Amina Taha Hussein Okada,
conservateur de la section Inde au Musée Guimet à Paris
(pour les arts asiatiques), se rappelle ses souvenirs
d’enfance avec son grand-père. Une éducation et une
ouverture familiale qui l’amèneront à se passionner pour
l’art indien.
Souvenirs embaumés
Le 14
novembre 1889, il y a presque 120 ans, naissait Taha
Hussein. Il deviendra celui que l’on connaît : écrivain,
fondateur de la faculté d’Alexandrie, ministre de
l’Education et « réformateur » de la littérature arabe.
Aveugle à l’âge de trois ans, cela ne l’empêchera pas « de
voir, de voir plus loin qu’il n’est permis de voir », dira
Jean Cocteau à son propos lors de son passage au Caire.
Amina
Taha Hussein Okada revient sur ses souvenirs d’enfance,
quand, assise sur les genoux de son grand-père, elle
écoutait sans dire un mot les histoires imaginaires qu’il
lui contait. Elle revient sur un temps qui a changé, qui a
suivi l’évolution inexorable des jours et des années qui
passent, un temps où les « jasmins embaumaient de leur
poésie les rives vertes du Nil ».
C’est à
six ans qu’Amina Taha Hussein Okada quitte la maison
familiale de Guiza pour Paris. Issue d’une famille ouverte
et intellectuellement riche (Taha Hussein du côté paternel,
Ahmad Chawqi (son arrière-grand-père du côté maternel), elle
se tourne vite, un peu paradoxalement, vers les langues
asiatiques d’où naîtra une passion pour l’Inde. « J’avais
envie d’aller encore un peu plus loin. Partagée comme je
l’étais entre la France et l’Egypte, l’Asie m’apparaissait
comme un prolongement naturel de mes racines et une belle
aventure à tenter ». En 1982, après avoir réussi le concours
de conservateur du Patrimoine, elle entre au Musée Guimet
dans la section indienne où elle occupe, depuis cette date,
les fonctions de conservateur en chef. Consciente de la
grandeur de ses origines, elle ne l’est pas moins de ses
propres capacités, précisant avec une certaine fierté sa
position de « seconde place » au « difficile concours
qu’(elle) passait pour la première fois ».
Le
problème n’est pas nouveau en France : la littérature arabe
est sous-traduite. Taha Hussein, bien qu’ayant étudié à la
Sorbonne et bien que parlant parfaitement français, n’est
toujours que maigrement traduit. Le Livre des jours, La
Traversée intérieure et un recueil de textes intitulé Au-delà
du Nil sont aujourd’hui les trois seuls ouvrages disponibles
en français. Quant à Ahmad Chawqi, seule une anthologie des
poètes arabes regroupe quelques uns de ses poèmes. «
Comparée aux efforts qui ont été faits, ces dernières années,
pour traduire en français les littératures chinoise ou
japonaise qui suscitent un intérêt croissant, la littérature
égyptienne demeure encore relativement méconnue. Il est
grand temps que cela change ! », espère la petite-fille du
grand écrivain.
Manque
d’intérêt, de lecteurs ou de traducteurs ? Prédominance de
la littérature maghrébine ? Les raisons sont nombreuses.
Toujours est-il que, de l’autre côté, lorsque Taha Hussein
écrivit en 1945 une lettre à André Gide lui proposant de
traduire La Porte étroite en arabe, celui-ci répondit : «
Mais à quels lecteurs pourrait-elle s’adresser ? ». Ce
faisant, il traduira Sophocle, Racine et Gide bien sûr,
malgré le scepticisme de celui-ci. Taha Hussein fut donc
central dans ce processus d’échanges, notamment entre la
France et l’Egypte, contribuant, d’un côté comme de l’autre,
à faire découvrir une littérature alors encore largement
inconnue. Amina, pour sa part, se consacre à l’art indien, à
la manière de le faire découvrir aux Parisiens : une passion
née il y a plus de vingt ans dans les couloirs de Langues’O
(Institut national des langues et civilisations orientales).
Là, elle y étudiera le sanskrit et le japonais, délaissant
ce dernier pour se consacrer pleinement à l’indianisme. Du
Japon, elle n’en reste pas moins proche, ayant rencontré, au
cours de ses études, M. Okada qui deviendra son époux.
Dans son
bureau un peu froid donnant sur les toits du musée, Amina
Taha Hussein Okada se félicite de l’ouverture récente des
musées français à un plus large public. Autrefois bien
souvent réservés à une certaine élite, les musées français
ont été marqués ces dernières décennies par un élargissement
du public, par une volonté de transmettre au plus grand
nombre une partie au moins de la culture de l’autre. Est-ce
le cas en Egypte ? « Il faut pour cela posséder des
collections qui ne se constituent pas du jour au lendemain
et qui requièrent des sommes importantes pour l’acquisition
d’œuvres majeures ou notables ». L’Egypte se tourne donc,
naturellement, vers son propre passé qui ne cesse de
fasciner un public toujours plus large.
Traductrice depuis le sanskrit, historienne de l’art,
auteure d’ouvrages sur la civilisation indienne et son art (Ajantâ
en 1991 ou L’âge d’or de l’Inde classique) Amina Taha
Hussein Okada fut aussi, au cours de sa carrière,
commissaire de plusieurs expositions à Paris. Au printemps
2007, les verrières du Grand Palais accueillirent une
exposition intitulée L’empire des Gupta, civilisation qui
voit son apogée en Inde entre les IVe et VIe siècles. Il y a
eu aussi en 1986, à la cour du Grand Moghol à la
Bibliothèque Nationale, des travaux incessants pour la
diffusion des connaissances, cet amour de la transmission
que son grand-père partageait.
Les
souvenirs, surtout ceux d’un enfant de dix ans, sont loin
d’être figés. Ils vivent au fil du temps, pour ne garder que
des relents magiques d’instants presque oubliés. « Enfant,
au cœur du mois d’août, j’aimais me glisser dans le jardin à
l’heure de la sieste, quand tout le monde me croyait
endormie. Je me souviens encore de l’explosion de couleurs
et du parfum entêtant des fleurs chauffées à blanc dans le
grand jardin des bords du Nil », dit-elle. Amina Taha
Hussein cultive cette nostalgie romantique aujourd’hui
disparue, vivant dans une bulle de souvenirs idéalisés par
le jeu de la mémoire. « C’est peut-être pour cette raison
que je ne vais plus aussi souvent en Egypte que je le
pourrais », pour garder des images que le temps a rendu plus
merveilleuses encore qu’elles ne l’étaient à l’époque dans
le regard innocent d’une petite fille de cinq ans partie «
explorer » le jardin de ses grands-parents. Souvenirs
impérissables, aussi, des couleurs du Nil, « d’une éternelle
et intemporelle beauté », nous dit-elle, plongée dans le
romantisme d’une Egypte disparue.
Historienne de l’art, Amina Taha Hussein « vit très bien
dans le passé ». Or, quoi de plus remarquable que le passé
égyptien, vieux de plusieurs millénaires ? Pour autant, si
la beauté égyptienne n’est pas, pour le conservateur,
restreinte à quelques temples ou tombeaux et est en
évolution permanente, il n’en reste pas moins une « beauté
immuable » aux caractères presque ineffables. Femme de
passé, donc, mais uniquement pour mieux vivre le présent,
pour lui donner une saveur qui, sans histoire et sans
souvenir, pourrait être un peu fade sous le ciel gris et
pluvieux qui entoure Paris ce matin de printemps.
Comment
alors continuer à percevoir Le Caire sans la tristesse qui
pourrait émaner du souvenir d’un passé plus reluisant ?
Comment ne pas voir, lorsqu’on y revient, tous les défauts
d’une ville qui offrait jadis une autre beauté et dont la
mémoire n’a gardé que les plus beaux aspects, effaçant les
éléments indésirables ? « Adapter le regard », répond le
conservateur, regarder ailleurs, pourrait-on comprendre.
Or, voir
au-delà, plus loin que son époque, désirer le changement «
moderne » plus que de s’apitoyer sur le sort du présent fut
aussi un des lots de la vie du grand-père d’Amina.
Réformateur de la littérature arabe, Taha Hussein fut aussi
celui de l’éducation. Des études qu’offrait l’Egypte à cette
époque, il n’en ignorait aucun des deux aspects pour avoir
étudié à fois à Al-Azhar et à la toute jeune Université du
Caire où il obtiendra son doctorat. Puis, il partira en
France, à la Sorbonne, étudier l’histoire et la géographie.
Elève brillant, sa note de thèse en géographie ne fut
pourtant pas reluisante. Ainsi qu’il l’explique dans son
autobiographie, sa cécité l’avait amené à « ne pas trop
réviser » la géographie, chose qu’il ne pouvait d’ailleurs
faire qu’au travers d’un plan en relief ou à partir des
descriptions précises de ses camarades. Pourtant, entre
histoire et géographie, son sujet, tiré au sort, fut « le
cours du Rhône ». Pour éviter le zéro éliminatoire, son
professeur lui mit la note de 2/20. Sa moyenne générale lui
permit d’obtenir son diplôme de justesse. Taha Hussein
pouvait rentrer en Egypte.
Tous les
étés ou presque, la famille Taha Hussein « allait se reposer
en Italie ». « J’allais alors rejoindre mes grands-parents
dans les Dolomites ou sur les rives du lac de Garde ». Fuir
la chaleur du Caire, souffler un moment et se retrouver en
famille étaient les objectifs de ces échappées italiennes. «
Mes grands-parents aimaient se promener au bord du lac, et
je les revois cheminant lentement aux bras l’un de l’autre,
et ces deux silhouettes fragiles et empreintes d’une grande
dignité sont à jamais fixées dans ma mémoire ». Elle se
souvient des égards accordés à son grand-père dans les
hôtels où il descendait : égards dus à son handicap et à sa
notoriété. Elle se souvient aussi de la voix de son grand-père,
lorsque assise sur ses genoux, il lui contait des histoires
tirées du folklore égyptien. « Je n’ai pas oublié le timbre
de sa voix, une voix réellement envoûtante, une voix d’or »,
dit-elle. Orateur hors-pair, Taha Hussein savait « jouer de
sa voix » et réussissait à tenir en haleine — sans notes
cela va sans dire — des foules venues l’écouter.
L’admiration n’a toujours pas cessé. L’Egypte continue de
voir en lui un « moderniste » convaincu aux idées éclairées
et regorgeant de savoir et de connaissance, un réformateur
de la littérature et de l’éducation supérieure. La France,
après André Gide, continue de saluer son chef-d’œuvre : Le
Livre des jours, considéré comme un ouvrage majeur de la
littérature arabe. Pourtant, malgré ces hommes qui
contribuent, comme Taha Hussein, à faire connaître leur
culture en dehors des frontières de leur pays, seule une
infime partie de la littérature égyptienne est accessible au
reste du monde. Ce combat est loin d’être fini, c’est une
volonté qui ne peut s’arrêter et qui doit continuer. Une
volonté de transmettre, de faire découvrir, de changer. Il
ne faut oublier ni l’œuvre de Taha Hussein, ni son message
toujours actuel : celui d’avoir envie d’aller plus loin, de
ne pas se résigner à ce qui est uniquement présent ou
accessible en tendant la main. Vouloir honorer l’écrivain,
le traducteur ou l’essayiste qu’il a été, ce n’est pas
seulement lire son œuvre et s’arrêter là, c’est vouloir
perpétuer la volonté de savoir et de changer qui fut la
sienne à une époque et qui demeure toujours nécessaire à la
nôtre.
Alban
de Ménonville