Pêcheurs.
A
Damiette, les pêcheurs ont le blues. Sept des leurs ont
perdu la vie dans le naufrage d’un chalutier et ils sont
sans nouvelles des 36 hommes capturés par des pirates
somaliens. Ils parlent de leurs vies, de leurs espoirs et de
leurs peines. Reportage.
Dans
les filets du danger
Hamama
(pigeon), Bouha, Al-Arabi, Al-Khamissi, Haguer, Fouda, des
dizaines de bateaux sont amarrés au village de Ezbet Al-Borg
à Damiette. Un état d’inactivité, en solidarité avec Momtaz
1 et Ahmad Samara, deux bateaux partis gagner leur pain au
large de la mer Rouge et qui ne sont pas revenus. Outre le
mauvais temps et les conditions de travail difficiles, la
négligence des autorités a poussé ces gens de la mer dans
une oisiveté inhabituelle. Des pêcheurs qui ont travaillé
une grande partie de leur vie sur des chalutiers à
l’étranger et sont retournés pour monter leurs propres
projets et être auprès de leurs familles. Cependant, avoir
son propre projet au cœur de la mer n’est pas toujours une
affaire facile.
A
l’entrée du village, un spécimen de bateau, d’une valeur
inestimable, orne l’avenue principale et donne l’impression
au visiteur de se trouver dans une cité assez singulière,
dont l’image de marque est le bateau.
Pour
meubler le temps, une dizaine de pêcheurs ont choisi une
place au soleil pour coudre leurs filets de pêche. D’autres
ont confié leurs bateaux à des manutentionnaires. Des
bateaux amarrés devant les habitations, des filets et
d’autres équipements de pêche sont éparpillés un peu
partout. L’odeur du poisson est omniprésente.
Là, des
milliers de familles à Ezbet Al-Borg n’ont d’autres
activités que la pêche. Le métier de pêcheur se perpétue de
père en fils et personne ne connaît le chômage.
Cerné
par la mer Méditerranée au nord, le lac de Manzala à l’Est
et le Nil à l’ouest, ce « village » compte 2 000 bateaux,
pour la plupart très bien équipés. Passant ici et là, grands
et petits demandent des nouvelles des deux bateaux sortis du
Nil de Damiette pour la mer Rouge, avec plus de 36 pêcheurs
à bord et dont ils n’ont plus aucune nouvelle. Pris par des
pirates somaliens, qui demandent 5 millions de dollars comme
rançon pour les libérer, toute communication avec eux a été
coupée. Les familles ne cessent de s’interroger sur le sort
de leurs proches. Hassan Khalil, propriétaire de Momtaz 1,
dont les deux fils sont à bord, est accroché au téléphone.
Il ne cesse de contacter les officiels, espérant trouver une
lueur d’espoir.
Un
second malheur pour les habitants de Ezbet Al-Borg, quelques
semaines après le naufrage d’un bateau de pêche avec sept
personnes à bord. Des problèmes qui viennent s’ajouter aux
souffrances quotidiennes, surtout après la flambée du prix
du carburant.
Sur
Hamama, le bateau de Mahmoud Al-Khamissi, les pêcheurs
dénoncent leur quotidien pesant et dangereux. Ils passent
entre trois et vingt jours au large, espérant revenir avec
une bonne pêche. Les pêcheurs mènent un train de vie aussi
tumultueux que les eaux profondes qui les entourent. « Nous
devons payer entre 550 et 700 L.E. de carburant par jour,
sans compter les huiles, la nourriture et les outils de
pêche. Un raïs (maître de bateau) vient de revenir d’un
voyage de 9 jours qui lui a coûté 8 000 L.E., alors qu’il a
pêché pour 7 000 L.E. de poissons », explique Mohamad
Attiya. Quant à Hag Mohamad Ali, qui a passé de longues
années à l’étranger, il compare la manière avec laquelle le
pêcheur est traité ailleurs.
« Le
pêcheur égyptien est apprécié à sa juste valeur à
l’étranger. On lui fournit le matériel nécessaire à la
pêche, et il bénéficie de la sécurité sociale. Certains
propriétaires vont même jusqu’à lui assurer une retraite
afin de le remercier pour ses bons services après de longues
années de travail. Des avantages qui n’existent pas en
Egypte », signale Mohamad Ali, propriétaire d’une
embarcation. Il dit payer une assurance de 2 300 L.E. par an
et parfois plus, selon la valeur du bateau, sans compter
celle pour chaque pêcheur.
«
Si l’un de nous décède, sa famille ne perçoit que 300 L.E.
seulement en plus des 80 L.E. par mois de retraite »,
explique Salah, pêcheur dont les longues années de travail
ont laissé des traces indélébiles sur son visage vieilli et
son corps affaibli. Une mort le hante à tout moment avec les
derniers accidents. Et bien que les chalutiers soient
équipés d’un système de satellites GPS et de Life jacket, «
la mort rôde toujours », à cause de l’absence des unités de
sauvetage. « Comment échapper à la mort lorsqu’on doit
passer de longues heures dans l’eau, sans secours ? Même
avec des bouées ou des jaquettes de sauvetage, on ne tient
pas le coup, surtout quand l’eau est très froide. Et c’est
ce qui s’est passé avec le dernier bateau qui a fait
naufrage. Tout son équipage a péri parce qu’il est resté
dans l’eau à attendre des secours qui ne venaient pas »,
explique Aymane Fouda. Il dénonce l’absence d’unités de
sauvetage tout le long de la côte méditerranéenne, y compris
à Damiette, Rachid ou même à Alexandrie.
Des
problèmes qui ne cessent d’alourdir le quotidien des hommes
de la mer, menaçant leur gagne-pain et même leur vie. Et
leurs histoires n’en finissent pas. Tant que le bateau prend
du large, les pêcheurs semblent noyer leurs soucis dans
l’eau. Cependant, avant de passer du Nil vers la mer, chaque
bateau doit se plier aux mesures d’inspection des
garde-côtes. On vérifie les autorisations, les cartes
d’identité et le nombre de personnes à bord, sinon le
passage vers la mer est quasiment interdit. Cependant, selon
plusieurs pêcheurs, « les mesures de sécurité sont imposées
pour réglementer le travail et parfois l’entraver, mais
elles n’existent pas quand il s’agit de notre vie », se
plaint Mohamad en ajoutant que les flottes de Damiette sont
une richesse qui doit être bien préservée. « Nous
fournissons de grandes quantités de poissons frais à
l’Egypte ; en même temps, nous entendons parler de poissons
importés impropres à la consommation. Nous faisons
travailler des jeunes de notre gouvernorat et d’autres
venant de villages éloignés et qui étaient au chômage. Ne
méritons-nous pas plus d’attention de la part des
responsables ? », s’interroge Mohamad en assurant que le
citoyen égyptien perd de plus en plus de sa dignité. De la
négligence qui expose les chalutiers ainsi que leur équipage
à divers dangers à cause du détroit de Damiette. Dans ce
passage étroit s’accumulent souvent de grosses quantités de
sable et l’absence d’un nettoyage périodique provoque
l’enlisement d’un ou de deux bateaux chaque année. « C’est
le seul passage du Nil vers la mer et vice versa. Il y a des
bateaux qui restent des heures, bravant le danger par
mauvais temps et sans oser passer par ce détroit, craignant
de heurter contre un rocher et faire naufrage », explique
Al-Khamissi, qui assure que tous leurs appels pour résoudre
le problème du passage n’ont pas été pris au sérieux. Comme
si les pêcheurs ne couraient aucun risque.
« Tirer
les cordes des filets de pêche, endurcies et enroulées sur
des machines, expose les pêcheurs à des accidents qui vont
jusqu’à avoir les doigts coupés. D’autres risquent de perdre
leur équilibre, tomber à l’eau et disparaître. Une panne de
moteur peut être fatale à tout l’équipage, s’il n’est pas
sauvé par un autre chalutier », raconte Ahmad Fouda en
s’interrogeant toujours sur le sort des deux bateaux tombés
entre les mains des pirates somaliens. « Un danger de plus,
surtout pour les bateaux qui vont pêcher dans les eaux
internationales. Et si nous revenons sains et saufs, il faut
payer nos dettes et parfois emprunter de l’argent pour
préparer une nouvelle expédition, surtout qu’il nous est
interdit de pêcher deux mois d’été, période où les poissons
se reproduisent. Et ce, sans qu’aucun pêcheur ne perçoive de
compensation », commente Al-Khamissi, qui s’interroge
pourquoi ils n’en reçoivent pas comme les pêcheurs d’Italie,
en période d’interdiction.
Des
restrictions et des conditions difficiles qui font que
certains propriétaires de chalutiers prennent des
clandestins à bord ou de la marchandise de contrebande pour
se faire de l’argent. « Un des bateaux a embarqué des
villageois cherchant à immigrer et le passeur les a déposés
à Alexandrie, en les persuadant que ce sont les côtes de la
Grèce », raconte un des pêcheurs. « Des fraudes qui ne font
qu’alourdir notre quotidien pesant avec, en plus, des
mesures strictes de sécurité et des restrictions », dit-il
en suivant la météo pour décider de sa prochaine sortie en
mer.
Doaa
Khalifa