Emos.
Le mot a fait son apparition au milieu d’un étonnement général.
Interrogations, indignation, choc. Les 9 000 ados, dont on ne
soupçonnait même pas l’existence et qui se revendiquent de la
tendance emo, se sont vus projetés au devant la scène.
Des
jeunes dans la tourmente
Pas
grand monde connaissait le mot « emos » en Egypte, jusqu’au jour
où, pour la première fois lors de l’émission télévisée Al-Haqiqa
de l’animateur Waël Al-Ibrachi, un jeune ado se revendiquant de
la tendance s’est exprimé. C’était quelques jours avant
l’apparition un beau matin de mystérieux graffitis représentant
l’image d’une personne, sans tête, tenant un balai à la main,
sur les trottoirs d’une rue centrale dans le centre-ville du
Caire. Tout remonte à trois semaines. Pendant l’enquête de la
police sur cette affaire insolite où l’on a commencé à penser à
un acte provenant d’un groupe d’opposition politique, un groupe
se faisant appeler emos a revendiqué le lien avec les graffitis.
Pour finir, il n’en était rien mais le mot emos a, lui, fait des
vagues. Manchettes de journaux et émissions de télé ont pris le
relais. S’en est suivi tout un tollé taxant ces emos, tous des
adolescents, de tous les noms et ils ont dû tous se retrancher
loin des yeux. Leur nombre dépasse les 9 000 personnes et 53
groupes les rassemblent sur le Facebook. Chérif Orabi, 19 ans,
est considéré comme le père spirituel des emos en Egypte et le
premier qui a eu l’idée de rassembler les emos d’une façon
périodique dans les différents centres commerciaux comme City
Stars. Il a découvert l’emo à travers Internet, puis il a
commencé à lire des livres pour connaître tout sur leurs idées
et leur doctrine. Selon lui, être emo, c’est avant tout une
attitude et un style. L’attitude d’abord : souvent des ados pas
très optimistes, qui broient du noir, se sentent incompris par
leurs parents ou détestent cette société, veulent exprimer leurs
sentiments. Le look arrive par la suite. « Chaque ado trouve son
propre style pour définir son identité. Moi, j’écoute de la
musique emo depuis quatre ans. Je ne suis ni dépressif, ni
maniaque et je n’ai jamais voulu ni me suicider ni tuer personne.
Je suis mélancolique, c’est tout. Pourtant, il est dommage que
nous les emos, soyons vus comme des individus dangereux à cause
de notre look. Nous ne sommes pas des homosexuels, ni des
adorateurs de Satan, nous manifestons seulement notre vécu. Il
n’est pas question de criminalité, donc pas besoin de nous
attaquer de la sorte », souligne Chérif, en faisant allusion aux
attaques dont il a fait l’objet lui et ses deux amis après leur
apparition dans l’émission télé.
Car depuis,
rien ne va plus pour eux, ils ont été reconnus par leurs
parents, leurs voisins et les habitants de leur quartier. Ces
derniers ont compris seulement après cette émission pourquoi ces
ados s’habillaient bizarrement et avaient l’air de porter la
misère du monde sur leurs épaules. Ils ont même compris le sens
du mot emo. Emo = homo. Emo = super efféminé, emo = pleurnicheur.
Résultat,
Chérif et ses deux amis ont dû revenir sur les plateaux de cette
émission avec un nouveau look, après avoir été frappés et
insultés. Ils se sont rasé les cheveux et ont mis des vêtements
ordinaires. « Se faire rouer de coups parce qu’on a osé changer
de style ? Non, mais où va le monde ? Si on devait frapper
chaque personne dont on n’apprécie guère le style, c’est la
catastrophe. Ce n’est pas aux autres de dicter comment chacun
doit s’habiller ou se coiffer. Si certains n’apprécient pas,
tant pis, mais il n’est pas utile de recourir à la violence pour
exprimer nos goûts. Chaque époque a eu son style particulier :
hippie, punk, grunge ou autre », lance-t-il.
Ni les
parents ni la société ne comprennent pourquoi des adolescents à
la fleur de l’âge sombrent dans un mouvement qui prône la
mélancolie et les idées noires. Une mère raconte que le jour où
elle a trouvé le terme « emo » inscrit sur le bras de sa fille
adolescente, elle n’a pu contenir sa colère, pensant que c’est
le prénom de son amoureux. Le mot a été tatoué. Après une longue
discussion, la mère finit par comprendre ce que emo voulait
dire. Elle a préféré le dialogue plutôt que la punition ou la
violence. Et elle a décidé de se rapprocher de sa fille pour lui
montrer que la vie c’est autre chose que de broyer du noir, sans
cesse.
Cependant,
être emo est souvent pour ces adolescents une phase dans la
classique recherche identitaire à cette période de la vie. «
Nous sommes jeunes et avons besoin de vivre des sensations
fortes, de tester nos limites », dit Cherry Magdi, 18 ans, qui
vient de sortir d’une mauvaise expérience amoureuse. Déprimée,
elle s’est isolée du monde et a même pensé au suicide. Et c’est
sur le Facebook qu’elle a fait connaissance d’un groupe emo.
Fascinée, elle décide de se joindre à eux. « J’ai décidé d’être
une fille emo, car j’ai découvert qu’ils éprouvaient les mêmes
sentiments de tristesse que moi. En plus de leur style
vestimentaire qui m’a séduit et qui n’est pas répandu chez les
jeunes à l’université, j’ai été marquée par leur extrême
émotivité. Cette sensibilité à fleur de peau qui pousse les emos
à exprimer leurs sentiments avec liberté : ils pleurent, crient
et rient à haute voix devant les gens et sans éprouver aucune
honte », explique-t-elle tout en ajoutant qu’elle ne sait rien
au sujet de l’automutilation, mais qu’elle a entendu dire que
les emos se mutilaient car ils pensent que la douleur physique
prédomine et traite l’état psychique. Quant à elle, elle se
contente d’écouter de la musique à fond, fumer et danser. Cherry
confie aussi avoir rencontré au début des difficultés à trouver
des vêtements ou accessoires d’inspiration emo mais peu à peu,
ces modèles sont devenus disponibles dans les magasins de prêt-à-porter
au Caire.
Les
jeunes de la tendance emo, c’est-à-dire des vêtements noirs,
avec quelques touches de couleurs vives, peignent leurs chambres
en noir et écoutent de la musique heavy metal. Ils sont plutôt
extravertis, limite exhibitionnistes, ils voient la vie en noir,
pensent beaucoup à la mort. Il arrive de rencontrer ce genre
d’adolescents dans les rues. Et c’est facile de les reconnaître
grâce à leur grande mèche de cheveux, teinte en noir, qui couvre
leur visage et ne laisse apparaître qu’un seul œil. Des jeunes
au look mi-gothique mi-punk avec une prédominance de noir, des
piercings, un maquillage charbonneux pour se donner une note «
androgyne » ou « efféminée ». Ils portent des t-shirts cintrés à
slogans, des badges, du jean slim, de la rayure et des lunettes
à montures larges. Ils portent parfois des menottes attachées à
leur slims (pour les emos androgynes) ou des minijupes léopard
rose (pour les emos féminins).
Le
terme « emo » désignait à l’origine l’« émotionnel hard rock »
qui est un courant musical venant du milieu des années 1980,
précisément de la scène rock de Washington D.C. Mélange de heavy
metal, hard rock et de punk, le son est caractérisé par un chant
exprimant la mélancolie et la tristesse, des textes plus
introspectifs que dans le heavy metal, ou un adoucissement des
mélodies en réponse au courant métal. Dr Hanane Salem,
sociologue, décrit ce problème typique des adolescents comme une
rébellion contre les adultes. Pour elle, la cause en est les
parents qui négligent leurs enfants ou ne discutent pas avec eux
de leurs problèmes. Surtout que les adolescents à cette tranche
d’âge cherchent souvent à se démarquer. Ils aiment aussi faire
partie d’une communauté, ce qui leur permet de sentir qu’ils
appartiennent à une même famille. « Le danger ne réside pas dans
ce phénomène d’imitation, essentiellement vestimentaire. Car
c’est uniquement un épiphénomène qui disparaîtra comme il est
venu. Mais le vrai risque est dans les pensées suicidaires
observées chez une partie des adeptes de ce courant, et la
véritable inquiétude sur les dérives potentielles de ces jeunes
en détresse », explique-t-elle. Le psychologue Hicham Adel Sadeq
partage le même avis. D’après lui, l’emo souffre ou croit
souffrir en permanence. C’est un martyr des temps modernes et en
tant que tel, il peut passer au suicide. Et c’est ainsi que la
société qui n’est pas au bout de ses peines doit faire face
encore une fois à un phénomène culturel étranger.
Chahinaz
Gheith |