Dans Le père, le fils et l’esprit errant, le romancier palestinien Alaa Hulayhil dépeint un petit village de Galilée, où les bons rapports entre le cheikh et le curé sont de plus en plus confrontés à une désespérante intolérance. Un style poétique pour des destins tragiques.

Le fils

La pluie battante ne put empêcher les habitants du village de sortir jusqu’au dernier afin de faire leurs derniers adieux à Abou-Hanna, le père de père Youhanna. La foule imposante s’élança derrière le cercueil hissé sur les mains dans le silence et le recueillement.

Même les enfants à l’arrière qui sautaient de temps à autre pour saisir une branche d’amandier ou de pêcher, la briser et en faire un mince bâton qu’ils utilisaient comme une arme dans leurs jeux de guerre, le faisaient calmement, sans les cris qui accompagnaient habituellement ce type d’occupations, surtout lorsque l’un d’eux réussissait à casser une branche si grande qu’elle pourrait déterminer définitivement l’issue de la prochaine bataille entre eux. Peut-être était-ce le paradoxe qui les empêchait de crier, ou alors une peur profonde, la peur du moukhaddir* Abou-Hanna qui les habitait encore quand bien même il était porté dans un cercueil vers sa dernière demeure. Le moukhaddir Abou-Hanna était leur pire cauchemar, car il protégeait les champs et vignobles du village de leurs jeux dévastateurs. Les adultes l’aimaient pour son dévouement dans la protection de leurs biens ; les petits le haïssaient pour la même raison.

« Le monde le pleure », dit sœur Marie à Aïcha, l’épouse du cheikh Ali, qui marchait à ses côtés dans la partie arrière du cortège funèbre, avec les femmes. Aïcha opina de la tête, sans se tourner vers sœur Marie ne fut-ce qu’un instant. Elle avançait comme si elle était seule, sans regarder qui que ce soit et sans prêter attention à qui que ce soit — et surtout pas à sœur Marie. Aïcha essuya les larmes mêlées à l’eau de pluie sur son visage. Qui les voyait ensemble ne pouvait pas ne pas s’imaginer qu’elles étaient sœurs, malgré les habits noirs de nonne que portait Marie depuis l’éternité et la tenue décente que portait Aïcha depuis que son mari le Cheikh Ali s’était repenti auprès de Dieu et lui avait demandé indirectement de porter le voile et de longs vêtements décents.

A l’avant du cortège funèbre, les jeunes portaient le cercueil en se relayant pour ne pas se fatiguer trop vite. De toute façon, le moukhaddir Abou-Hanna n’était pas très lourd de son vivant, surtout après avoir été attaqué par la maladie maligne tout au long de la dernière année. La maladie n’avait pas épargné un seul de ses organes : les reins, les poumons, le cœur, le pancréas, les yeux. Personne au village ne savait comment le soigner. Le docteur Georges, médecin du village, se contentait de suivre l’état d’Abou-Hanna et de lui conseiller de manger des aliments bouillis et d’éviter de laisser la tristesse s’emparer de lui. Inutile de dire qu’Abou-Hanna ne réussit qu’à suivre le premier conseil. A l’arrière du cortège, les vieilles du village  répétaient : « La tristesse l’a tué ». L’une d’elles, exagérant dans l’expression de la tristesse, dit en silence afin que personne ne l’entende : « Que Dieu te maudisse, ya Oum Hanna ! ». Personne ne put éviter d’entendre cette phrase ; personne non plus ne put la contester.

Le cheikh Ali n’accepta pas qu’on le remplace pour porter le cercueil, dont il maintenait l’avant gauche sur son épaule droite tout en essuyant ses larmes de la main gauche. Devant lui, à l’avant, marchait père Youhanna, calmement, la tête droite, répétant de temps en temps :

« La mort est notre destin. La mort est notre destin ».

De la maison d’Abou-Hanna le moukhaddir jusqu’au cimetière chrétien au pied de « Tellat Al-Maqabir », surélevé par un immense chêne, le chemin était long et sinueux. Pavé et avec des trottoirs, il aurait sans nul doute mérité le nom « d’avenue » : « l’avenue des cimetières ». La pluie battante rendait l’enterrement plus difficile encore. Au bout de quelques centaines de mètres, l’expression de condoléances « le monde le pleure » ne pouvait plus consoler de la situation difficile. Quelques vieux et vieilles se rassemblèrent sous l’immense chêne pour s’abriter de la pluie. Quelques instants plus tard, ils virent père Youhanna quitter l’avant du cortège et se précipiter vers eux pour leur demander d’y rester jusqu’à ce que cesse la pluie :

« Ne vous en faites pas. Il sait très bien que vous êtes avec lui pour son enterrement ».

Quand l’immense cortège arriva au cimetière, la foule recula pour s’aligner autour de la foustouqiyya** construite à l’intérieur d’un enclos en fer entouré d’herbes vertes qui s’élevait à peine au-dessus de la terre. « Ici reposent les membres de la famille Samaane », était inscrit sur la plaque de métal rouillée. Deux jeunes portèrent le cercueil et le firent entrer avec précaution à l’intérieur de la modeste foustouqiyya. Père Youhanna se dirigea immédiatement vers l’entrée de la tombe pour se préparer à recevoir les condoléances. Sur son chemin, il saisit le bras du cheikh Ali, qui, debout à côté de la foustouqiyya, lisait dans un petit Coran qu’il avait en poche.

« Je veux que tu sois avec moi », dit père Youhanna, les yeux embués.

Cheikh Ali regarda les yeux de père Youhanna, et, difficilement, s’empêcha de pleurer. Pour que la scène ne soit pas trop longue, il permit à père Youhanna de le tirer doucement par le bras afin qu’ils se dirigent ensemble vers l’entrée de la tombe, bras dessus, bras dessous, pour y recevoir avec le reste de la famille les condoléances des habitants du village, et des parents et connaissances venus de l’extérieur. Qui baisait père Youhanna sur ses deux joues pour lui présenter ses condoléances faisait de même avec cheikh Ali.

Avant que la foule ne se disperse, cheikh Ali se dirigea vers la foustouqiyya qui contenait le cercueil d’Abou-Hanna et lut quelques courtes sourates du Coran, puis il récita la Fatiha, s’essuya le visage des mains et resta silencieux, tête baissée. Quelques minutes plus tard, il leva la tête et dit, très ému :

« Que tes bonnes œuvres valent à ton âme la paix. Quand tu arrives là-bas, dis leur : Au nom du Père et du Saint-Esprit ».

Le rapport entre la pluie et les enterrements est toujours étrange. Entre la dispersion des graines pour une nouvelle vie, sur un ordre mystérieux, et la cueillette d’une vie ancienne, également sur un ordre mystérieux, il y avait un lien diffus et insondable. Les arbres mouillés autour de la tombe, qui laissaient tomber des gouttes de pluie, de façon désordonnée, surprennaient beaucoup des gens qui s’y étaient abrités. Jamal, fils du cheikh Ali, qui venait de rentrer deux jours plus tôt de l’Université d’Al-Azhar au Caire, où il avait étudié la charia, était debout sous le cyprès qui donnait sur la foustouqiyya. Il observait comment le cercueil avait été porté dans la foustouqiyya. Soudain, de l’arbre qui l’ombrageait, une grosse goutte de pluie tomba et emplit d’eau l’orbite de son œil gauche. Il tendit la main pour essuyer l’eau sur son visage, et l’un des hommes debout en dessous de lui adressa la parole : « C’est notre destin à tous ». Jamal s’entendit marmonner : « Que Dieu ait son âme ». A peine put-il discerner ses propres mots. Jamal ne pensait pas que Dieu bénirait l’âme d’Abou-Hanna. Il était impossible que Dieu le Glorieux bénisse l’âme d’un infidèle qui avait cru sa vie durant que Dieu — auprès de Qui nous cherchons refuge ! —  avait enfanté un fils d’une femme en chair et en os, et qu’ensuite ce fils était ressuscité. Ce qui fit le plus de mal à Jamal en ce moment-là était que son père, cheikh Ali, pleurait comme un petit enfant pour cet infidèle, ce mécréant.

Tous sortirent de la tombe et se dirigèrent vers leurs maisons, avant que la pluie ne se remette à tomber. Jamal resta seul sous l’arbre. De loin, les gens, musulmans et chrétiens, pouvaient voir cheikh Jamal le petit debout sous le cyprès, en djellaba et turban blancs, essuyer ses larmes en regardant son père, le cheikh Ali, en pleurs devant l’entrée de la foustouqiyya. Ils le voyaient et se murmuraient des mots exprimant leur émotion face aux liens profonds qui liaient la famille du cheikh à la famille du curé. Personne ne sut que le jeune cheikh retournait dans sa tête la phrase : « Au nom du Père et du Saint-Esprit » en pleurant, refusant de croire que son père, le cheikh, le croyant, était tombé à un tel niveau qu’il se compromettait avec des mécréants et des infidèles !

Traduction de Dina Heshmat

 

* Dans le dialecte de Galilée, le moukhaddir est le gardien des vignobles et des champs du village qui y passe les nuits pour assurer leur sécurité et les protéger des agresseurs et des parasites divers et variés. La plupart des « moukhaddir » étaient célèbres pour leur sévérité et leurs cœurs inflexibles à cause de leurs efforts pour protéger des envieux les biens des villageois.

 

** La foustouqiyya est une grande pièce construite dans la tombe des chrétiens pour contenir les cercueils des morts.

 

 

Alaa Hulayhil

Alaa Hulayhil est en 1974, en Galilée, dans une famille originaire du village de Qadita, partie pendant la nakba. Il a obtenu la première place en communication et beaux-arts à l’Université de Haïfa. Il est journaliste, collabore au quotidien libanais Al-Akhbar et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Fasl al-maqal.

Il a déjà publié un roman, Al-Sirk (le cirque), et des nouvelles, Li-Awqat al-haja, qui ont respectivement obtenu le prix littéraire Al-Qittan en 2001 et 2003. Il est également l’auteur de pièces de théâtre, dont un monodrame, Diyab (loups), une pièce de théâtre pour enfants (avec Amir Hulayhil), Goha wal bahloul (Goha et le clown), ainsi que d’une épopée, Khoff al-sultan (les pantoufles du sultan). Al-Ab wal ibn wal rouh al-taïha (le père, le fils et l’esprit errant) a été publié chez Dar Al-Ayn (Le Caire, 2008).