S’il a
toujours su décrire l’univers rural avec beaucoup de
sensibilité,
Youssef Abou-Rayya
ne l’a jamais idéalisé. Dans cet extrait de son
dernier roman Les nuits de la marijuana, l’écrivain égyptien
décrit la vie d’une « fille des villes » malheureuse à la
campagne. Il vient d’obtenir à titre posthume le Prix
d’excellence de l’Etat.
Le
feu et les murs
Avant de
trouver le papier dans lequel elle annonçait son départ le
jour suivant, elle dit à sa mère : je suis enceinte mais je
ne supporte pas de vivre avec lui. La mère écoutait tête
baissée. Elle ne pouvait rien faire. Elle restait calme,
silencieuse. Elle n’avait aucune réponse. Elle n’avait
jamais été convaincue par lui, mais le père avait eu le mot
de la fin, et l’on ne pouvait s’opposer à lui.
Dans son
désarroi et sa confusion, elle lui renvoya la question de la
crainte et de l’hésitation :
— Mais
que dira ton père ? Que diront les gens ? Tu n’es mariée que
depuis trois mois !
— J’ai
essayé de vivre avec lui, mère, mais je n’ai pas pu. Il est
irréprochable, mais je ne le supporte pas.
La mère
essaya de s’occuper en préparant le dîner, mais la fille la
rejoignit :
— Ne te
fatigue pas, je n’ai pas envie de manger. Je vais chez une
amie et reviens tout de suite.
Elle
retourna à son fauteuil, soumise, plongée dans ses pensées :
comment son mari allait-il recevoir cette nouvelle ? Il
n’allait pas tarder à arriver.
La fille
s’enveloppa le corps de sa abaya noire et s’enroula le
visage d’un léger voile transparent recouvrant les cheveux
et soulignant ses traits dont la lumière éclatait, brillante.
Elle ferma la porte de l’appartement derrière elle et
descendit les marches rapidement sans prendre garde au fœtus
accroché dans ses entrailles. Elle avait essayé d’avorter de
multiples manières. Il s’accrochait au mur vivant de
l’utérus, y suçait le sang de la vie. Elle s’engagea dans
l’obscurité de la rue calme. Les lumières tombaient sur les
immeubles d’en face et les néons éclairaient des magasins
bondés de clients dont le regard s’attardait à peine sur les
nombreuses vitrines.
Elle
prit d’assaut les jeunes corps qui flânaient dans les
cercles de lumière, fixant les filles et les femmes montant
et descendant les quelques marches devant les magasins. Elle
se retourna à droite et à gauche pour éviter les voitures et
les nombreux toc-toc qui s’étaient multipliés et étaient
devenus encombrants. Les rues du village n’étaient pas
faites pour de tels véhicules, qui avaient quitté leur pays
en Asie de l’Est pour des villes et villages où les ruelles
ne laissaient passer que des ânes, des chameaux et des
carrioles.
Elle le
vit debout parmi ses amis en haut du trottoir ; elle
découvrit un pan de son visage pour qu’il la reconnût. Enfin,
il l’aperçut. Il lui fit signe. Elle marcha dans le sens
inverse de celui d’où elle était venue. Elle s’approchait de
lui. Quand la lumière des magasins s’affaiblit et qu’elle
entra dans la légère obscurité, à la fin de la rue, elle
sentit son souffle haletant. Attends-moi à notre place
habituelle, dit-il.
Elle
monta la rue en dénivelé, avançant en direction des rails
des chemins de fer. Ici, l’obscurité s’alourdissait, et les
passants se faisaient plus rares. Elle marchait rapidement
vers la maison abandonnée du chef de gare. Ses murs effrités
étaient tombés, les cavités s’y étaient multipliées et, sur
sa porte en bois, il y avait une chaîne et un cadenas.
Personne n’y avait touché, depuis que les chemins de fer
négligeaient l’habitat des chefs de gare, depuis la moitié
des années 1980, depuis que s’étaient dénudées les branches
d’arbres qui, jadis feuillues, propageaient alors autour de
la maison de deux étages une ombre dense. Elle entendait les
cailloux crépiter sous ses semelles larges, et évitait de
passer au-dessus des rails noirs qui reflétaient des taches
de lumière à l’origine inconnue. Elle évita aussi les rails
complexes de l’aiguillage et atteignit enfin le trottoir
d’en face, le trottoir prévu seulement pour l’attente, loin
du bureau du chef de gare et de son aide, du guichetier
ainsi que la mosquée de la gare construite à la hâte. Un
minaret original s’élevait sur son toit, avec des
composantes naïves qui n’étaient autres que des tuyaux en
argile, une bassine, un plot en tôle et un croissant de bois
au côté duquel était accroché un mégaphone qui n’amplifiait
rien mais reprenait la voix étouffée de l’intérieur vers
l’extérieur. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire à chaque
fois que ses yeux tombaient sur ce spectacle : « quand le
voyageur étranger voit ce scandale, il réalise le niveau du
village où passe le train ». Elle soupira en étouffant un
bruyant gloussement « de toute façon, elle n’a pas été
construite pour les habitants du village. C’est une mosquée
pour les gens de passage ».
Elle
choisit le siège du milieu. Vieux bois dont les écailles
s’effritaient des deux côtés. « C’est la seule trace du
passé ». L’abri à tuiles aux rebords inclinés, construit à
l’époque de la colonisation pour protéger du soleil et
permettre aux passagers d’attendre à l’ombre, avait été
enlevé par les chemins de fer et remplacé par un abri en
tôle à l’inclinaison insignifiante, qui chauffait avec la
chaleur du soleil et dégageait en milieu de journée une
canicule à faire fondre la tête du voyageur. Mais cette
nuit-là, elle humait une superbe brise qui voltigeait autour
de son corps mouillé de sueur, et elle souleva son voile
pour profiter le plus possible des brises automnales.
Elle se
sentit rassurée par l’ombre, l’obscurité et l’air autour
d’elle. Elle fut plus rassurée encore quand elle vit arriver
sa silhouette du côté de la maison du chef de gare. Les
traits de son visage n’étaient pas encore discernables, il
n’était qu’une ombre qui bougeait, mais elle reconnaissait
son pas. Il marchait lourdement, sans hâte définie par la
peur ou le trouble. Il avançait avec confiance, agitait ses
bras en face de lui, autour de son corps un peu gros. Quand
il était avec elle et était gêné, il mettait les mains dans
les poches de son jean épais.
Il
s’installa à côté d’elle sans lui dire bonsoir ; comme s’il
ne l’avait pas quitté, comme si elle n’avait pas déménagé,
comme s’ils n’avaient pas été privés de ces rencontres
pendant toute la période où elle habitait la maison de son
mari. Il tendit les jambes devant elle, mettant en évidence
ses baskets blanches et il émettait des toussotements calmes
qui effleuraient sa tempe droite à elle. Peu après, il leva
la main pour la poser sur sa paume à elle qui émergeait de
la manche étroite de la abaya. Un sourire hésitant se
dessina sur ses grosses lèvres. Il lui dit, calmement, mais
avec une tourmente alimentée par la passion et une pointe de
reproche qu’il voulut cacher pour ne pas en faire le sujet
de cette rencontre :
— Ça va
?
Il
voulut tendre ses doigts tendus vers le dos de sa main
endormie sur sa cuisse ; mais la lumière qui tombait sur eux
du trottoir d’en face ne le lui permit pas. Il y avait des
passagers serrés sur des bancs de l’autre côté, sous la
terrasse construite au-dessus de piliers qui soutenaient des
bureaux administratifs. Il retourna à son silence ; de temps
à autre, elle levait les yeux vers lui, hésitante. Enfin, il
approcha la bouche de la boucle d’oreille légère et lui
demanda comment elle allait.
— Je
vois la vie aussi noire que du goudron.
A ce
point ?
J’habite
comme tu le sais dans un village auquel je ne me suis pas
habituée, dans un appartement confiné, sans porte de sortie,
qui donne sur la maison d’une famille que cela n’embarrasse
pas de me surprendre à tout moment. Lui ne les rembarre pas,
il ne s’y oppose pas, comme si cela faisait partie de leurs
droits.
Quand
j’exprime ma colère, il me dit : je n’y peux rien, puis il
m’ordonne de me rendre tous les matins à la maison de la
famille pour aider sa mère dans les tâches de ménage. Cette
maligne qui méprise les filles des villes ne cesse de me
donner des ordres. Lave, balaye, cuisine. Elle reste assise
dans un coin à surveiller ce que je fais. Rien ne lui plaît.
Elle intervient dans tout, et dit, en colère : où as-tu
appris ça ?
Traduction de Dina Heshmat