Essam Safeyyeddine,
architecte, est un vrai philosophe pour lequel chaque forme
s’inspire du passé et se projette au présent, d’où la
particularité du style égyptien indépendamment des époques.
Le
glaneur
N’est-il
pas quelque peu étonnant de commencer par présenter le
portrait d’un architecte à travers sa relation intime avec
les cireurs de chaussures ? Dans le cas de Essam
Safeyyeddine l’autodidacte, rien de surprenant dans cette
entrée en matière.
Essam
Safeyyeddine, né dans le quartier de Choubra au Caire, le 25
juin 1941, obtient sa licence d’architecture en 1965. Mais
deux ans avant l’obtention de son diplôme, il décide de
s’offrir une année sabbatique durant laquelle il va voir et
écouter, entre autres phénomènes, les cireurs de chaussures.
Au Caire, devant les cafés, ils diront en passant : « Cirage,
cirage, pas d’cirage ? », tandis que leurs homologues
alexandrins crieront : « Cireueueueueur ». Il en va de même
pour l’appel à la prière : les muezzins diront les mêmes
mots sur les minarets, mais chacun à son rythme, enrobé des
accents du dialecte de sa région, selon qu’il est d’Esna, de
Port-Saïd ou de Mansoura. Le cri des cireurs, comme le ton
de la prière, convergent d’une certaine manière dans la
forme que prennent les lignes architecturales. Car Essam
Safeyyeddine conçoit l’architecture comme un des éléments
constitutifs d’un tout, d’une entité où se mêlent,
s’entrecroisent et s’interpellent un lieu, un temps, un
environnement, des gens, des chansons … Hors tout cela,
l’architecture n’a aucun sens, n’étant pas une fin en soi.
Amalgame de savoirs multiples, elle perd toute sa
signification une fois déconnectée de son contexte
historique et spatial.
Un
trait, une ligne, une courbe, un motif sont toujours le
résultat d’une influence ou d’une connivence. Chaque forme
s’inspire du passé et se projette au présent. Telle est la
façon de voir l’architecture selon Safeyyeddine. Une vision
globale qui tient compte de la sociologie, de l’esthétique,
du patrimoine (celui qui dure encore comme celui qui s’est
dégradé), de l’Histoire, de la géographie, de la terre, du
lieu, des matières, du comportement des habitants … Il
semble être le premier à avoir initié une lecture et une
analyse architecturales et, par la suite, une méthodologie
qui permet d’étudier la complexité du construit. Notre
chercheur est un archéologue de l’architecture, il y voit
des strates, aussi bien horizontales que verticales, qui
expliquent une finalité issue d’une culture (musique, danse,
peinture, cinéma, théâtre …) qui est elle-même le résultat
d’une superposition de couches en perpétuel développement.
A l’âge
de six ans, le petit Essam aime dessiner, il peint des
maisons. Et quand il part en visite chez sa famille à la
campagne, il dessine les vastes champs qui l’impressionnent.
En visite chez ses proches dans le quartier populaire d’Al-Hussein,
il remarque la densité urbaine, l’étroitesse des ruelles et
la variété des ornements décoratifs qui l’impressionnent
tout autant. A l’âge de quinze ans, il rêve d’être maçon ou
architecte : il est présent à Héliopolis sur le terrain qui
voit s’élever leur nouvelle maison, dont les plans étaient
ceux de Sayed Korayem (qu’il considérait comme un dieu) et
réalisés par Albert Khoury. C’est à ce moment qu’il commence
à faire des maquettes. Il ne cessera pas d’en construire, il
sera même « le » spécialiste en ce domaine. Grâce à ce
talent, on lui commande souvent au cinéma comme au théâtre
de réaliser des truquages et des trompe-l’œil. « J’ai eu la
chance d’avoir des instituteurs qui seront plus tard de
grands artistes reconnus. Abdel-Ghani Aboul-Einein à l’école
primaire me fait découvrir les arts plastiques, puis au
collège Noqrachi à Abbassiyeh, ce sont Adli Kasseb et Galal
Al-Charqawi qui me donneront ce goût poussé pour le
spectacle. Monsieur Hosni Ibrahim nous faisait écouter ses
recherches pour la composition du livret du Meurtre de
Cléôpatre ! ».
Les
années de fac seront les belles années consacrées aux
flâneries culturelles. L’étudiant Safeyyeddine ne manque pas
un musée, une exposition, un concert … Il finit par
connaître toutes les rues du Caire, Le Caire fatimide,
mamelouk, copte, khédival … les coins et les recoins … et
c’est petit à petit, pas à pas, qu’il va établir une
conception toute particulière, tout à fait personnelle
concernant le style et le caractère (le cachet, l’empreinte,
la griffe). Aujourd’hui, après tant d’années de dissection
architecturale, il peut se permettre de porter un jugement
sur ceux qui désignent à la va-vite toute la région
d’Al-Azhar comme la section fatimide de la capitale (de Bab
Zoweila à Bab Al-Fotouh). « Mon argument est que Le Caire
islamique s’étend de Gamaliya jusqu’à la Citadelle. Cette
zone a un caractère islamique composé de plusieurs styles.
Le même monument peut embrasser plusieurs styles, ou bien
par rajout ou par simple influence dans des périodes
transitoires ». Et, comme pour un jeu de puzzle,
Safeyyeddine va, avec passion et patience assidue, chercher
un à un les « traits de caractère » enfouis dans chaque
style. Ainsi, il pourra élaborer tout un système d’analyse
qui permettra de comprendre, d’assimiler et enfin de
catégoriser les composantes initiales de chaque style puis
les différents apports survenus qui donneront à chacun de
ces styles sa personnalité propre. Le cumul et le voisinage
de ces variétés de styles verront se former un caractère
général islamique de ce que l’on appelle vulgairement Le
Caire fatimide. « Je voudrais dire par là que Le Caire dit
fatimide est une architectonique islamique qui s’étend bien
avant et bien après la dynastie d’Al-Moez dont la rue qui
porte son nom existait déjà pour le passage des caravanes
des commerçants d’épices ». Ces conclusions émanent des
remarques et des impressions qu’il a notées quotidiennement
lors de ses balades cognitives et qui sont à l’origine du
sujet de sa thèse : « Caractère environnant la demeure Al-
Suheimi ». Encore une fois, il a la chance d’avoir comme
professeur le grand maître pionnier de l’architecture dite
locale : Ramsès Wissa Wassef. Ce dernier l’encourage à
travailler sans aucune direction académique, puisqu’aucun
universitaire n’a jamais abordé le sujet sous cet angle.
Depuis, Safeyyeddine devient le disciple attesté de Wissa
Wassef ; ensemble, et jusqu’à la mort du maître, leurs pas
les conduiront partout où l’on peut détecter un quelconque
aspect de l’architecture « égyptienne », qu’elle soit
byzantine, copte, islamique ou occidentale. De plus, ils ont
en commun l’idée que tout « nouvel arrivage architectural »
est très vite approprié et remanié par l’esprit égyptien (c’est-à-dire
égyptianisé). Le style mamelouk par exemple est bien plus
géométrique au Caire si on le compare à celui de Syrie,
ornemental et décoratif. Notre architecte aime nous rappeler
que l’icône qui se trouve sur le portail de l’église de la
rue Maraachli à Zamalek, construite par Wissa Wassef, a
exactement la même forme que la statue La Confidente de
Mahmoud Moukhtar. Safeyyeddine, référence majeure, presque
unique, dans le domaine du « caractère local » de tous les
styles architecturaux, sera invité à donner du caractère
islamique aux façades japonaises de l’Opéra du Caire et à la
façade coréenne du monument consacré à la guerre du 6
Octobre. « Je veux dire que je parle de l’architecture
locale comme je parlerais de la musique de Qassabgui, qui
est une mélodie locale égyptienne même si elle s’inspire de
la musique classique turque ou persane ». Il écoute cette
musique et les chansons de Abbass Al-Béleidi qui font partie
du patrimoine, car il sait que sans elles, « son écoute
visuelle » de l’architecture serait boiteuse, incomplète.
D’ailleurs, en tant que premier élève de Hassan Fathi, il
apprendra de ce tuteur une valeur incontournable, celle du
respect de l’environnement spatial pour être en mesure de
construire dans un lieu défini. « A cette occasion, je
voudrais dire aussi que même les architectes étrangers,
venus avec leur culture occidentale, se sont inspirés du
patrimoine égyptien : la Banque Misr construite par Lasciac
et la mosquée Aboul-Abbass à Alexandrie par Mario Rossi et
bien d’autres exemples encore, comme tout le quartier
d’Héliopolis ».
Mais que
pense l’architecte Essam Safeyyeddine de l’architecture
contemporaine au Caire, aujourd’hui, et en quoi est-elle
locale ? Il en pense beaucoup de mal. Ce dévot des principes
presque nationaux, quand il s’agit de tirer une ligne
architecturale, qui fait de l’affectif un principe dans
l’exercice de cette profession, est profondément triste de
la situation actuelle. Il a déjà dénoncé maintes fois la
catastrophe urbaine du Caire, réclamant à plusieurs reprises
la nécessité d’établir des plans d’aménagement pour chaque
ville de province, afin d’éviter la migration vers la
capitale. De plus, il est profondément choqué du niveau
d’enseignement à l’université qui n’offre aucune culture
générale aux ingénieurs et architectes responsables du goût.
« C’est avec beaucoup d’amour que je réfute toutes les
initiatives désastreuses que l’on rencontre dans les
nouvelles cités. C’était une occasion de repenser l’habitat,
la ville et la vie ».
Dans sa
toute dernière exposition intitulée Symphonie inachevée,
Essam Safeyyeddine nous présente une rétrospective de ses
projets architecturaux, urbains, de design, de cinéma …,
pour nous montrer qu’il n’a jamais manqué à son devoir et à
son appartenance. « La disparition subite de ma mère quand
j’avais trois ans est la situation la plus douloureuse de ma
vie, mais c’est aussi à cause de la solitude qui s’en est
suivie que je me suis bâti moi-même et que je suis devenu ce
que je suis », un érudit sans pareil.
Menha
el Batraoui