Presse.
La
décision du Conseil consultatif de rattacher trois
publications de Dar Al-Taawon (en faillite) à Al-Ahram et
Al-Akhbar a entraîné une levée de boucliers parmi les
journalistes de ces deux institutions.
Un
malaise de plus
Devant
le bâtiment d’Akhbar Al-Youm, situé à rue Al-Sahafa dans le
quartier de Boulaq au Caire, des cris s’élèvent. «
Injustice, injustice ». Brandissant des slogans hostiles au
gouvernement, plusieurs dizaines de journalistes du
quotidien gouvernemental Al-Akhbar sont réunis à l’entrée de
l’édifice. Les voix résonnent. « Ô Moustapha ! Viens voir ce
qu’on fait à tes fils (référence à Moustapha Amin, un des
fondateurs d’Akhbar Al-Youm, NDLR) ». Peu à peu, le ton
devient plus grave : « A bas Ahdi Fadli, à bas Safwat Al-Chérif
», scande la nuée de journalistes. Devant les caméras des
chaînes satellites venues filmer la scène, ils sont rejoints
par des employés de la fondation Al-Akhbar. Et tout le monde
se met à scander. « Vive Al-Akhbar, à bas Safwat Al-Chérif
». A quelques pas de là, des journalistes d’Al-Ahram, dont
le bâtiment se trouve à côté d’Al-Akhbar, se rassemblent au
rez-de-chaussée de leur bâtiment. Ils se préparent à
organiser une marche de protestation vers le Conseil
consultatif. Marche qui, sous la pression de la sécurité,
n’aura finalement pas lieu.
Tout
commence lorsque ce Conseil consultatif, organe officiel
présidé par Safwat Al-Chérif, à qui revient la propriété de
la presse gouvernementale, décide de rattacher trois
publications de la fondation Dar al-taawon, en faillite, aux
deux grandes institutions Al-Ahram et Al-Akhbar soulevant
ainsi une levée de boucliers parmi les journalistes des deux
institutions qui craignent des répercussions sur la
situation financière de leurs journaux. « Le rattachement de
ces publications avec leur personnel va constituer un
fardeau pour le budget de nos institutions, ceci au moment
où nos salaires sont loin d’être convenables », lance Diaa
Rachwane d’Al-Ahram, opposé à cette décision. Al-Ahram
héritera de l’hebdomadaire Al-Taawon (la coopération) et
d’Al-Magalla al-zéraïya (le magazine agricole), tandis que
le quotidien Al-Massaïya reviendra à Al-Akhbar. Les
journalistes d’Al-Ahram et d’Al-Akhbar sont d’autant plus
irrités qu’il existe des centaines d’employés dans les deux
institutions qui travaillent depuis des années et qui n’ont
toujours pas été titularisés. « Nous n’avons pas besoin de
fardeaux supplémentaires. Certaines publications d’Al-Ahram
et d’Al-Akhbar enregistrent aussi des pertes, et il existe
des centaines de stagiaires qui attendent d’être titularisés
», lance pour sa part Fatma Al-Dessouqi, journaliste au
quotidien Al-Ahram. Et d’ajouter que le Conseil consultatif
n’a pas pris l’avis des institutions concernées avant de
prendre cette décision.
Dar al-taawon
a été créée dans les années 1950 sous l’ancien président
Gamal Abdel-Nasser, en tant qu’association coopérative pour
la publication. La fondation accablée par les dettes était
depuis quelques années en déroute financière. Cependant,
elle possède des avoirs, dont la valeur s’élève à plus d’un
milliard de L.E. « Ces avoirs vont finir dans les caisses de
l’Etat, alors que ce sont les journalistes d’Al-Ahram et
d’Al-Akhbar qui vont assumer le fardeau », lance Fatma Al-Dessouqi.
Et de souligner que si Al-Ahram s’est acquittée d’une bonne
partie de ses dettes vis-à-vis des banques et l’Etat, les
dettes d’Al-Akhbar s’élèvent à 1,3 milliard de L.E.
Une
délégation de journalistes des deux institutions a rencontré
dimanche Safwat Al-Chérif. Soucieux d’apaiser les esprits,
Al-Chérif a affirmé que le Conseil consultatif « s’engage à
assumer les dépenses relatives aux journalistes de Dar al-taawon
». Il a cependant exclu toute remise en question de la
décision. Des membres du conseil d’administration d’Al-Ahram
défendent, eux aussi, la décision du Conseil consultatif. «
Il n’y aura pas de répercussions financières sur Al-Ahram ou
sur ses journalistes », assure Ahmad Al-Naggar, membre du
conseil d’administration d’Al-Ahram. Et d’expliquer que le
Magazine agricole est distribué à environ 18 000 exemplaires.
Il n’est pas perdant. « Seul l’hebdomadaire Al-Taawon perd
de l’argent et ne distribue que 4 000 exemplaires. Mais dans
l’ensemble, ce n’est pas une mauvaise affaire. Ni Al-Ahram
ni Al-Akhbar n’hériteront des dettes de la fondation Al-Taawon.
Il n’y a aucune contrainte financière à part les salaires
qui ne représentent que 800 000 L.E. par an », pense Al-Naggar.
La totalité des avoirs de Dar al-taawon iront à la société
Al-Qaoumiya pour la distribution de presse. Une société
publique qui héritera également de l’ensemble du personnel
administratif.
Mais,
au-delà de ce débat, et dans un contexte plus large, c’est
la situation et la gestion des groupes de presse en Egypte
qui sont au centre d’un vif débat. Dans les années 1950,
l’ancien président Gamal Abdel-Nasser nationalise les grands
groupes de presse. C’est la naissance de la presse «
nationale ». Mais aujourd’hui, à l’exception peut-être
d’Al-Ahram, la plupart de ces institutions sont en faillite.
Une situation dont la responsabilité incombe à l’Etat. «
Durant des années, ces institutions ont été gérées dans
l’unique but de la propagande gouvernementale loin de toutes
considérations économiques. C’est ainsi que les rédacteurs
en chef et les conseils d’administration nommés à leur tête
n’ont déployé aucun effort pour faire réussir leurs
institutions », analyse Gamal Fahmi, membre du conseil
d’administration du syndicat des Journalistes. Outre Dar
al-taawon, des groupes comme Dar al-chaab, Dar al-maaref,
Dar al-hilal ou Rose Al-Yossef croulent sous les dettes.
Selon le ministère des Finances, le montant de ces dettes
s’est élevé à 6 milliards de L.E. Il s’agit d’impôts impayés
et d’emprunts bancaires contractés pour lancer des projets
et des publications qui ne sont pas économiquement viables.
« En réalité, ces institutions sont devenues des outils pour
récompenser les journalistes fidèles ou proches du
gouvernement. Dans les années 1960, le Magazine agricole
était tiré à 500 000 exemplaires. Maintenant, il n’atteint
même pas les 20 000 », ajoute Gamal Fahmi. Même son de
cloche pour Adel Hammouda, rédacteur en chef de
l’hebdomadaire Al-Fagr. « Durant des années, le gouvernement
a fermé les yeux sur la corruption et les pertes sublimes
par ces institutions. Mais maintenant avec la crise
mondiale, il ne peut plus supporter le fardeau. Il cherche à
profiter des revenus de la vente des avoirs de ces
institutions perdantes », explique Hammouda.
Il pense
que le problème de Dar al-taawon se posera avec d’autres
institutions comme Al-Chaab et Dar al-hilal. « Mais le
problème est que ces fondations ont effectivement vendu la
plupart de leurs avoirs pour payer les dettes ». La question
est donc de savoir comment le gouvernement va gérer la crise
de ces institutions. Lors d’une récente réunion avec les
présidents des conseils d’administration des groupes de
presse, le premier ministre, Ahmad Nazif, a demandé à
réduire les pertes.
L’une
des solutions qui se profilent à présent est la
privatisation. Mais elle n’est pas à envisager dans l’avenir
proche. « Ces institutions constitueront un casse-tête
éternel pour l’Etat », souligne pour sa part Abbas
Al-Tarabili, ancien rédacteur en chef du quotidien
d’opposition Al-Wafd. « Il faut d’énormes fonds pour les
sauver. Ce que l’Etat est en train de faire, c’est de
liquider ces institutions et faire payer la facture à
d’autres fondations en meilleure santé financière », pense
Al-Tarabili. Lui aussi, souligne la responsabilité de l’Etat
qui a laissé sévir la corruption au sein de ces
institutions. Plusieurs députés ont exigé cette semaine que
le dossier de la presse nationale soit examiné par le
Parlement. Quant à Safwat Al-Chérif, il a assuré que la
décision de rattacher les trois publications de Dar
al-taawon à Al-Ahram et Al-Akhbar était « irréversible ». «
Le Conseil consultatif a utilisé ses pouvoirs en vertu de la
loi de la presse en tant qu’autorité qui parraine la presse
nationale », a affirmé le président du Conseil consultatif.
Les journalistes des deux institutions entendent poursuivre
leur mouvement de protestation.
May
Atta
Ola
Hamdi