Faire sauter une colline
de granit, telle était la mission, ce jour de janvier. Le
boom qui a retenti dans les lieux, la poudre et
l’écroulement qui ont suivi ont donné le coup d’envoi pour
la construction du Haut-Barrage d’Assouan. C’était il y a
une cinquantaine d’années, la main de Nasser rejoigna celle
de Mohammed V, roi du Maroc, et de Choukri Al-Qowatli,
président syrien, pour appuyer sur la manette et faire
exploser 6 tonnes de dynamite. Les pierres tombent, le cours
du Nil devrait alors changer. Parce que le grand objectif de
ce réservoir d’eau était de réguler les crues du fleuve,
produire de l’électricité et étendre les surfaces irriguées.
Pendant 10 ans, quelque
30 000 travailleurs se mettent à construire un gigantesque
ouvrage d’environ 43 millions de m3. Une gageure, croit-on,
en Egypte. Le pays était mobilisé presque en entier et
l’exécution du projet était à l’époque synonyme de dignité
de chaque Egyptien et d’orgueil de toute une nation.
La Banque mondiale
venait quelques années auparavant, en 1955, de revenir sur
sa promesse de cofinancer le projet avec les pays
occidentaux. Les Etats-Unis s’étaient retirés, suivis de la
Grande-Bretagne, en fait, pour « punir » l’Egypte, tout en
prétendant que ce projet est de peu de valeur. Sur le fond,
c’était de la politique : un contrat d’armement entre
l’Egypte et la Tchécoslovaquie est la raison avancée par les
historiens. Un autre marché secret d’armement entre Le Caire
et Washington était tombé à l’eau.
La conséquence est
connue : Nasser décide de nationaliser le Canal de Suez pour
financer le projet. Israël, la France et la Grande-Bretagne
lancent alors une offensive militaire contre l’Egypte.
Nasser se tourne vers Moscou et quatre ans plus tard, en
1960, le raïs annonce le début des travaux du Haut-Barrage,
ralliant les Egyptiens derrière lui. « ô colonialisme,
c’est de nos propres mains que nous avons construit le
Haut-Barrage, de nos propres ressources et avec le labeur de
nos ouvriers », chantait Abdel-Halim Hafez, star de la
chanson. On était en plein nationalisme égyptien, dans un
contexte de la chute de la monarchie. Les scènes de la vie à
l’époque ressemblaient à celles d’un film du style du
réalisme socialiste, où toute la nation était mobilisée
derrière un seul objectif, dans l’esprit d’une seule vérité
et sous le commandement d’un héros exemplaire. (Lire
témoignages page 5).
Qu’en reste-t-il ?
Une
cinquantaine d’années plus tard, des Egyptiens s’interrogent
pourtant sur l’utilité du barrage, ses aspects négatifs,
parce qu’il y en a. Une modification géologique du Delta du
Nil, l’absence de limon fertilisateur retenu derrière le
barrage et le recul du débit du Nil.
Le jubilé d’or est,
somme toute, fêté dans une discrétion remarquable. Inutile
de s’attendre à une sortie du président à l’occasion. Les
dirigeants du pays ne se sont pas prononcés sur le sujet,
laissant au ministre de l’Irrigation, Mohamad Allam, le soin
d’organiser des festivités « médiocres » sur place et de
publier un article technique de très peu d’intérêt, dans le
quotidien Al-Ahram : Le Haut-Barrage … 50 ans, exploits et
apports, dans lequel il relate les bienfaits du barrage qui
« a protégé les Egyptiens, la terre et les biens contre les
inondations ».
Saad Nassar, président
de l’Association des constructeurs du Haut-Barrage : cela
fait plus d’un quart de siècle que cet ingénieur, qui a
fondé avec ses collègues « le projet du siècle », lutte pour
trouver un lieu qui abriterait cette association chargée de
conserver la mémoire de 10 d’années de construction. Une
époque de gloire qui ne semble ressortir que dans les
mémoires de quelques fidèles. Pour certains, la mémoire des
grands projets et des grands moments de mobilisation remonte
à des époques bien lointaines et souvent mal connues. De la
construction des pyramides au creusement du Canal de Suez,
autant de réalisations grandioses basées sur des idées
absolues, celle du Canal étant par exemple reliée à la
modernisation, l’Egyptien s’est trouvé toujours mobilisé
pour une grande cause. Le Haut-Barrage est la dernière. On a
vu des tentatives de faire de Toshka une nouvelle initiative
du genre, un projet signé Moubarak. Mais cette entreprise a
fait long feu. Elle a buté, selon les spécialistes, sur des
études de faisabilité peu soignées et aussi sur le manque
d’enthousiasme de la population. Celle-ci semble tout à fait
blasée, déçue. Une situation économique contraignante et des
objectifs politiques peu clairs. Si le Haut-Barrage a servi
de détonateur à une certaine fusion peuple-pouvoir, il y a
aussi le fait que les conditions socio-politiques ont servi
de base. L’Egypte des années 1950, c’est aussi celle de la
confirmation de l’indépendance, de la lutte contre
l’impérialisme, de la montée du tiers-mondisme et de la
participation active de l’Egypte aux mouvements
d’indépendance africaine. Tout un système qui se complète.
Aujourd’hui, que
reste-t-il de tout cela ? Le patriotisme et l’esprit civil
ont été écrasés par un idéal, se situant plutôt dans la
recherche de l’enrichissement par tous les moyens. Rallier
les Egyptiens autour d’un projet « pyramidal et national »
est loin d’être sur l’agenda du pouvoir en place, c’est dire
qu’il n’est même pas l’esprit.
Les hommes du régime
estiment que l’époque actuelle est plutôt celle d’une
mondialisation qui ne favorise pas un nationalisme exacerbé.
Le pragmatisme est la loi. Si Nasser a fait du Haut-Barrage
son cheval de bataille et Sadate s’est basé sur une guerre
et une paix avec Israël, les différents gouvernements sous
Moubarak ont préféré gérer le quotidien, parlant
d’infrastructure, sans trop s’aventurer dans des projets «
coûteux » et « risqués ». Cependant, les sociologues
affirment que sortir de l’impasse actuelle, politique et
sociale exige un nouveau projet national. Reste à l’inventer
.
Samar
Al-Gamal
Ahmed Loutfi