Egypto-canadien, Ehab Lotayef
est l’un des organisateurs de la marche de libération
de Gaza (Gaza Freedom March). Un homme pour qui l’émigration
était une occasion pour renouer des liens avec son être et
le monde.
Le
défenseur des causes nobles
Emigrer n’était pas partir
ailleurs à la recherche d’un paradis perdu. C’était plutôt
partir en dedans de soi ; entamer une quête d’un soi
accompli : une recherche du motif principal de la vie. Il ne
s’agissait pourtant pas d’une quête identitaire. Ehab
Lotayef n’avait pas besoin de se découvrir, il savait bien
ce qu’il voulait faire : battre en brèche certaines idées
reçues et certaines contraintes sociales. En un mot : être
soi-même. N’est-ce pas l’un des droits de l’homme ?
Ehab Lotayef devient l’une
des figures emblématiques de l’activisme. Il appartient à ce
genre d’hommes qui aiment la vie. Poète, écrivain et avant
tout ingénieur en informatique, il était tout le temps
conscient du fait que la vie ne doit pas être limitée à
certaines formes. Une raison pour laquelle il n’était pas
satisfait d’avoir un travail prestigieux dans une
multinationale de services pétroliers, ou d’avoir une
famille comme le commun des mortels. « Ce qui m’avait tout
le temps agacé c’était de vivre dans une société qui ne vous
permet pas de faire plusieurs choix. La vie devait toujours
être partagée entre le travail et la famille, on est
toujours obligé de choisir d’être à droite ou à gauche ».
Lotayef pensait toujours
que l’homme est né pour d’autres objectifs : l’interaction
sociale. Toutefois, ce quinquagénaire était incapable de se
lancer dans une interaction quelconque dès son âge le plus
tendre. « Je suis un ancien étudiant de l’English School à
Héliopolis, une école connue à l’époque comme celle des
enfants issus de familles aisées. Je vivais donc isolé de la
vraie société égyptienne. C’est pour cela, une fois le
baccalauréat en poche, j’ai refusé de m’inscrire à
l’Université américaine réputée aussi pour être celle de
l’élite. J’étais toujours tourmenté par le désir de
découvrir l’autre, de bâtir des rapports humains avec tout
le monde. J’ai refusé l’isolement et j’ai insisté pour
m’inscrire à l’Université de Aïn-Chams, faculté d’ingénierie
». Or, de nouveau, la situation n’était pas favorable pour
lui. « Je suis entré à l’université au moment où elle était
dirigée par les communistes, et je l’ai quittée au moment où
elle était dominée par les islamistes ». L’isolement était
donc son abri.
Quelques années plus tard,
son travail dans une entreprise multinationale de services
pétroliers lui a permis de faire le tour du monde. Il a
décidé de s’installer au Caire pour lancer son propre
business, soit un projet d’informatique. « J’avais fait des
interviews pour choisir le personnel. Une expérience qui m’a
appris beaucoup de choses sur le plan humain. Il y a des
gens qui voulaient être productifs mais la société ne leur
permettait pas », souligne-t-il avec amertume. « Je me suis
trouvé dans une situation critique, contraint de choisir
ceux qui ont obtenu un enseignement de qualité et d’écarter
les autres vu leur niveau médiocre. Pourtant, ces derniers
étaient peut-être plus enthousiastes, mais n’ont pas eu la
chance d’avoir une bonne instruction faute de moyens. Il ne
faut pas oublier que les années 1980 ont vu s’affirmer un
capitalisme atroce », ajoute-t-il.
Franchir d’autres seuils et
briser les entraves qu’on essaye de lui imposer étaient
alors sa préoccupation. Il n’avait qu’un choix : le Canada.
« C’était un choix basé sur des principes : la politique
canadienne était basée à l’époque sur le maintien de la paix.
Et, en plus, la société québécoise, dans laquelle je me suis
installé, est connue pour son ouverture et son progressisme
au niveau des droits de l’homme ». D’ailleurs, ce mot
magique pourrait-il anéantir le fossé culturel existant
entre le Nord et le Sud ? L’Orient et l’Occident ? « Tout a
changé après le 11 septembre 2001. Avoir une peau de couleur
foncée signifie que vous êtes différents, mais se présenter
en tant que musulman prédit pour d’aucuns que vous êtes
hostiles aux valeurs occidentales », souligne-t-il sur un
ton triste. Ainsi s’empresse-t-il d’afficher son soutien à «
tous ceux qui le méritent ». Le principe des droits de
l’homme implique une égalité entre les hommes indépendamment
de leur race ou de leur religion. Et, Lotayef en est un fort
croyant. En 2005, il n’a pas hésité à se rendre en Iraq pour
soutenir et sauver quatre membres de l’organisation
Christians Peace Maker Teams : deux Canadiens, un Anglais et
un Américain. Ces derniers ont été détenus en Iraq et
menacés d’exécution. Et, suite à des contacts élaborés avec
quelques membres du Parlement canadien, trois ont été
libérés après trois mois, le quatrième (l’Américain) fut
malheureusement assassiné. « Si je choisis de défendre une
catégorie donnée d’hommes, cela signifiera que j’entreprends
un travail élitiste, ce qui est injuste ». C’est injuste
également, selon lui, de se replier sur soi-même et de vivre
isolé de l’Autre. Ainsi était-il choqué du comportement de
nombreux musulmans émigrés vivant en ghetto au cœur de la
société québécoise. « Ils peuvent être au courant de tout ce
qui se passe à Beyrouth et n’ont aucune idée d’un événement
important qui a lieu dans leur ville. Ils agissent de la
sorte sous prétexte d’avoir peur de cette culture différente
ou de cette société occidentale ». Pour ce, il n’hésite pas
à aborder dans ses poèmes le thème de l’isolement dans
lequel vivent les Arabes.
Il n’était pas question
pour lui de s’enfermer. Il a fréquenté, à son arrivée au
Québec, une organisation de musulmans en vue de découvrir le
monde des émigrés. « Durant cette période, j’ai fait la
connaissance des membres d’une organisation établie pour
soutenir les Palestiniens. Et j’étais très ému lorsque j’ai
découvert que la plupart de ceux qui soutiennent la cause
palestinienne sont des étrangers. Or, les Arabes doivent
avoir un rôle beaucoup plus efficace et positif ». Partant
de cette perspective, Lotayef s’est lancé corps et âme dans
le militantisme. Il a participé à une exposition organisée à
Montréal en vue d’instaurer un dialogue entre les musulmans
et les juifs. « Beaucoup d’amis m’ont conseillé de ne pas y
prendre part en m’avertissant qu’un acte pareil pourrait
être mal envisagé. Or, je ne craignais rien. J’y avais
participé avec des photographies que j’avais prises à Gaza.
Et j’y avais fait la connaissance d’une artiste juive
américaine qui avait participé à l’exposition avec des
poteries, et on s’est marié ». Rien n’a changé avec ce
mariage qui pourrait être choquant pour d’aucuns, ne
distinguant pas entre judaïsme et sionisme. Il n’a rompu
aucun lien avec tout ce qui est en rapport avec son identité
arabe. « Je jeûne pendant le mois du Ramadan et elle jeûne
Yom Kippour. On se respecte et on croit vivement à la
nécessité d’élaborer un équilibre entre vie et religion ».
Sa femme l’encourage et ne
s’oppose guère à ses déplacements risqués à Bagdad ou à
Gaza. Lotayef, quant à lui, tient à ses principes. « Il y a
du beau et du laid partout, mais c’est le rôle de l’homme de
transformer le laid à travers le beau ». L’activisme est-il
alors la baguette magique ? Selon lui, c’est l’union des
hommes autour d’une idée visant à changer une réalité amère.
La marche de Gaza organisée le 31 décembre en était un vrai
symbole. « Comment faire émerger de nouveau le problème du
siège imposé à Gaza ? Une question qui nous a préoccupés il
y a six mois. Des contacts ont eu lieu avec des activistes
de par le monde. Nous avons décidé de faire une marche et
nous avons lancé un site web en espérant réunir 500
participants. La surprise fut grande car nous étions obligés
de suspendre la demande en raison de l’empressement
incroyable des participants qui ont atteint les 1 300. Nous
avons contacté le ministère égyptien des Affaires étrangères
pour que toutes les procédures soient claires et légales »,
explique Lotayef, qui avoue être idéaliste au niveau de ses
principes, mais aussi pragmatique au niveau de l’interaction
sociale. Or, après avoir donné son approbation, le ministère
déclare son refus. Et en plus, la réservation de la salle
chez les Jésuites pour leur réunion a été annulée. « Nous
étions placés dans une situation critique, surtout avec le
grand nombre de participants qui n’ont pas cessé d’arriver
au Caire. 1 300 individus se sont trouvés dans la rue. Nous
avons envoyé une lettre au président Moubarak, et certaines
participantes ont pu joindre le bureau de la première dame.
Nous avons fait un sit-in devant le bureau des
Nations-Unies. Enfin, le ministère des Affaires étrangères a
accepté de faire entrer 100 personnes seulement. Nous avons
accepté cette offre pour afficher une réussite symbolique ».
Faire la liste n’était pas une tâche mince. « Nous avons
décidé de choisir ceux qui n’ont jamais été à Gaza. Or, la
déclaration du ministère aux médias nous a choqués : il a
souligné avoir lui-même fait un choix de 100 personnes ! ».
Une déclaration qui contient implicitement une certaine
accusation à la marche. « C’est justement pour cela que nous
avons refusé l’offre égyptienne ». La marche a réalisé
toutefois un certain succès, surtout que les médias, partout
dans le monde, en ont parlé. Lotayef est, malgré tout,
optimiste. « Agir sur la conscience mondiale est le rôle du
militant. Nous allons poursuivre notre chemin. Nous allons
continuer à faire pression sur les missions diplomatiques
qui ont rapport avec le siège de Gaza, à faire des grèves, à
organiser des marches. La cause palestinienne va être un
jour résolue ». Il est convaincu que la solution doit être
prise du côté le plus fort : Israël. « Or, il faut toujours
se rappeler que le pouvoir absolu n’existe pas, et que le
changement est la loi de la vie », souligne Ehab Lotayef,
pour qui la vie est une histoire d’engagement et surtout, de
retrouvailles l
Lamiaa
Al-Sadaty