lesquels
habitaient dans le quartier de Zeinhom, pour une éventuelle
collaboration.
Outre son nouveau projet : Faggalah est éblouissante par ses
habitants, en partenariat avec l’association Al-Nahda, des
pères jésuites, au projet de contes, de collections de
photos, de musique, sur le quartier de Faggalah, Al-Gueretly
est occupé par le thème de la guerre. Un thème amorcé en
2005, avec « la sagesse de brisure », inspiré des poèmes du
Palestinien Mahmoud Darwich. Al-Gueretly œuvre aussi à
collecter des monologues des enfants de Gaza, produits par
la troupe Ashtar de Jérusalem. « Je cherche à exprimer la
force et la sagesse à travers les brisures de la vie, chez
les enfants et les femmes de Gaza, face à la folie
meurtrière. J’ai souvent travaillé sur la condition
féminine, dans une société tendue vis-à-vis des droits de la
femme ».
Névine
Lameï