Alexandrie.
Une récente décision du gouverneur doit débarrasser le
quartier d’Al-Azarita de ses ateliers pour lui restituer sa
beauté. Elle prend au dépourvu ouvriers et propriétaires qui
ne savent plus où aller.
Le
quartier royal sous les coups des marteaux
«Ce
sont ces ateliers qui distinguent le quartier depuis plus de
40 ans, alors, pourquoi veulent-ils enlever tout cela
aujourd’hui ? », se demande Ali Okacha, propriétaire d’un
atelier mécanique au quartier de Al-Azarita à Alexandrie. Il
réagit aux dernières décisions du gouverneur d’Alexandrie
qui exige le déménagement de tous les ateliers de Al-Azarita,
afin de redonner au quartier sa beauté d’antan.
Considéré depuis toujours comme l’un des plus anciens et des
plus distingués des quartiers d’Alexandrie, Al-Azarita est
victime de l’absence de planification et du brouhaha causés
par les ateliers jugés par les habitants et les responsables
comme des parasites au milieu de ce quartier très sélect,
qui réunit des instituts et des universités. Ce quartier a
toujours été habité par les résidents étrangers,
particulièrement les Grecs. C’est là aussi où la reine
Cléopâtre a vécu et a connu son histoire d’amour avec
Marc-Antoine. C’est dans ce quartier royal que se dressaient
l’ancienne bibliothèque et le centre éducatif « Moussion »
qui diffusait la connaissance à travers le monde jusqu’à
l’an 272, juste avant que l’empereur romain ne brûle le
quartier en entier. Al-Azarita, ce quartier qui fut témoin
d’une grande partie de l’histoire d’Alexandrie, est «
suspendu » entre le quartier Raml et celui de Chatbi. Et
bien qu’il ressemble aujourd’hui à beaucoup d’autres, il a
réussi tout de même à garder un certain charme. Dès que l’on
aperçoit la statue de voiles se dressant devant la
Bibliothèque d’Alexandrie, on sait qu’on est arrivé à Al-Azarita.
Là, beaucoup d’immeubles conservent encore leur aspect
architectural du XIXe siècle avec leurs coupoles et
ornements à l’italienne. Sur la place Al-Khartoum, se trouve
le plus beau château du quartier « Aboul-Fadl », construit
en 1935 par un architecte italien. Ce château, avec les
autres villas et institutions culturelles étrangères, ainsi
que le bureau de la Sécurité, ont donné à cette place sa
renommée. De l’autre côté de la place s’étendent les
cimetières juifs. Ces derniers étaient très présents parmi
la population d’Alexandrie et on dit même que ce quartier
porte le nom d’un vieux marchand juif qui y habitait et qui
s’appelait « Mazarita ». C’est ainsi que la plupart des
habitants le prononce. Mais l’origine du nom n’est pas
vraiment connue puisqu’il existe plusieurs histoires. Saad
Kamel, ingénieur et l’un des anciens habitants, dit que les
gens racontent deux histoires : celle de « Mother Rita », la
Grecque qui vivait jadis ici et qui avait une bonté de cœur
remarquable avec ses voisins et le quartier a porté son nom.
Mais au fil des ans, Mother Rita s’est transformée en « Al-Azarita
». L’autre version c’est celle de la mise en quarantaine
imposée par Mohamad Ali suite à la propagation du choléra
dans le pays et que l’on a baptisée « Lazarette » en
s’inspirant de la première mise en quarantaine en France
portant le nom
« Sainte-Marie de Nazareth ».
L’effet
nostalgique
Mais
quel que soit le nom, les gens acceptent et répètent toutes
les histoires, convaincus que cela ne peut qu’ajouter au
charme de leur quartier. Et plus, on se balade dans les
dédales de ses rues, plus on constate que Al-Azarita reflète
la nature cosmopolite qui distingue la ville d’Alexandrie.
Mais ce sont surtout les Grecs qui ont laissé leurs
empreintes. « Tout cela appartenait aux Grecs », dit Ragab,
un vieux de 85 ans et qui possède un kiosque près des
cimetières juifs, en pointant du doigt tous les immeubles de
la rue. Il raconte que les Grecs, avant de partir, ont tout
laissé aux Egyptiens qui travaillaient avec eux. Et, il y en
a même ceux qui ont gardé leurs propriétés jusqu’à ce jour.
Une chose qui a modifié la structure démographique du
quartier. Selon Ragab, beaucoup de gens qui se sont
installés dans ce quartier ignoraient son histoire et
surtout sa valeur, mais connaissaient une seule chose : son
aspect commercial. « Chanceux est celui qui arrive à acheter
un magasin ou un atelier dans ce quartier », poursuit Ragab.
Non loin
de son kiosque, se dresse une villa inhabitée, et sur sa
porte, une plaque marbrée indiquant son appartenance à un
grec. « De vieux Grecs se rencontrent trois ou quatre fois
par an ici, ils viennent se recueillir puis quittent le lieu
en silence, tout comme ils sont venus », dit Hassan,
propriétaire du café attenant à cette villa. Ce dernier
éprouve énormément de respect pour les Grecs depuis qu’il
était enfant. Son père avait acheté ce café d’un Grec.
Personne ne connaît cette rue sous son nouveau nom « Mohamad
Motawe » que vient d’imposer le gouverneur tout récemment.
Pour tous les habitants, elle est connue sous le nom de «
Sanadino ». On ne sait pas qui est ce Motawe, par contre, on
connaît Constantine Sanadino, qui était un marchand grec et
qui était propriétaire de plusieurs bâtisses dans cette rue.
Un
concert assourdissant
Dès 10
heures du matin, le bruit des marteaux de tôliers ne cesse
de résonner. Ce sont les quelques ateliers qui restent après
la décision du gouverneur obligeant les propriétaires à
quitter les lieux. « C’est un quartier commercial depuis
plus de 40 ans et les clients se sont habitués à nous
trouver au cœur de la ville. Après cette décision, notre vie
a été mise sens dessus dessous », dit Saïd Marzouq,
propriétaire d’un atelier mécanique et qui précise que
beaucoup de ses voisins ont déménagé, surtout les tôliers et
les carrossiers comme première étape. Bientôt, va débuter la
deuxième étape pour faire déménager le reste des ateliers.
Ceux qui résistent sont en train de subir les pressions
quotidiennes des agents de la municipalité qui font tout
pour les obliger à quitter le quartier. Saïd explique que la
présence des ateliers n’est pas le fruit du hasard. La
preuve : le nombre important de garages dont les locaux
servent d’ateliers. Les clients aussi n’encouragent pas ce
déménagement car, pour eux, Al-Azarita c’est le centre-ville
alexandrin. « Les clients ignorent le cauchemar dans lequel
on vit avec le bruit et la pollution qui nous arrivent
jusqu’à nos appartements », dit Samir Talaat, avocat, tout
en ajoutant que les habitants ne se reposent que 4 jours par
mois, c’est-à-dire le dimanche, jour de la fermeture des
ateliers. Et il paraît que les responsables se sont rangés
du côté des habitants et veulent appliquer la décision du
gouverneur, mais en même temps, ils ne peuvent rien contre
les propriétaires des ateliers qui ont des autorisations et
des contrats en bonne et due forme. Sayed, un des
mécaniciens, dit que l’on ne peut pas les chasser par force,
mais on les embête tout le temps. Il cite l’exemple des
trottoirs attenants aux ateliers que des mécaniciens ou
tôliers utilisent pour garer les voitures et donc, sans
aucun avertissement, les propriétaires ont reçu des amendes
alors qu’ils possèdent des autorisations. « Ce sont des
décisions qui viennent d’en haut », une phrase que les
fonctionnaires de la municipalité répètent toujours. Il
s’agit en fait de dizaines d’ateliers qui occupent des rues
entières, ainsi dit furieusement Ahmad Eissa, médecin et
habitant du quartier. Il n’hésite pas à jeter un regard
méprisant et plein de colère à ces voisins « parasites » en
rentrant ou en sortant de chez lui. Ce médecin ne pense
guère à déménager car il vit dans un quartier distingué et
son appartement est magnifique avec un balcon spacieux et
des plafonds ayant 5 mètres de haut.
Le début
du déclin
C’est en
1952 que le quartier a commencé à connaître du changement.
C’est à partir de cette date que les étrangers ont commencé
à quitter Al-Azarita et même l’Egypte, et que leurs magasins
se sont transformés en ateliers. Actuellement, les rues
portent leurs noms, les bâtiments ont gardé leur allure
d’antan, mais les habitants ne sont plus les mêmes. Des
habitants, qui ont remplacé les étrangers, sont issus de
couches sociales variées, alors toute la structure
démographique a changé. Le changement, selon Gamal Khalil,
directeur dans une compagnie internationale, a eu lieu du
bas avec l’invasion des ateliers mécaniques et de
carrosserie et des tôleries au rez-de-chaussée des immeubles,
mais aussi d’en haut sur les toits des bâtisses. Il lève la
tête vers le haut et explique que ces toits comprenaient des
chambres pour les servantes et les cuisiniers, et qui, après
le départ de leurs maîtres étrangers, y sont demeurés comme
de vrais propriétaires et y ont fondé des familles qui se
sont multipliées pour devenir une partie du tissu
démographique qui forme Al-Azarita.
Si
d’apparence, le quartier garde quelques traces de sa beauté
d’antan et de son charme, celui qui s’approche plus découvre
un autre visage. Le quartier bouillonne avec les conflits
dissimulés entre habitants, propriétaires d’ateliers et
responsables. Pourtant, ses beaux jardins, sa bibliothèque
prestigieuse, son théâtre, ses centres culturels et son
histoire riche, et surtout ses mythes, continuent à faire de
ce lieu un quartier unique en son genre malgré tout.
Hanaa
Al-Mékkawi