Grippe Porcine.
L’abattoir de Bassatine, seul endroit consacré à l’abattage
du cheptel du Caire, connaît une négligence affreuse, une
absence de moyens de protection, un manque de bouchers et
une médiocrité des indemnités fournies aux éleveurs qui ont
perdu leur seul gagne-pain. Reportage.
Une
pagaille cochonne
Abattoir
de bassatine, dans la banlieue du Caire. Si vous n’y êtes
pas employé, il vous suffit de prononcer le mot de passe
pour que les portes s’ouvrent : « J’ai des porcs à abattre
». Depuis deux semaines, les éleveurs et les propriétaires
de porcs ramènent leur cheptel à l’abattoir de Bassatine
pour s’en débarrasser, suite à la décision du gouvernement
d’abattre tous les porcs (officiellement 400 000 têtes) dans
le but d’éviter toute infection par le virus H1N1 dont
l’apparition dans le monde a provoqué une panique. Pour les
éleveurs, c’est un vrai casse-tête qui commence à partir du
portail de l’abattoir.
Vendredi
8 mai. Il est midi. Le travail a déjà commencé. Une dizaine
de personnes, la plupart des éboueurs, sont arrivés avec
leurs porcs dans de petites camionnettes escortées par une
voiture de police dont la mission est d’éviter toute fuite
de ces animaux. Dès qu’un camion se présente devant le
portail, les agents de sécurité lui demandent son adresse.
Une question qui paraît simple pour le commun des mortels,
mais pas pour les éleveurs. En effet, seuls ceux du
gouvernorat du Caire y ont droit. Tout propriétaire venant
d’autres régions est interdit d’accès. « C’est la troisième
fois que je viens demander la permission d’abattre mes porcs
ici et les agents de sécurité m’empêchent d’entrer. Ils
refusent même que je prenne contact avec un responsable pour
connaître l’endroit d’abattage de mes porcs », s’indigne
Isaaq, habitant au gouvernorat de Hélouan et qui possède une
centaine de porcs. Isaaq, respectueux des décisions du
gouvernement, ne sait pas où donner de la tête. « J’ai
entendu dire que les éleveurs qui ne délivrent pas leurs
porcs seraient arrêtés par la police. Mais il n’y a aucun
autre abattoir pour s’en débarrasser. Celui de Bassatine est
le seul endroit. Je peux les abattre moi-même, mais si je le
fais, est-ce que je serai indemnisé ? », demande-t-il aux
agents de sécurité qui lui affirment qu’ils ne font
qu’appliquer les instructions. Il faut noter que les
indemnisations seront versées aux éleveurs dépendant du
Caire par des fonds d’urgence du gouvernorat.
Désespéré, Isaaq, qui ne sait pas si les porcs sont
dangereux ou pas, rentre chez lui avec ses animaux, ignorant
leur sort.
Les
mécontents de l’abattage
Le calme
revient à nouveau devant le portail de l’abattoir. Antonio,
qui habite à Manchiyet Nasser, au Caire, arrive à son tour
avec une centaine de porcs. Il a l’air mécontent. Il n’est
pas venu de son propre gré. « La police menace de détruire
nos maisons, de nous arrêter avec nos familles et de saisir
nos animaux sans la moindre compensation si nous ne les
délivrons pas », s’insurge Antonio qui affirme que ses
animaux sont en bonne santé. « Ils sont tous vaccinés.
Pourquoi le gouvernement nous oblige-t-il à les abattre,
alors qu’ils ne souffrent d’aucune maladie ? », se
demande-t-il. Mais, comme Isaaq, il ne reçoit aucune réponse.
Avec indifférence, un fonctionnaire se met à écrire les
informations personnelles d’Antonio et le nombre de ses
porcs, alors qu’un autre fonctionnaire de l’Organisme des
services vétérinaires essaye de convaincre l’éleveur que
cette décision est en faveur du pays. Antonio pénètre à
l’intérieur de l’abattoir et constate un véritable tohu-bohu.
Le sang est partout. L’odeur est suffocante. Plusieurs
éleveurs sont présents depuis le matin avec des centaines de
porcs entassés en attendant leur tour. Seuls trois bouchers
sont chargés de l’abattage. Personne ne porte de masque, ni
de gants, à l’exception des dirigeants de l’abattoir et des
vétérinaires. Après une heure d’attente, Antonio, qui essaie
de passer avant les autres, se décide à payer un bakchich à
l’employé chargé de recevoir les porcs, façon d’activer
l’abattage. Les porcs sont comptés, inscrits sur un registre
et répertoriés selon leur âge et leur poids ; les moins que
50 kilos et les truies enceintes sont mises à l’écart pour
être tués. Les mâles sont soumis à un examen médical pour
savoir s’ils sont propres à la consommation humaine et
ensuite abattus. Le seul examen médical que l’on fait subir
aux animaux est celui du ténia. Aucune analyse sur la grippe
porcine n’est effectuée. Une des vétérinaires qui a requis
l’anonymat affirme : « L’apparence du porc montre s’il est
atteint de la grippe porcine ou pas. S’il est fragile et
enrhumé, on lui fait les analyses, car elles sont très
coûteuses et prennent au moins deux jours pour connaître les
résultats (!) Pourquoi donc attendre alors qu’on peut les
abattre tout de suite ? ». Et d’expliquer qu’aucun cas de
grippe porcine n’a été déclaré en Egypte. « Ça ne sert à
rien d’obliger les bouchers à porter des masques alors qu’il
fait chaud au sein de l’abattoir », lance-t-elle.
Insuffisance de protection
Bien que
le travail au sein de l’abattoir se prolonge tout au long de
la journée, de 8h jusqu’à 22h, avec une vingtaine de
vétérinaires, le rythme est très lent. « Le manque de
bouchers est l’obstacle le plus important auquel nous sommes
confrontés. Il n’y a que sept bouchers chargés de l’abattage.
D’autres refusent de travailler, car ils ont peur d’être
contaminés par le virus », assure la vétérinaire. C’est pour
cette raison que le ministère de l’Agriculture étudie la
possibilité de recourir à des bouchers des forces armées.
Il est
environ 14h. La capacité d’abattage est de 1 200 porcs par
jour. Pour accélérer le rythme, les bouchers ont recours à
des moyens pour le moins inhumains. Seuls les mâles sont
abattus conformément aux règles d’usage car leur chair est
destinée à la consommation. En revanche, les petits porcs et
les truies sont assommés avec une barre de fer et on les
laisse saigner jusqu’à ce qu’ils meurent dans les véhicules
de leurs propriétaires. Ils les jettent ensuite dans
l’incendiaire et se contentent d’asperger les voitures, qui
baignent dans le sang, de chlore.
Une fois
l’abattage et le massacre des animaux achevés, le
propriétaire reçoit son indemnité. L’Organisme des services
vétérinaires au Caire a mis en place un comité chargé de
verser immédiatement des indemnités après l’abattage et
l’enregistrement des renseignements du propriétaire et des
porcs. Les propriétaires ont reçu des indemnisations qu’ils
considèrent comme insuffisantes.
En fait,
les éleveurs ont été encouragés à abattre leurs porcs après
la décision du président Moubarak de consacrer environ 500
millions de L.E. pour leur indemnisation. Mais, avec le
début du processus d’abattage, les éleveurs ont été surpris
par la médiocrité des indemnisations. « L’Organisme des
services vétérinaires a fixé la valeur de la compensation à
100 L.E. pour un porc adulte et en bonne santé. Pour un
animal invalide, la compensation est de 30 L.E. Elle est de
50 L.E. pour un jeune porc et 250 L.E. pour une truie
enceinte », souligne Fattouh Darwich, sous-secrétaire au
ministère de l’Agriculture. Le total des indemnisations est
estimé à 30 millions de L.E. Guirguis, propriétaire d’une
porcherie à Matariya, qualifie cette décision d’injuste. «
Un porc en bonne santé pèse entre 80 et 110 kg. Le prix du
kilo nous revient à 5 L.E. et nous le vendons entre 12 et 15
L.E. Cela veut dire qu’avec de telles indemnisations, nous
avons perdu de l’argent », explique-t-il. Et d’ajouter que
c’est son seul gagne-pain. « Le gouvernement nous a fait le
plus grand mal. La plupart d’entre nous sont analphabètes et
ne seront pas en mesure de trouver un autre boulot.
L’indemnisation aurait dû être calculée au kilo »,
propose-t-il. Pour couvrir une partie des pertes, les
éleveurs versent des pots-de-vin aux employés de l’abattoir
pour inscrire les animaux comme des femelles enceintes et
obtenir ainsi une indemnisation de 250 L.E. au lieu de 100.
« J’ai ramené 60 porcs. Dix seulement sont des femelles.
Pour moi, c’est la faillite. J’ai dû verser une centaine de
L.E. à l’employé afin d’inscrire 40 femelles au lieu de 10.
Sinon, je n’aurai rien pour survivre », avoue un éleveur qui
refuse de dévoiler son nom. Cela soulève une question sur le
sort de ces éleveurs. Y aura-t-il de nouveaux projets pour
eux ?
Héba
Nasreddine