Ahmad Waly,
dans un humour noir et avec une pointe de philosophie, se
joue des vivants et des morts et relate la condition des
hommes envahis dans l’angoisse du quotidien et la finitude
de la vie. Nous publions les débuts de son nouveau roman
Diyar al-akhera.
Les
demeures de la fin
1
Le jeune
Mohsen est le chouchou de sa mère. C’est un fils unique
ayant cinq sœurs … Pour ses leçons particulières, sa mère a
vendu la moitié de ses terres. Elle voulait en faire un
médecin qui la soutiendrait dans sa vieillesse et qui
protégerait ses sœurs !
Il était
petit de taille et portait des chaussures à hauts talons
afin de paraître plus grand qu’il ne l’était. De plus, il ne
se coupait pas les cheveux, si bien que les femmes de la rue
du Bahr le surnommèrent « le gamin à la frange ». Il portait
d’habitude un pantalon à la coupe charleston et se laissait
pousser les favoris selon la mode des Beatles de l’époque !
Le jeune
Mohsen frappa, après la prière du soir, à la porte du Cheikh
Ali pacha, croque-mort du village. La petite Amira apparut :
— Mon
oncle le cheikh est là.
Elle
disparut à l’intérieur rapidement en hurlant
— Papa …
Papa … Le docteur, notre voisin, le fils de la hajja, la
mère de Mohsen.
Le
cheikh Ali sortit en se frottant les yeux et en résistant au
sommeil :
— Qui
est-ce, fille ?
Elle
chuchota :
— Le Dr
Mohsen.
—
Bienvenue, docteur, entrez …
Il
prononça ces mots en demandant à Dieu qu’il n’en soit pas
ainsi (car il n’existe pas dans sa demeure d’endroits pour
recevoir les invités). Il souhaitait que le Dr l’informait
rapidement des raisons de sa visite … Mais justement si
Mohsen avait l’intention de prolonger sa visite !
Le
cheikh cherchait des yeux un reste de paillasson pour
l’étendre parterre à côté de la cruche d’eau, tout en tirant
son cafetan pour cacher une longue déchirure (tel un membre
qu’on avait l’habitude de cacher) et il appela la plus âgée
de ses filles.
Mohsen
entra, alors qu’il se prenait les jambes dans la grande
ouverture de son pantalon, dans l’obscurité de la salle (lui
qui avait l’habitude de l’électricité), à la suite du cheikh
Ali tandis que sa fille portait la lampe à gaz.
— Un
verre de thé, pour l’amour de Dieu, ma fille, pour monsieur,
le docteur, vite Sayédate !
— Merci,
Am cheikh, je vous remercie beaucoup, je suis pressé. J’ai
deux mots à vous dire sans trop tarder.
Il
demanda à ses trois petites filles, qui guettaient le
médecin de l’avenir, de s’en aller et il se mit à entendre
longuement les propos du jeune homme, le regard distrait et
l’esprit et la raison ailleurs, ahuri par ce qu’il lui
parvenait !
—
Comment, docteur ?
— La
nuit de l’enterrement d’un pauvre ou d’un étranger sans
famille, nous retirons le cadavre à l’aube, nous
accomplissons notre travail mes amis et moi pendant deux ou
trois jours, puis nous vous le restituons pour que vous
l’enterriez à nouveau !
— Mais
les vers vont l’envahir de toute part.
— Nous
prenons nos dispositions pour ce genre de choses … Il y a un
produit, la Formaline, capable de conserver un cadavre
durant des mois et pas seulement des jours.
—
D’accord, je ne parle pas de la conservation, mais si on est
pris, il n’y a pas de pitié, on nous mettra en prison, c’est
sûr !
—
Qu’est-ce qui ferait qu’on soit pris ?
A ce
moment, Amira entra en hurlant alors qu’elle portait un bout
d’un vieil édredon en haillons, envahi du sang des petites
bêtes qui l’ont habitée. Il n’était pas comme tous les
édredons fourrés de coton (mais de bouts de tissus et des
restes des usines de textile) et Sayédate accourait derrière
elle en essayant de lui retirer le reste de l’édredon.
« Cette
fille, qui n’est pas plus grande que trois pouces, a le
culot de prendre le grand morceau, alors avec quoi je vais
me couvrir, moi ? ».
—
Regarde, Dr Mohsen, tu es notre voisin et ton père m’était
très cher, et tu sais sans doute comment je vis, de
compassion et de charité. Mes enfants lorsqu’ils trouvent un
pain dans le panier, ils le cachent les uns aux autres sous
le matelas ou sous la fenêtre pour parer à la faim de la
nuit … Voilà, tu as vu l’histoire de l’édredon. Leur matelas
est fait de paille de riz et de jute … Toi, tu te nourris de
plein de bonnes choses, de poulets, de viande et de pâtes.
Des choses dont mes filles n’ont jamais entendu parler, ni
jamais ne les ont vues. Tu sais, s’il nous arrive de
posséder de grands sacs de riz venus de la charité des
paysans, je cuisine le riz petit à petit pour qu’il puisse
nous suffire l’année entière. Je le partage entre eux dans
des verres. J’ai suivi le conseil de ton oncle, Mahmoud Al-Montazem,
que Dieu ait son âme, qui tissait les guéridons de la
mosquée. Il m’avait dit : « Ali, mon frère, nos enfants sont
nombreux et nous possédons peu d’astuces … Partage le riz
dans des verres, nous ne pouvons pas avoir le luxe de le
diviser dans des assiettes, comme le reste des humains … ».
Et le seul garçon qui était censé m’aider à élever ce tas de
chair … Tu le sais mieux que moi … Enfin, c’est pour te dire
que malgré ma gêne et mon besoin de tout millième, je ne
vais pas pouvoir t’aider … Tout sauf ce que tu me demandes,
« si » Mohsen … Tu as été le bienvenu !
Et avant
que Mohsen ne cherche de ses yeux (qui s’étaient habitués à
l’obscurité de la salle) un endroit éloigné de la paillasse
pour éteindre sa cigarette Marlboro, il fit signe au cheikh
de prendre son temps avant toute décision et de réfléchir
sans se hâter.
— Prenez
votre temps pour réfléchir … Moi aussi je vais vous laisser
du temps, et je reviendrai vous voir … Il y a dans ce boulot
du blé qui va vous mettre dans une situation plus aisée …
Vous savez, les jeunes de la fac de médecine sont riches et
ils sont des fils de grandes familles très aisées … Vous
voyez, je vis dans une grande et spacieuse demeure, nous
possédons de la terre et je circule dans une auto qui
m’appartient, pourtant, je suis le plus pauvre d’entre eux …
Deux jours et je reviendrai vous voir … Salut!
Traduction de Soheir Fahmi