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 Semaine du 27 janvier au 2 février 2010, numéro 803

 

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Littérature

Jean Mohsen Fahmy mêle dans ses romans histoire et fiction. Dans ce passage d’Amina et le Mamelouk blanc, saga d’un amour entre une Egyptienne et un officier, Mathieu, de l’expédition française, il relate le massacre de la Citadelle, fomenté par Mohamed Ali pour se débarrasser des Mamelouks.

Amina et le mamelouk blanc

Les troupes qui doivent partir pour l’Arabie défilent alors devant le vice-roi, flanqué de son fils Toussoun et de Chahine bey. Quand la parade est finie, quelques cavaliers mamelouks se livrent à un simulacre de combat. Puis, Mohamad Ali invite ses convives à un banquet dans la grande salle du palais.

Mathieu n’arrivait pas à comprendre la volte-face de Mohamad Ali. Comment le vice-roi, que la seule vocation des Mamelouks mettait naguère dans une rage froide, s’était-il résolu, non seulement à se les concilier, mais encore à les traiter avec munificence ? Vidal savait que le Pacha avait besoin d’assurer ses arrières avant d’envoyer ses meilleures troupes en Arabie. Son revirement ne pouvait donc procéder que d’impératifs politiques. Mais, devant les démonstrations d’amitié du vice-roi, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelque malaise. Mohamed Ali n’en rajouterait-il pas ?

  Déjà, le matin, en se dirigeant vers la Citadelle, habillé d’une longue robe recouverte d’une pelisse, la tête coiffée d’un turban, Mathieu avait rencontré un groupe de mamelouks qui tournaient le dos au Mokattam. En s’en approchant, il avait reconnu quelques-uns des « mamelouks français ». Il les avait déjà croisés à quelques reprises, notamment leur chef Abdallah de Toulouse. Or, c’était justement le Toulousain qu’il voyait là, à la tête de la troupe. « Où allez-vous donc ?, leur cria-t-il. N’êtes-vous pas invités chez le vice-roi ? ». « Tudieu ! non, lui répondit Abdallah. Votre Pacha nous a envoyé un messager pour nous prier d’aller calmer quelques bédouins turbulents, à deux lieues d’ici. Il veut que nous y allions aujourd’hui même. Chahine bey, mon général, m’a demandé d’obtempérer. J’ai l’impression que votre ami, malgré son air bonasse, en a encore contre les incirconcis, même si nous sommes, depuis longtemps, de fidèles spectateurs du prophète ». Et le petit groupe s’était éloigné dans un gros éclat de rire.

  Mathieu avait trouvé cela bien étrange. N’était-il pas lui-même, Vidal, non seulement incirconcis, mais, de plus, infidèle ? Pourtant, il avait été bel et bien invité. Pourquoi donc écarter Abdallah et ses compagnons ? Ce comportement étrange du vice-roi avait redoublé son étonnement et son trouble.

  Le conseiller du vice-roi avait assisté à la parade dans la grande cour. Il regardait avec une espèce d’attendrissement le jeune Toussoun, mince et élancé à côté de la silhouette trapue de son père. Le prince, à peine âgé de 17 ans, avait été préféré à son aîné Ibrahim par le Pacha. Ibrahim s’était incliné sans le moindre murmure et l’adolescent avait été investi de la tâche formidable d’aller combattre les Wahhabites. Le prince semblait grave, malgré la fanfare, le soleil et la bonne humeur générale.

  Au milieu de la foule de dignitaires mamelouks, Mathieu avait reconnu Mohsen bey. Même son ami, d’habitude taciturne et imperturbable, semblait gagné par l’euphorie générale. Ses yeux brillaient, il souriait aux bons mots de ses camarades. « Allons, se dit Mathieu, il faut que j’aie l’esprit bien sombre pour me mettre martel en tête ! Tout le monde a l’air heureux et cette réconciliation est peut-être le dernier coup de génie du vice-roi ».

  Les cinq cents émirs et guerriers mamelouks avaient festoyé en compagnie de Mohamed Ali, sa famille et toute sa cour — une centaine de personnes au total. Mathieu s’était attablé avec Mohamed el Mahrouki, le représentant des négociants des souks. Guirguiss el Gohari n’était pas là : un infidèle indigène était, contrairement à Mathieu, persona non grata à la table du vice-roi.

  Le festin avait été long et opulent. Les esclaves ne cessaient de circuler prestement autour des tables rondes et basses, portant d’énormes plateaux remplis de victuailles. Les convives mangeaient assis en tailleur ou à moitié couchés sur des coussins, sans argenterie, sans vaisselle. Ils s’étaient longuement lavés les mains et parfumés la barbe à l’eau de rose. Le repas avait commencé par des amoncellements de riz au safran couvert d’amandes, de raisins de Corinthe et de pignons. Puis des moutons entiers, dans des plateaux si lourds qu’il fallait deux serviteurs pour les porter, avaient arraché aux guerriers mamelouks un grondement de plaisir ; des poulets, des oies rôties, des pigeons farcis et cuits à la braise faisaient aux moutons une large couronne brune et blanche. Les manches retroussées, les serviteurs dépeçaient adroitement les animaux, dont ils offraient les pièces les plus tendres aux invités. Après les ragoûts de bœuf aux cornes grecques et aux fèves, les convives, repus et rotant bruyamment, s’étaient délectés du goût délicat du lait caillé aux concombres, parfumé à la menthe.

  A la fin du repas, quatre serviteurs étaient entrés d’un pas solennel dans la salle, portant un lourd plateau chargé d’une espèce de pâte en croûte en forme de palais. Une baguette blanche était fichée au sommet de la pièce. Mohamed Ali l’avait courtoisement remise à Chahine bey. L’émir avait donné un puissant coup de baguette à l’édifice en pâte, qui s’était écroulé, libérant une nuée de pigeons blancs qui se mirent à voleter sous les voûtes, aux applaudissements des guerriers. Les narguilehs, où les boulettes de haschich se mêlaient au tabac ambré, les desserts, puis le spectacle envoûtant des danseuses avaient mis le comble à la satisfaction générale. Puis, la tête alourdie par les fumées du repas et de la drogue, les Mamelouks avaient somnolé sur leurs coussins.

  Quand les rayons obliques du soleil, filtrant à travers les hautes fenêtres à vitraux, avaient éclairé la salle d’un arc-en-ciel pastel, Chahine bey avait donné le signal du départ. Pendant que les serviteurs aspergeaient les Mamelouks d’eau de rose, Mohamed Ali avait salué l’émir, avant de s’éclipser, avec tous les membres de la famille, à l’intérieur du palais.

  Le vice-roi avait donné des ordres : afin d’honorer ses hôtes, ils devaient redescendre de la Citadelle en grande pompe. Quand Chahine bey et ses cinq cents braves furent remontés à cheval, un grand cortège s’organisa. En tête se trouvait la musique du Pacha ; puis venait l’escadron d’élite de la Garde albanaise, suivi des Mamelouks, avec, à leur tête, Chahine bey entouré des principaux émirs. Un autre détachement de la Garde fermait la marche.

Mathieu vit Mohsen bey qui quittait la salle du banquet ; il lui fit signe. Son ami leva la tête, le reconnut et lui fit un large sourire. Puis il remonta à cheval, donnant des ordres aux traînards. Mathieu remarqua que le bey allait se placer, avec deux ou trois autres officiers, à la queue du cortège.

  Mathieu ne voulait rien perdre du coup d’œil. Il se dépêcha donc de grimper, par un escalier escarpé, jusqu’à une petite terrasse qui s’avançait en surplomb au-dessus de l’esplanade. De ce poste d’observation, il allait avoir une vue imprenable sur le labyrinthe de rues et de ruelles et sur l’enchevêtrement de palais, de mosquées, de casernes, d’arsenaux et de magasins qui formaient la Citadelle.

  Mathieu ne se trompait pas : le coup d’œil était splendide. Une fois Bab el Wastani — la Porte du Milieu — franchie, l’escadron de la Garde commença à descendre les rues en pente qui menaient vers la ville, suivi par la longue colonne, étincelante d’or et d’argent, des guerriers mamelouks. Cependant, au lieu de prendre le chemin qui menait directement à la Porte Nouvelle, la musique et les Albanais empruntèrent la ruelle qui menait à Bab el Azab. « Pourquoi ce détour ? », se demanda Vidal, que ce changement remplit de nouveau malaise.

  La ruelle qui mène de Bab el Wastani à Bab el Azab était étroite, tortueuse, à pente raide ; elle était surplombée par de hautes murailles crénelées. En l’observant de son perchoir, Mathieu ne put réprimer un frisson d’angoisse : « Ma foi, c’est un véritable coupe-gorge que ce passage-là ! », se dit-il.

  (...) Soudain, un ordre retentit. Aussitôt, les Albanais se dressèrent au sommet des murailles, leurs fusils braqués sur les cavaliers. L’espace d’un instant, qui parut une éternité à Mathieu, un silence oppressant régna sur la Citadelle. L’image qu’il vit alors se grava à jamais dans sa mémoire. Au haut de murailles, plusieurs dizaines d’Albanais visaient tranquillement, tandis qu’en bas, dans la tranchée, les cinq cents Mamelouks, incrédules, dressés sur leurs étriers, commençaient à dégainer leurs cimeterres en un geste dérisoire et pathétique.

  Un autre ordre bouscula le temps. Une formidable décharge alla rouler, d’écho en écho, jusqu’aux extrémités de la Citadelle. Dans le passage, un désordre indescriptible régnait. Quelques mamelouks, foudroyés, roulèrent à bas de leurs montures, tandis que les autres, hurlant des imprécations et brandissant leurs cimeterres, se tournaient de tous côtés, cherchant une issue et n’en trouvant aucune. Les chevaux, affolés, la gueule baveuse, les yeux exorbités, commencèrent à se cabrer et à ruer, assommant de leurs sabots les cavaliers désarçonnés. Pendant ce temps, les Albanais, comme à l’exercice, avaient rechargé leurs fusils ; ils tirèrent une autre salve, puis une autre, puis une autre encore. A chaque fois, d’autres mamelouks tombaient, écrasant les premiers blessés et écrasés à leur tour sous le pieds des chevaux blessés ou tués. Des amoncellements de cadavres d’hommes et de bêtes rendirent alors les mouvements des survivants encore plus difficiles et le tournoiement exaspéré de leurs cimeterres indiquait aux assassins là où il fallait tirer encore.

Aux premiers coups de feu, Chahine bey et ses lieutenants se ruèrent, pleins de rage, sur Bab el Azab, mais leurs épées et leurs lances, rebondissant contre le bronze du portail comme sur un gong colossal, lancèrent dans l’étroit passage un son sourd et grave qui se répercuta dans toute l’impasse comme un sanglot. L’émir et ses seconds, foudroyés par le feu albanais, tombèrent morts, et leurs cadavres, glissant contre l’airain, y laissèrent une sombre traînée de sang.

 

Jean Mohsen Fahmy

au Caire, en Egypte, en 1942, Jean Mohsen Fahmy habite aujourd’hui à Orléans en Ontario. Il a obtenu une licence en lettres de l’Université du Caire, un brevet en psychopédagogie de l’Université du Québec à Montréal, une maîtrise en lettres françaises de l’Université de Montréal et un doctorat en littérature et linguistique de l’Université McGill.

On lui doit déjà Amina et le mamelouk blanc (1998), Ibn KhaldounL’honneur et la disgrâce (2002) et L’Agonie des dieux (2005), prix du journal Le Droit et finaliste du Prix Trillium à Ontario, tous publiés aux éditions L’Interligne. Il a également publié des romans jeunesse, ainsi que des essais littéraires, notamment sur Voltaire et Rousseau. Avec Frères ennemis, l’auteur signe un roman qui, tout en abordant une époque peu traitée de l’histoire du Québec, saura toucher un très grand nombre de lecteurs. L’auteur a été également nommé finaliste pour le prix Christine-Dumitriu-van-Saanen 2009 pour son roman Frères ennemis publié chez VLB éditeur en 2009.

 

 

 




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