L’écriture de l’écrivaine égyptienne
Ebtihal Salem fait
corps avec les drames féminins. Dans ces deux nouvelles
tirées de son recueil Doniya Saghira, elle décrit la révolte
d’une femme confrontée à la décision de son mari de prendre
une deuxième épouse, puis le refuge d’une autre dans un
univers onirique pour fuir l’indifférence de son époux.
Un
petit monde
« Je te
vois... il y a entre toi et lui une porte fermée, une petite
fille pleure dans tes bras et un œil noir transperce une
petite voile pour atteindre l’endroit où tu te tiens dans le
couloir entre la porte fermée et lui », dit la vieille.
En
allant avec la vieille voyante vers la porte, et après lui
avoir donné sa rémunération, ma tante dit :
— Ce
qu’elle raconte n’est pas logique.
— La
porte fermée, c’est clair, mais à quoi correspond l’image de
la petite fille ?
La tante
dit en me lançant un regard confiant :
—
L’enfant c’est le monde. Soit confiante, rassure-toi, le
monde est de ton côté.
La tante
se retira pour préparer le thé, tandis que je restais seule
face à moi-même à me demander :
— La
porte fermée, c’est clair, mais pourquoi la fille
pleure-t-elle si le monde est de mon côté ?
— Je
vais aller chez ma mère, peut-être y trouverai-je une
explication plus convaincante, dis-je à ma tante.
Et je
partis en promettant de revenir bientôt.
Sur le
pas de la porte ouverte, je vis ma mère et ma sœur avec des
piles de tiges de molokhiya entre elles sur la table basse.
Dès que
j’entrai, la sœur dit, tout en nettoyant les feuilles de
molokhiya :
—
Quelqu’un t’a appelé chez Am Kamel l’épicier.
— Tu ne
lui as pas demandé son nom ?, ai-je demandé en reprenant mon
souffle sur le banc à côté de la porte de la maison.
La mère
répondit agressivement, tandis que la sueur coulait sur son
front, sous le foulard qu’elle attachait sur le front :
— Ça ne
peut être que lui, Al-Mahrous.
Silence.
Puis la sœur dit :
— Il a
raccroché, mais j’ai reconnu sa voix.
La mère
poursuivit :
— C’est
lui, ça ne fait aucun doute. Il a le culot de téléphoner
après ce qu’il a fait ! En vérité, il n’y a plus de
personnes correctes en ce monde.
Je me
levai, alourdie. J’arrivai dans la chambre à coucher,
devenue plus étroite depuis qu’un matelas y avait été ajouté
par terre, à côté du vieux lit en cuivre de ma mère.
Je me
changeai tout en parlant toute seule à voix basse :
— La
porte fermée, c’est clair, mais pourquoi la fille
pleure-t-elle alors que le monde est de mon côté ?
Je pris
place à côté d’elles autour de la table basse.
— Si
cela peut te soulager, j’accepte que tu choisisses pour moi.
C’est ce
qu’il avait dit après avoir lancé sa nouvelle explosive, son
projet d’en épouser une autre après sept années arides qui
étaient toute ma vie misérable avec lui.
—
Qu’est-ce que je peux faire si les médecins, les voyantes et
les saints n’ont même pas réussi à insuffler dans mon ventre
de l’air ? Comment pourrais-je t’enfanter un garçon quand
mon utérus ne réussit pas même à porter une fleur d’oranger
?
Ma mère
devint pénible, tandis que son corps corpulent se balançait
au rythme du nettoyage des feuilles de molokhiya.
— La
chance quand elle se retourne contre toi …, dit-elle.
Ma sœur
l’interrompit tout en se levant, avec à la main une grande
gousse d’ail :
— ça ne
sert à rien de dire ce genre de choses.
Ma mère
jeta la tige de molokhiya sur la table basse, en criant à ma
sœur :
— Tu es
la dernière à pouvoir parler. Cela fait un temps que
personne n’a frappé à notre porte pour demander ta main.
Qu’est-ce qui manquait au fils de X ? Le temps passe et
bientôt tu seras une vieille fille.
Ma sœur
me fit un clin d’œil, je détournai le visage de celui de ma
mère pour ne pas laisser échapper un rire amer.
— Demain
viendra son tour et alors nous nous réjouirons avec elle si
Dieu le veut.
C’est ce
que je dis pour la soulager, tout en rassemblant les tiges
jetées par terre après la fin du nettoyage de molokhiya.
— Ne
ramasse pas les tiges de « rigla ». Je vais les faire
bouillir et asperger de leur eau le seuil de ta maison.
Ma mère
cria de faire attention tout en observant mes mains.
J’avalai
une salive amère tout en continuant à rassembler les tiges.
— Mère,
dis-je, ne sois pas triste. C’est déjà trop tard. J’ai
entendu qu’il a frappé à la porte de la nouvelle mariée. Je
refuse de vivre avec une co-épouse.
Je lui
racontai ensuite ce qui était arrivé chez ma tante et ce
qu’avait dit la vieille voyante.
— L’œil
noir représente Demyana. C’est elle. Cette vieille voisine
bossue nous hait aveuglément.
— Le
monde tout entier ne sera pas plus grand qu’un trou
d’aiguille et aucune maison sur terre ne t’accueillera, pas
même celle de ta mère, avait-il dit avec une joie mauvaise,
tandis que je préparai ma valise avant de quitter la maison.
— Quand
revient mon frère Al-Sayyid ?
Ma mère
interrompit ses insultes contre Demyana et sa voix prit une
intonation de tristesse transparente.
— Je ne
le vois que rarement, dit-elle. Depuis qu’il est entré à
l’armée, il a maigri, son visage a pâli et son rire s’est
éteint. Que dire ? C’est le mauvais œil qui nous a touchés …
Je
laissai ma mère à ses lamentations et songeai à la prophétie
de la vieille voyante, aux paroles de ma tante :
— La
porte fermée, me dis-je, c’est clair, mais pourquoi la
petite fille pleure-t-elle alors que le monde est de mon
côté ?
Le couer
de la lune
— ça
dépasse la raison, dit-il, et il se frappa les mains l’une
contre l’autre : tu insistes avoir vu le cœur de la lune se
scinder ?
Elle
répondit, les veines saillantes sur son cou :
— Je
jure avoir vu la lune se scinder.
Il lui
tourna le dos, soupira en contemplant le miroir :
— Et
après ?
Elle
s’accroupit sur son lit et se prépara à continuer son
histoire :
— Le
cœur de la lune se scinda ; un prince charmant en surgit et
de son épée il marqua une voie de miel. Je jure que je m’y
suis baignée. Il me tendit une main d’or et son tendre feu
fit régner sur mon petit oiseau de cœur fraîcheur et
sérénité.
Il
sortit son portefeuille, se mit à feuilleter son chéquier.
La lumière de sa montre aveuglait ses yeux à elle. Avant de
se retourner pour sortir de la chambre, il lui cria :
— Tu es
sûrement devenue folle. Arrête de rêver ! Sois une femme à
la hauteur de ton âge.
Elle se
leva de son lit, courut derrière lui, l’appela :
— Tu
m’abandonnes toujours seule face à ces murs qui en ton
absence me tirent la langue.
Elle
s’adossa au mur froid, sentit un frémissement parcourir son
corps, chuchota :
—
Peut-être ne me croit-il pas. A qui puis-je raconter mes
soucis et révéler mes rêves ?
« Je
pars — ô mon prince — sur le navire de ton coeur pendant des
années, tout en couleurs. Je reviens, ta main est mon port,
ta jeunesse m’englobe ; les graines de ta grappe posent sur
ma poitrine des perles, ta force devient un pont, nous nous
serrons l’un contre l’autre et devenons gouttes de pluie ».
Elle
jura à quiconque elle rencontrait qu’elle avait vu le cœur
de la lune se scinder. Et qu’il devait la croire « sinon le
miel se tarirait et la main se ferait pierre ».
Elle
l’appela, le collier du bien-aimé s’était défait. Pour la
millième fois, elle l’appela. Le rêve avait vieilli et
l’écho renvoya le silence
Traduction de Dina Heshmat