Khaled Al-Sawi
savoure pleinement son succès survenu à peu près à 40 ans.
Comédien, metteur en scène, poète et blogueur, il fait tout
avec appétit.
Citoyen à part entière
Pour les
spectateurs entre 25 et 45 ans, Khaled Al-Sawi est un
comédien-culte, représentant d’un nouveau souffle
cinématographique.
Et
peut-être l’un de ces jours, lorsqu’on essayerait d’écrire
un chapitre consacré au cinéma égyptien contemporain, son
nom y figurerait. Ses quelque trente œuvres, filmées en une
dizaine d’années, ne peuvent pas passer inaperçues.
Il vient
d’ailleurs de recevoir le prix de la meilleure
interprétation masculine au Festival du Film d’Alexandrie,
pour son rôle dans Al-Farah (les noces).
« C’est
le deuxième prix que le Festival m’attribue. En outre, je
considère Al-Farah parmi mes films les plus importants,
étant inspiré du vécu des Egyptiens », souligne le comédien
qui passe sa vie sur les plateaux afin de terminer le
tournage de son nouveau feuilleton ramadanesque Qanoune Al-Maraghi
(la loi d’Al-Maraghi). « J’y incarne le rôle de l’avocat
Hicham Al-Maraghi, dont le rapport avec son entourage permet
de soulever pas mal de problèmes sociaux. J’ai fait de mon
mieux pour présenter l’avocat sous un angle nouveau et
j’espère que ça plaira ».
Un défi
qu’il lance à chaque fois qu’il se met devant la caméra,
puisqu’il ne cesse de diversifier ses rôles. Avec lui,
l’émotion est toujours au rendez-vous, et il sait autant
faire rire que pleurer.
Khaled
Al-Sawi est un homme de la scène, c’est pratiquement son
berceau comme il se plaît à le dire. Il parle sans chichi ni
fausse sympathie, se livrant comme un homme franc et cultivé.
Issu
d’une famille conservatrice mais intellectuelle, le destin
du jeune homme semblait tout tracé : il suivrait l’exemple
de son père avocat, puisqu’il a choisi d’étudier le droit.
Toutefois, Khaled Al-Sawi, encore jeune, a fait les 400
coups ! « Je ne pensais jamais devenir comédien. J’ai passé
mes années scolaires très studieusement, et je m’intéressais
exclusivement à tout ce qui a trait à la politique et au
droit. Pendant les années universitaires, j’ai participé à
un spectacle de théâtre. Et c’est là que je me suis senti
épris de ce monde ».
Adolescent, il joue la comédie avec ses camarades et ils
fondent une troupe théâtrale. En poursuivant ses études, il
se lance sur les planches, alternant les rôles de comédien
et metteur en scène.
Son
champ de prédilection est incontestablement le théâtre de
l’absurde. Il admire Samuel Beckett et Eugène Ionesco, mais
aussi les divers artistes du mouvement surréaliste. C’est
pourquoi plusieurs de ses pièces sont imprégnées de
l’influence de ces penseurs iconoclastes.
Il
participe également aux activités de la Troupe du mouvement
théâtral libre, rejoignant un grand nombre d’auteurs
dramatiques et de fans du théâtre.
Rapidement, il baigne dans le monde du spectacle, lui qui a
butiné dès l’enfance dans la bibliothèque bien garnie de son
père.
En 2004,
il monte sa propre pièce, Al-Laëb fel demagh (manipuler les
têtes), immédiatement un succès. Quelques mois plus tard, il
est considéré comme un homme de théâtre incontournable et
fonde une deuxième troupe, considérée comme une usine pour
les talents en herbe.
En fait,
à partir de 1984, il s’était mis à étudier l’art de la mise
en scène à l’Institut du cinéma. De quoi l’avoir beaucoup
aidé dans sa démarche.
Des
études académiques, de l’expérience pratique, un talent
monstre et une passion dévorante, bref, un melting-pot bien
réussi.
Petit à
petit, il commence à percer à travers les drames télévisés.
« J’avais très peur de participer à des feuilletons, car
j’avais l’habitude de la réaction directe et rapide du
public au théâtre. Mais la télévision m’a donné la notoriété
dont j’avais besoin à l’époque, autant sur le plan
psychologique et sentimental que sur le plan professionnel
».
Khaled
Al-Sawi avait du mal à décoller, puisque de 1992 à 1998,
l’acteur multiplie les seconds rôles dans quelques
feuilletons et films. En travaillant comme assistant des
réalisateurs Khaïri Béchara, Raafat Al-Mihi et Mohamad Khan,
ce dernier lui a attribué un rôle dans le film Fares al-madina
(chevalier de la ville) devant un Mahmoud Hémeida encore à
ses débuts.
Des
apparitions passagères dans des films tels que Kart ahmar
(carton rouge) et Qechr al-bondoq (coquille de noisette),
avant d’être choisi pour camper le rôle du président Gamal
Abdel-Nasser dans un film sous la direction du réalisateur
syrien Anwar Al-Qawadri. Cependant, l’œuvre n’a pas
rencontré le succès attendu. D’aucuns ont rendu l’échec du
film à la comparaison à un autre acteur mythique, Ahmad Zaki,
qui avait déjà joué Nasser dans un film de Mohamad Fadel. Et
d’autres ont trouvé tout court que le jeu d’Al-Sawi était
plus théâtral que cinématographique. Et à lui de se
justifier : « J’étais nassérien pendant mes années
universitaires et j’ai trouvé en cette œuvre une occasion
d’or pour vivre dans la peau de ce dirigeant-idole. Si
certains ne me trouvaient pas super dans ce rôle, c’est bien
acceptable, car concrétiser un tel personnage n’est pas une
chose donnée. Je l’ai présenté de mon point de vue, tout en
suivant les directives du réalisateur ».
La
chance ? Elle n’était pas encore au rendez-vous, car le
comédien a été farouchement critiqué toujours en cette année
1999, pour l’interprétation du rôle du journaliste et
écrivain Moustapha Amin dans le feuilleton Oum Kalsoum,
d’Enéam Mohamad Ali. Un premier flash est lancé pourtant sur
Al-Sawi, autant, peut-être, pour le maquillage et la
ressemblance physique que pour l’interprétation.
De toute
façon, rien que sa filmographie prouve que ce n’est pas un
homme pressé. Il garde les pieds sur terre et attend presque
une dizaine d’années avant d’oser « le rôle le plus
important de sa carrière », selon les critiques : Hatem
Rachid, le journaliste homosexuel dans le film Omaret
Yaacobian (l’immeuble Yacoubian) de Marwane Hamed. Toujours
fidèle à son style : bien étudier le rôle pour le rendre de
la manière la plus naturelle et convaincante, il aborde un
tabou du cinéma arabe. « Il est vrai qu’au départ, mes
proches m’avaient déconseillé de jouer ce rôle car il
pourrait laisser une mauvaise impression chez les
spectateurs. Je suis un comédien et je respecte mon métier
basé sur l’incarnation de tous les prototypes qui nous
entourent, même si l’on n’est pas d’accord avec. J’ai pris
la décision et pense que je n’avais pas tort ».
Classé
par les critiques comme étant le Mahmoud Al-Méligui de notre
époque, les réalisateurs le bombardent de plusieurs rôles de
policier méchant ou d’homme d’affaires corrompu, dont les
plus remarquables restent le policier Saïd Al-Iraqi dans
Abou-Ali et Al-Pacha dans Al-Eyal herbet (les enfants ont
échappé).
Egalement à l’aise dans la comédie et faisant preuve
d’autodérision, il interprète le psychiatre devant un Ahmad
Helmi en pleine effervescence dans Kéda Réda (ça y est,
c’est bon), un an après leur grand succès dans Zarf Tareq
(un fait inattendu), lui attirant la sympathie du public et
des critiques.
Depuis,
le comédien n’a pas arrêté de tourner. Et principalement
avec du beau monde. Secondé par son talent et ses bons choix,
Khaled Al-Sawi est devenu le héros d’au moins deux films
cultes, Omaret Yaacoubian et Al-Jazzira (l’île) de Chérif
Arafa.
Sachant
échanger les casquettes de scénariste, réalisateur, poète,
traducteur, journaliste, bloggeur et acteur avec brio, on
devine sous l’artiste un homme d’affaires acharné, prêt à se
battre pour ses projets et celui de ses amis. Un homme
généreux et complexe, qui parvient à marquer sa génération
via sa culture, au point que l’éditorialiste Salah Montasser
le surnomme « les artistes Khaled Al-Sawi » comme métaphore
de la diversité et la richesse de sa créativité.
Poète
amateur pendant ses années universitaires, il continue
jusqu’à aujourd’hui à s’en servir « pour exprimer ce qui
n’est pas exprimable par le comédien ». Et de poursuivre : «
J’ai passé mes années d’études scolaires à puiser dans la
bibliothèque de mon père, ce qui m’a aidé à nourrir ma
passion pour la poésie. Des années plus tard, j’ai publié
mes propres recueils ».
Parallèlement à toutes ces activités, il multiplie les
actions destinées à promouvoir le théâtre contemporain et
l’écriture dramatique. Mais, si ses œuvres témoignent d’un
certain engagement intellectuel, l’acteur est véritablement
un militant de la société civile, prenant régulièrement part
aux événements et protestations politiques, comme en 2008
lors de la guerre israélienne contre la bande de Gaza.
Le
comédien se livre de bout en bout. Aussi le
découvrirons-nous enjoué, mélancolique ou encore critique,
tant son identité imprègne ses créations. « Mon métier
d’acteur ne se cantonne pas au studio : un comédien doit
prendre ses responsabilités, quitte à aller jusqu’au bout,
même en prison. Ceci dit, être citoyen à part entière »,
aime-t-il à rappeler.
C’est
quoi alors sa conception du rôle de l’artiste : divertir,
dénoncer ou s’engager ?
« Un peu
tout à la fois. Ce n’est pas parce qu’on divertit qu’on
n’interpelle pas aussi. Je ne suis pas un politicien, mais
je suis un citoyen qui doit s’intéresser naturellement à la
politique de son pays, comme il s’intéresse à gagner son
pain ». C’est pourquoi il est connu depuis voilà dix ans
comme l’un des fameux bloggeurs sur Internet, en lançant son
blog Al-Khobz wal-horriya (le pain et la liberté).
Devenu
enfin star vers la quarantaine, il l’accepte et le savoure
bien. « On est quelques-uns à pouvoir conjurer la
malédiction de l’acteur mûr dans le cinéma actuel. Je suis
fière de pouvoir jouer des rôles d’hommes normaux, ni
ravissants idiots ni jeunes premiers, ni monsieur muscle. On
peut être assez grave, mais original aussi. Disons que je
peux apporter aux films où je joue une mémoire, un vécu, une
authenticité. C’est pour cela peut-être que je suis
sollicité et que je gagne le respect du public ».
A 45 ans,
même si le succès n’est pas au rendez-vous à chaque fois, il
continue à se chercher et à nous transporter sans effort
dans des univers multiples. De la comédie au drame social en
passant par les films de suspense, Khaled Al-Sawi possède
une certaine capacité à se glisser dans les personnages les
plus inattendus et se montre prêt à tout pour éviter le
stéréotype.
« Il est
de plus en plus difficile de faire des films contre les
valeurs morales ou familiales traditionnelles, ou de s’en
moquer. Depuis quelque temps, je suis contraint de refuser
90 % des rôles que l’on me propose. Le cinéma égyptien est
devenu plus ou moins absurde. Les studios commencent un film
avant même d’avoir un scénario, font l’affiche avant le
début du tournage et décident de la date de sortie avant de
connaître les acteurs ! Quant au réalisateur et
l’interprétation, c’est vraiment la dernière roue du
carrosse. Les studios ont tellement peur du public qu’ils
affadissent tout, modèrent et se laissent dicter n’importe
quelle modification de dernière minute ». Entre farceur et
jeune premier, le comédien porte en lui un art résolument
humain, sensible et profond.
Yasser Moheb