Makram
Mohamad Ahmad,
président du syndicat des Journalistes, fait une analyse de
fond sur les derniers événements qui ont secoué la presse et
les médias en général. Il revient sur la censure, la
nécessité de réviser toute la structure juridique qui gère
la profession et sur l’affaire Al-Dostour.
« Ceux qui brandissent la censure
vivent dans un temps révolu »
Al-Ahram
Hebdo : Les médias privés sont-ils accusés de dépasser les
bornes en franchissant lesdites « lignes rouges », notamment
dans le traitement de sujets sensibles politiquement ou
socialement ? Partagez-vous cette manière de voir les choses
?
Makram
Mohamad Ahmad :
Nous vivons une transition entre une période où il n’y avait
qu’une voix unique et celle de la diversité qui prévaut
actuellement et qualifiée de chaos par certains.
Autrefois, notre presse était de mobilisation destinée à
rassembler les gens autour de leur leadership, les unes des
trois grands quotidiens ressemblaient à des photocopies d’un
communiqué officiel avec une ligne éditoriale verticale et
qui n’avait de place ni pour le débat ni pour l’échange des
idées.
Aujourd’hui, les journalistes exercent une liberté qu’ils
savourent pour la première fois. Il leur arrive de commettre
des infractions qui ne sont pas graves en soi et qui sont le
fruit d’un demi-siècle de censure.
— Le débat entre un évêque copte et un écrivain islamiste
relayé par les médias a quand même ravivé une tension
interconfessionnelle latente …
—
Il se peut que certains aient jugé que les informations
relatives aux troubles interconfessionnels, à l’Eglise ou
aux droits des coptes sont un scoop et ont décidé d’en
abuser pour augmenter les ventes. Mais il serait absolument
injuste d’accuser les médias d’inventer ou de provoquer les
troubles interconfessionnels qui ont commencé dans les
années 1970. Si aujourd’hui le climat prend un tournant
dangereux, ce n’est pas à cause des médias, mais c’est
plutôt parce que certains hommes de religion se sont
engagés, pour la première fois, dans un débat futile visant
à prouver la supériorité de la religion de tout un chacun.
— Le manque de professionnalisme ou la mauvaise foi chez
certains journalistes ne sont donc pour rien dans ce genre
de crises ?
—
Bien sûr que si. Il existe un manque de professionnalisme
que favorise la concurrence entre un très grand nombre de
jeunes publications. Cela dit, je continue à croire que les
bons éléments survivront aux mauvais, la preuve en est que
certains journaux privés ont commencé à rivaliser avec les
grands quotidiens nationaux en
termes de tirage et de lectorat, et que beaucoup de jeunes
plumes écrivant dans ces journaux contribuent sensiblement à
la formation de l’opinion publique.
— Face à ce qu’ils considèrent comme des transgressions
inadmissibles, certains responsables brandissent le bâton de
la censure …
—
Ceux qui brandissent la censure vivent dans un temps révolu.
Les barrières sont tombées et les gens ne manqueront pas
d’alternatives. La censure est le pire des remèdes, elle ne
sert qu’à donner un sentiment de contrôle par le régime en
place, un contrôle qu’il n’a pas en effet.
— Déjà, un nombre de chaînes qualifiées « d’obscurantistes »
ont été interdites de diffusion sur le satellite égyptien,
un rédacteur en chef d’un journal d’opposition, Al-Dostour,
a été limogé, et des restrictions ont récemment visé l’envoi
massif de SMS informatifs. Seriez-vous d’accord sur le fait
qu’il existe bel et bien des tentatives pour imposer des
restrictions à la liberté de la presse préalablement aux
élections prévues ?
—
Si l’on établit un lien entre tous ces faits, on peut tirer
cette conclusion. J’ai suivi de près l’affaire Al-Dostour
et j’en ai conclu qu’il s’agissait plutôt d’une crise de
confiance entre les propriétaires et les journalistes de ce
journal. Cela dit, on est en droit de se demander pourquoi
ces chaînes ont été interdites à ce moment précis. Pourquoi
leur interdiction s’est faite par décision administrative et
non pas suite à une enquête judiciaire ? C’est la
concomitance de toutes ces décisions qui ont coïncidé avec
la crise d’Al-Dostour qui a créé
une atmosphère d’appréhension chez les journalistes. C’est
un sentiment légitime. Finalement, il ne nous intéresse pas
de fouiller les consciences des responsables, ce qui compte
pour nous ce sont leurs décisions. Et ce que je vois c’est
que sur la scène, il y a des lumières qui disparaissent, et
j’en impute cette responsabilité au pouvoir exécutif.
— Pour revenir à la responsabilité des journalistes … vous
avez fait allusion à un manque de professionnalisme que vous
avez attribué à la concurrence, le syndicat n’a-t-il pas là
un rôle à jouer ?
—
Malheureusement, les conditions de syndicalisation des
jeunes journalistes ne garantissent pas le choix des
meilleurs éléments et n’assurent pas au métier de bonnes
ressources humaines. D’un autre côté, les membres des
comités disciplinaires qui sont censés sanctionner les
journalistes contrevenants s’abstiennent de punir leurs
confrères pour des raisons « évidentes » relatives aux
élections syndicales. Ce qu’il faut faire, c’est intégrer
dans ces comités des journalistes de bonne réputation, des «
sages du métier », aux côtés des membres du Conseil
syndical. D’autre part, nous savons que certains
propriétaires de journaux sont des escrocs qui ne respectent
pas les droits financiers de leurs journalistes, et nous
essayons, à travers des négociations, de traiter ce genre de
problèmes au cas par cas. Mais tout cela est du rafistolage.
Malheureusement, la loi actuelle du syndicat fait barrière à
l’évolution. C’est une loi défaillante qu’il faut
complètement changer. Et je m’engage, avant la fin de mon
mandat l’an prochain, de présenter un nouveau projet de loi
pour le syndicat ainsi qu’un projet de loi au Parlement
relatif à la libre circulation des informations. C’est toute
la structure juridique qui gère la presse en Egypte qu’il
faudra changer.
— Et comment évaluez-vous les efforts du syndicat dans le
domaine de la formation ?
—
Le syndicat s’est intéressé à l’initiation informatique des
journalistes. Ceux qui ont suivi les stages offerts par le
syndicat ont été récompensés par un ordinateur portable, ils
sont plus d’un millier. Le syndicat dispense également des
stages de langues étrangères qui sont très suivis par les
journalistes. Mais cela dit, le rôle principal du syndicat
reste d’assurer à ses membres des services dans les domaines
de l’habitat, de l’assurance médicale, de les soutenir en
cas de litiges avec leurs employeurs ou avec le régime s’ils
subissent une injustice. Pour ce qui est de la formation,
c’est une pratique quotidienne qui incombe principalement
aux fondations de presse … et dans une moindre mesure au
syndicat.
— Pour ce qui est de la révision — que vous estimez
nécessaire — des conditions de choix des journalistes
candidats à la syndicalisation, les journalistes de la
presse électronique auront-ils leur place prochainement au
syndicat ?
—
Nous acceptons le principe. Encore faut-il parvenir à une
définition du journalisme électronique. Qui doivent être
considérés comme journalistes ? Si nous devons accepter les
webmasters des sites d’informations et les dizaines de
milliers de blogueurs, ce sera ouvrir la boîte de Pandore.
Le syndicat entend appeler les spécialistes à une
conférence, pour s’entendre sur une définition qui permet de
définir les catégories qui doivent être reconnues en tant
que journalistes. Malheureusement, nous sommes souvent pris
de court par la technologie.
— J’ai envie de revenir sur l’affaire Al-Dostour
avant de terminer … quel est le champ d’action du syndicat
dans cette crise ?
—
La crise est presque réglée. En assurant un rôle
d’intermédiaire entre les propriétaires et les journalistes
d’Al-Dostour, le syndicat a
considéré un nombre de priorités : conserver les droits de
ces 120 jeunes journalistes en sit-in et préserver la ligne
éditoriale de l’équipe du journal. Quant au rédacteur en
chef limogé Ibrahim Issa, j’ai exprimé ma solidarité avec
lui et je suis prêt à le soutenir s’il opte pour le recours
à la justice pour récupérer son poste.
— C’est un cas de relations conflictuelles entre les
propriétaires d’un média privé et les journalistes qui
doit dorénavant aussi être pris
en compte. N’y pensez-vous pas ?
—
C’est une question très importante. Il est vrai que les
grandes fondations égyptiennes comme Al-Ahram,
Al-Akhbar ou Dar Al-Hilal ont été créées à l’initiative
privée des Frères Takla, Amin ou
Zidane. Or, ces derniers étaient essentiellement des
journalistes qui s’intéressaient à cette industrie et non de
simples investisseurs qui cherchaient à s’assurer la
mainmise sur les journaux. Nous ne sommes pas contre la
participation du capital privé, bien au contraire. Le
problème c’est qu’il n’y a pas de règles claires pour gérer
la relation entre les propriétaires et la rédaction. Les
premiers sont-ils partenaires dans la définition de la ligne
éditoriale ? Quelles sont les garanties qui préservent les
droits des journalistes au cas où l’entreprise fait faillite
? … Le conseil du syndicat se réunit cette semaine pour
soumettre une demande au Conseil suprême de la presse qui
souligne la nécessité de faire adopter des règles strictes
susceptibles de garantir les droits matériels des
journalistes et l’indépendance des journaux.
Propos recueillis par
Chérif Albert