Pêcheurs .
De la
joie, du soulagement mais aussi des craintes quant à
l’avenir … Différentes émotions teintent le quotidien de ces
gens de la mer échappés aux pirates somaliens.
Dans
les filets des corsaires et de la pauvreté
Les
festivités du Ramadan à Damiette ont un goût différent cette
année, surtout dans un gouvernorat qui considère le mois
sacré comme une fête à célébrer. Le retour de 13 pêcheurs
originaires de cette région qui faisaient partie des
pêcheurs capturés par des pirates somaliens, après une
absence de plus de 5 mois, a fait reprendre leur souffle aux
familles de ces gens de la mer pris dans les filets des
pirates. Des ornements, des lanternes du Ramadan et des
pancartes ont été accrochés, pour célébrer non seulement le
Ramadan mais aussi la fin de cette aventure périlleuse le
deuxième jour du mois sacré. Des mères, des épouses et des
enfants qui attendaient chaque jour la nouvelle de la mort
de leurs proches vivent aujourd’hui un état d’extase et de
célébration qu’ils s’interdisaient des mois durant. Les
rires et les youyous ont remplacé la mélancolie et le
silence de mort qui régnaient dans les maisons comme celle
de la famille d’Al-Arabi Moussa. « Des jours très difficiles,
lents et sombres que nous avons vécus durant son absence »,
dit Oum Al-Arabi, la mère de ce marin revenu au bercail.
Elle souffre des yeux, voire elle a failli perdre la vue, à
cause des longues nuits passées à pleurer son fils capturé.
Aujourd’hui, le retour d’Al-Arabi semble être un rêve,
difficile à croire, bien qu’elle puisse le toucher et le
prendre dans ses bras. Des jours de peines et de souffrance
que vivaient les pêcheurs ainsi que leurs familles,
difficiles à oublier. « S’il vous plaît, je veux parler à
Al-Arabi Moussa », « Moussa est mort », « Mort, pourquoi
vous l’avez tué, qu’est-ce qu’il a commis ? » ... Samaha, la
sœur d’Al-Arabi, raconte les souvenirs éprouvants
lorsqu’elle a essayé de téléphoner pour guetter les
nouvelles de son frère perdu. Le pirate traducteur lui
répond sur le portable de son frère, pour lui dire qu’il est
mort. Une guerre de nerfs que faisaient les pirates pour
imposer le paiement de la rançon demandée. « Sur le bateau,
ils nous menaçaient de nous tuer chaque jour. Des balles
étaient tirées vers nous toute la journée et durant les
prières, ils ne parlaient que le langage des armes », se
souvient Al-Arabi. Des mois de traumatisme et de terreur ont
été vécus. Il est même revenu les cheveux blanchis et avec
une physionomie d’un vieil homme bien qu’il n’ait que 38
ans. Ahmad Nasr, 30 ans, capitaine du bateau Samara, qui
faisait le lien entre les pirates et les marins parce qu’il
a travaillé plus de 6 ans avec des Somaliens et connaissait
leur langage, raconte qu’en disant une fois à un
pirate qu’il n’y avait pas de sucre pour lui faire du thé,
ce dernier a tiré une balle qui a passé tout près de sa tête.
Ahmad, retenu lui et ses deux frères à bord de Samara,
considère ces longs mois comme les plus difficiles de sa
vie. « Comment un être humain peut-il supporter qu’on le
menace de tuer son frère devant ses yeux ? », s’interroge
Ahmad, assis au bord de la mer dans son village d’origine,
Kafr Hamidou, à Damiette. Une cité singulière où l’image de
marque est le bateau. Lui, les yeux fixés sur l’eau et l’air
pensif, confie qu’il a commencé à détester la mer, pour la
première fois de sa vie. Hamada, son frère, poursuit : « Le
fait de penser qu’à un certain moment, nous devrions jeter
le cadavre de l’un de nous par dessus le bord nous tuait
chaque jour ». Ajoutant : « Après un certain temps, nous
avons pu comprendre la nature de ces pirates. Des musulmans
qui répètent toujours qu’ils ne sont ni musulmans ni
somaliens et que leur seule foi est le dollar. L’argent vaut
beaucoup mieux que la vie d’un d’eux. Le qat, cette drogue
qu’ils mâchent à longueur de journée, et les armes sont
leurs outils de vie ». Ayant bien appris la leçon, Ahmad, le
capitaine, devait leur obéir et interdisait à tout marin de
faire des liens individuels avec eux. « Nous leur cuisinions
trois repas chaque jour, tandis qu’ils ne nous permettaient
qu’un seul. J’ordonnais aux miens de ne boire que quelques
gouttes d’eau pour l’économiser, tout en étant obligé de
donner une bouteille d’eau à un pirate qui veut prendre un
bain », dit le capitaine qui mettait lui et ses deux frères
de l’ordre dans ce navire avec 17 marins à bord. L’un d’eux,
Mahmoud Ghannam, n’oublie pas ces jours où il devait boire
de l’eau mélangée à de l’essence et de passer 4 mois à se
baigner et laver les vêtements avec l’eau salée.
Enfin
libérés, Ahmad Nasr, un de ceux qui ont joué un rôle
primordial lors des moments de confrontation avec les
pirates, pense qu’il est temps de lutter contre les
mauvaises conditions de vie des pêcheurs. « Une des
catégories les plus négligées du monde », dit-il.
Un
gouvernement peu soucieux
L’expérience
traumatisante que les pêcheurs ont vécue exige, selon eux,
de l’intérêt de la part du gouvernement envers le pêcheur
égyptien. « Une expérience très difficile qui a eu ses
conséquences sur toute une ville dont la pêche est la source
essentielle de revenus et qui comprend plus de 65 % des
bateaux de pêche du pays », explique Ihab tout en jetant un
coup d’œil sur les bateaux amarrés en oisiveté au bord de la
mer. Un nouveau danger qui s’ajoute aux autres qui menacent
la vie et le gagne-pain des pêcheurs de Damiette. Cependant,
Ahmad et ses frères assurent que s’ils devaient aller
chercher les poissons dans les mêmes lieux, ils le feraient.
« Nous n’avons pas d’autres choix. Même si nous savons que
les pirates menacent de se venger de nous après qu’on eut
pris 8 parmi eux en otage. Cependant, la pêche ici dans les
eaux de la Méditerranée ne suffit pas, il y a trop de
bateaux de pêche et beaucoup moins de poissons. Nous devons
aller ailleurs, au Golfe. Les permis de pêche en Erythrée,
au Yémen et au Soudan sont très chers. Pourquoi l’Etat ne
conclut-il pas d’accords internationaux pour garantir les
droits des pêcheurs qui assurent une source importante de
revenus ? », se demande Ihab dont la mère est morte il y a
un mois, avant de voir revenir ses trois garçons capturés.
Ahmad, qui a passé presque la moitié de sa première année de
mariage à la mer, explique qu’il est temps de penser aux
moyens de protéger les bateaux de pêche qui sortent pour de
longs voyages dans la mer Rouge pour plus de deux mois. «
Nous n’avons pas de ministère pour la richesse maritime qui
se préoccupe de nos intérêts, c’est simplement une partie
d’un ministère. Pourquoi, selon vous, les pêcheurs sont-ils
exposés à être arrêtés pour avoir franchi les eaux
territoriales d’un autre pays ? C’est parce qu’ils n’ont pas
d’autres moyens pour chercher leur rizq (gagne-pain) », dit
Hamada. Une négligence qui a atteint son comble avec
l’expérience amère du piratage, comme l’explique Ossama Nasr,
le quatrième frère de la famille, qui a passé les derniers
mois à frapper aux portes de toutes les instances pour
sauver ses frères captifs et menacés d’être tués. «
L’alliance, l’association, le syndicat, le fonds des
pêcheurs : des instances qui auraient dû se charger des
problèmes des pêcheurs et qui sont restés les bras croisés
au moment de ce drame. Quand Hassan Khalil, le propriétaire
de Momtaz 1, a voulu emprunter un million de L.E. au fonds
des pêcheurs pour payer la rançon, ils ont refusé »,
explique Ossama qui se demande : où sont donc les assurances
et les impôts que payent les pêcheurs ?
Des
interrogations que les pêcheurs ne cessent de poser, surtout
que certains comme Arabi n’ont pas l’intention de répéter
cette expérience dangereuse d’appareiller sur la mer Rouge.
« Je n’ai jamais pensé à ce genre de danger, tout ce qui me
venait à l’esprit c’était le risque de se perdre dans la
mer, de faire naufrage, mais d’être capturé, c’était
horrible. Je ne veux jamais le revivre. Je me contenterai de
gagner mon pain ici dans les eaux de la Méditerranée. Mais
qui va nous compenser, surtout que je suis rentré sans avoir
de quoi nourrir mes deux enfants ? », s’indigne Arabi
Moussa, qui assure que le raïs de son bateau, Hassan Khalil,
doit payer une compensation à ses marins, capturés dans leur
voyage dans le cœur de la mer.
Le
dilemme de l’armateur
Il
dénonce le fait qu’il se contente de faire le héros qui a
libéré les marins. « C’est nous qui avons lutté pour nous
libérer sans une intervention extérieure », dit Al-Arabi. Sa
mère et ses sœurs interviennent pour dénoncer l’attitude de
Hassan Khalil et de sa femme, qui n’ont pas donné aucun coup
de main aux familles des pêcheurs dans le besoin lors de
l’absence de leurs hommes.
Hassan
Khalil, installé dans son café au bord de la mer de Ezbet
Al-Borg, entouré de deux enfants, capitaines d’un des deux
bateaux libérés des mains des pirates somaliens, assure
qu’il y avait une intervention et un soutien des autorités
égyptiennes. « C’est sous leur surveillance que j’ai voyagé,
négocié avec les Somaliens et donné un coup de main aux
pêcheurs en captivité », dit-il. Cependant, il ne nie pas
que les marins soient des héros qui ont réussi à échapper
aux pirates et pris 8 en otages.
Par
contre, Hassan ne promet pas de rembourser les marins
rescapés. « Je suis déjà accablé de dettes, j’ai un bateau
endommagé et j’essaye d’emprunter de l’argent pour me
redresser une autre fois. Comment donc pourrais-je payer les
pêcheurs ? », s’indigne Khalil. Et les pêcheurs rétorquent :
« Qui donc doit nous compenser ? Nous n’avons pas
d’association, de syndicat ni d’alliance actifs tandis que
nous payons des assurances et des frais d’inscription ». Et
Hossam Khalil, responsable de l’Association des pêcheurs,
assure que le budget de l’association est minime et ne
permet pas de rembourser les marins. « C’est un fonds qui
peut fournir d’humbles aides, comme une pièce d’échange par
exemple. Notre budget ne dépasse pas 150 000 L.E., nous ne
pouvons pas donner ni des crédits ni des indemnités aux
pêcheurs », explique Hossam. Des pêcheurs héros qui ont joui
d’un accueil triomphal et d’un flot de promesses
officielles, comme la construction d’un port à Damiette,
restent aujourd’hui dans l’attente d’une vraie action pour
améliorer leur niveau de vie dérisoire. Et si leurs prières
ont été exaucées de passer le Ramadan avec leurs familles,
cela suffit-il pour améliorer des conditions de vie de plus
en plus déplorables dans un pays qui n’apprécie pas ses
pêcheurs ?.
Doaa
Khalifa