Al-Ahram Hebdo, Visages | Amina Taha Hussein Okada
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 Semaine du 13 à 19 mai 2009, numéro 766

 

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Visages

Amina Taha Hussein Okada, conservateur de la section Inde au Musée Guimet à Paris (pour les arts asiatiques), se rappelle ses souvenirs d’enfance avec son grand-père. Une éducation et une ouverture familiale qui l’amèneront à se passionner pour l’art indien.

Souvenirs embaumés

Le 14 novembre 1889, il y a presque 120 ans, naissait Taha Hussein. Il deviendra celui que l’on connaît : écrivain, fondateur de la faculté d’Alexandrie, ministre de l’Education et « réformateur » de la littérature arabe. Aveugle à l’âge de trois ans, cela ne l’empêchera pas « de voir, de voir plus loin qu’il n’est permis de voir », dira Jean Cocteau à son propos lors de son passage au Caire.

Amina Taha Hussein Okada revient sur ses souvenirs d’enfance, quand, assise sur les genoux de son grand-père, elle écoutait sans dire un mot les histoires imaginaires qu’il lui contait. Elle revient sur un temps qui a changé, qui a suivi l’évolution inexorable des jours et des années qui passent, un temps où les « jasmins embaumaient de leur poésie les rives vertes du Nil ».

C’est à six ans qu’Amina Taha Hussein Okada quitte la maison familiale de Guiza pour Paris. Issue d’une famille ouverte et intellectuellement riche (Taha Hussein du côté paternel, Ahmad Chawqi (son arrière-grand-père du côté maternel), elle se tourne vite, un peu paradoxalement, vers les langues asiatiques d’où naîtra une passion pour l’Inde. « J’avais envie d’aller encore un peu plus loin. Partagée comme je l’étais entre la France et l’Egypte, l’Asie m’apparaissait comme un prolongement naturel de mes racines et une belle aventure à tenter ». En 1982, après avoir réussi le concours de conservateur du Patrimoine, elle entre au Musée Guimet dans la section indienne où elle occupe, depuis cette date, les fonctions de conservateur en chef. Consciente de la grandeur de ses origines, elle ne l’est pas moins de ses propres capacités, précisant avec une certaine fierté sa position de « seconde place » au « difficile concours qu’(elle) passait pour la première fois ».

Le problème n’est pas nouveau en France : la littérature arabe est sous-traduite. Taha Hussein, bien qu’ayant étudié à la Sorbonne et bien que parlant parfaitement français, n’est toujours que maigrement traduit. Le Livre des jours, La Traversée intérieure et un recueil de textes intitulé Au-delà du Nil sont aujourd’hui les trois seuls ouvrages disponibles en français. Quant à Ahmad Chawqi, seule une anthologie des poètes arabes regroupe quelques uns de ses poèmes. « Comparée aux efforts qui ont été faits, ces dernières années, pour traduire en français les littératures chinoise ou japonaise qui suscitent un intérêt croissant, la littérature égyptienne demeure encore relativement méconnue. Il est grand temps que cela change ! », espère la petite-fille du grand écrivain.

Manque d’intérêt, de lecteurs ou de traducteurs ? Prédominance de la littérature maghrébine ? Les raisons sont nombreuses. Toujours est-il que, de l’autre côté, lorsque Taha Hussein écrivit en 1945 une lettre à André Gide lui proposant de traduire La Porte étroite en arabe, celui-ci répondit : « Mais à quels lecteurs pourrait-elle s’adresser ? ». Ce faisant, il traduira Sophocle, Racine et Gide bien sûr, malgré le scepticisme de celui-ci. Taha Hussein fut donc central dans ce processus d’échanges, notamment entre la France et l’Egypte, contribuant, d’un côté comme de l’autre, à faire découvrir une littérature alors encore largement inconnue. Amina, pour sa part, se consacre à l’art indien, à la manière de le faire découvrir aux Parisiens : une passion née il y a plus de vingt ans dans les couloirs de Langues’O (Institut national des langues et civilisations orientales). Là, elle y étudiera le sanskrit et le japonais, délaissant ce dernier pour se consacrer pleinement à l’indianisme. Du Japon, elle n’en reste pas moins proche, ayant rencontré, au cours de ses études, M. Okada qui deviendra son époux.

Dans son bureau un peu froid donnant sur les toits du musée, Amina Taha Hussein Okada se félicite de l’ouverture récente des musées français à un plus large public. Autrefois bien souvent réservés à une certaine élite, les musées français ont été marqués ces dernières décennies par un élargissement du public, par une volonté de transmettre au plus grand nombre une partie au moins de la culture de l’autre. Est-ce le cas en Egypte ? « Il faut pour cela posséder des collections qui ne se constituent pas du jour au lendemain et qui requièrent des sommes importantes pour l’acquisition d’œuvres majeures ou notables ». L’Egypte se tourne donc, naturellement, vers son propre passé qui ne cesse de fasciner un public toujours plus large.

Traductrice depuis le sanskrit, historienne de l’art, auteure d’ouvrages sur la civilisation indienne et son art (Ajantâ en 1991 ou L’âge d’or de l’Inde classique) Amina Taha Hussein Okada fut aussi, au cours de sa carrière, commissaire de plusieurs expositions à Paris. Au printemps 2007, les verrières du Grand Palais accueillirent une exposition intitulée L’empire des Gupta, civilisation qui voit son apogée en Inde entre les IVe et VIe siècles. Il y a eu aussi en 1986, à la cour du Grand Moghol à la Bibliothèque Nationale, des travaux incessants pour la diffusion des connaissances, cet amour de la transmission que son grand-père partageait.

Les souvenirs, surtout ceux d’un enfant de dix ans, sont loin d’être figés. Ils vivent au fil du temps, pour ne garder que des relents magiques d’instants presque oubliés. « Enfant, au cœur du mois d’août, j’aimais me glisser dans le jardin à l’heure de la sieste, quand tout le monde me croyait endormie. Je me souviens encore de l’explosion de couleurs et du parfum entêtant des fleurs chauffées à blanc dans le grand jardin des bords du Nil », dit-elle. Amina Taha Hussein cultive cette nostalgie romantique aujourd’hui disparue, vivant dans une bulle de souvenirs idéalisés par le jeu de la mémoire. « C’est peut-être pour cette raison que je ne vais plus aussi souvent en Egypte que je le pourrais », pour garder des images que le temps a rendu plus merveilleuses encore qu’elles ne l’étaient à l’époque dans le regard innocent d’une petite fille de cinq ans partie « explorer » le jardin de ses grands-parents. Souvenirs impérissables, aussi, des couleurs du Nil, « d’une éternelle et intemporelle beauté », nous dit-elle, plongée dans le romantisme d’une Egypte disparue.

Historienne de l’art, Amina Taha Hussein « vit très bien dans le passé ». Or, quoi de plus remarquable que le passé égyptien, vieux de plusieurs millénaires ? Pour autant, si la beauté égyptienne n’est pas, pour le conservateur, restreinte à quelques temples ou tombeaux et est en évolution permanente, il n’en reste pas moins une « beauté immuable » aux caractères presque ineffables. Femme de passé, donc, mais uniquement pour mieux vivre le présent, pour lui donner une saveur qui, sans histoire et sans souvenir, pourrait être un peu fade sous le ciel gris et pluvieux qui entoure Paris ce matin de printemps.

Comment alors continuer à percevoir Le Caire sans la tristesse qui pourrait émaner du souvenir d’un passé plus reluisant ? Comment ne pas voir, lorsqu’on y revient, tous les défauts d’une ville qui offrait jadis une autre beauté et dont la mémoire n’a gardé que les plus beaux aspects, effaçant les éléments indésirables ? « Adapter le regard », répond le conservateur, regarder ailleurs, pourrait-on comprendre.

Or, voir au-delà, plus loin que son époque, désirer le changement « moderne » plus que de s’apitoyer sur le sort du présent fut aussi un des lots de la vie du grand-père d’Amina. Réformateur de la littérature arabe, Taha Hussein fut aussi celui de l’éducation. Des études qu’offrait l’Egypte à cette époque, il n’en ignorait aucun des deux aspects pour avoir étudié à fois à Al-Azhar et à la toute jeune Université du Caire où il obtiendra son doctorat. Puis, il partira en France, à la Sorbonne, étudier l’histoire et la géographie. Elève brillant, sa note de thèse en géographie ne fut pourtant pas reluisante. Ainsi qu’il l’explique dans son autobiographie, sa cécité l’avait amené à « ne pas trop réviser » la géographie, chose qu’il ne pouvait d’ailleurs faire qu’au travers d’un plan en relief ou à partir des descriptions précises de ses camarades. Pourtant, entre histoire et géographie, son sujet, tiré au sort, fut « le cours du Rhône ». Pour éviter le zéro éliminatoire, son professeur lui mit la note de 2/20. Sa moyenne générale lui permit d’obtenir son diplôme de justesse. Taha Hussein pouvait rentrer en Egypte.

Tous les étés ou presque, la famille Taha Hussein « allait se reposer en Italie ». « J’allais alors rejoindre mes grands-parents dans les Dolomites ou sur les rives du lac de Garde ». Fuir la chaleur du Caire, souffler un moment et se retrouver en famille étaient les objectifs de ces échappées italiennes. « Mes grands-parents aimaient se promener au bord du lac, et je les revois cheminant lentement aux bras l’un de l’autre, et ces deux silhouettes fragiles et empreintes d’une grande dignité sont à jamais fixées dans ma mémoire ». Elle se souvient des égards accordés à son grand-père dans les hôtels où il descendait : égards dus à son handicap et à sa notoriété. Elle se souvient aussi de la voix de son grand-père, lorsque assise sur ses genoux, il lui contait des histoires tirées du folklore égyptien. « Je n’ai pas oublié le timbre de sa voix, une voix réellement envoûtante, une voix d’or », dit-elle. Orateur hors-pair, Taha Hussein savait « jouer de sa voix » et réussissait à tenir en haleine — sans notes cela va sans dire — des foules venues l’écouter.

L’admiration n’a toujours pas cessé. L’Egypte continue de voir en lui un « moderniste » convaincu aux idées éclairées et regorgeant de savoir et de connaissance, un réformateur de la littérature et de l’éducation supérieure. La France, après André Gide, continue de saluer son chef-d’œuvre : Le Livre des jours, considéré comme un ouvrage majeur de la littérature arabe. Pourtant, malgré ces hommes qui contribuent, comme Taha Hussein, à faire connaître leur culture en dehors des frontières de leur pays, seule une infime partie de la littérature égyptienne est accessible au reste du monde. Ce combat est loin d’être fini, c’est une volonté qui ne peut s’arrêter et qui doit continuer. Une volonté de transmettre, de faire découvrir, de changer. Il ne faut oublier ni l’œuvre de Taha Hussein, ni son message toujours actuel : celui d’avoir envie d’aller plus loin, de ne pas se résigner à ce qui est uniquement présent ou accessible en tendant la main. Vouloir honorer l’écrivain, le traducteur ou l’essayiste qu’il a été, ce n’est pas seulement lire son œuvre et s’arrêter là, c’est vouloir perpétuer la volonté de savoir et de changer qui fut la sienne à une époque et qui demeure toujours nécessaire à la nôtre.

Alban de Ménonville

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Jalons

1889 : Naissance de Taha Hussein en Moyenne-Egypte.

1947 : Traduction de Al-Ayyam en français (le livre des jours).

1954 : Naissance d’Amina, sa petite-fille.

1973 : Décès de Taha Hussein.

1982 : Amina Taha Hussein Okada devient conservateur au Musée Guimet.

2007 : Commissaire de l’exposition L’empire des Gupta (Grand Palais, Paris).

 

 

 




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