Après être passé par les plus grandes scènes de France, le
basse baryton Réda Al-Wakil
vient d’être nommé président de l’administration
centrale et artistique de l’Opéra du Caire. Il met son
expérience au profit d’un art raffiné que son pays connaît
encore trop peu.
Les voies d’un maître
Sa formation faite en grande partie en France, ses airs de
gentleman marqué par une culture européenne et son goût très
prononcé pour l’art raffiné n’occultent pas son amour
inconditionnel pour l’Egypte qui constitue un élément
fondamental de vie pour lui. Pour le célèbre basse baryton,
c’est au sein de l’Opéra du Caire qu’il aime accentuer sa
présence en tant que chanteur bien ancré dans la mémoire de
tous par ses innombrables performances depuis l’inauguration
du nouvel Opéra du Caire en 1987. Désigné à la tête de la
troupe de l’Opéra depuis huit mois, il vient aussi d’être
nommé au poste de président de l’administration centrale et
artistique de l’Opéra, point d’orgue de sa carrière, menée
en partie dans le souci de veiller aux besoins et à la bonne
prestation des artistes, pour pourvoir aux attentes du
public en premier lieu.
Savoir bien apprécier et partager tout art raffiné n’était
pas si loin d’un enfant dont le père, Mahmoud Fawzi Al-Wakil,
général et chef d’état-major, a senti très tôt son goût pour
la musique qu’il a vivement encouragé. « Un jour blotti dans
les bras de mon père, j’ai touché à son instrument préféré,
l’accordéon. Très lourd à porter pour un enfant de 8 ans,
mon père en jouait pour moi. Cherchant la perfection, j’ai
prouvé à mon père que je n’étais pas si petit et que je
pouvais aussi en jouer. Il a fini par m’offrir l’accordéon
pour récompenser mon courage », se souvient avec gratitude
Al-Wakil. Son père le prédestinait à une vocation de
commandant, non pas de l’armée, mais de l’art du chant.
Chanteur d’opéra, il a su avec persévérance et dextérité
diriger tout un monde musical en Egypte. « J’avais envie
d’être officier dans l’armée égyptienne comme mon père.
Cependant, il voyait dans le chanteur d’opéra un futur plus
prégnant que celui d’un militaire ». Les années 1970, où le
père a pris sa retraite, étaient bouleversées par
l’imminence de la guerre de libération, et le commandant
préparait ses deux fils, Hassan et Réda, à remplir leur
devoir de combattants. Mais les deux garçons, épris de
musique dès leur tendre enfance, organisaient, depuis la
véranda de leur appartement d’Héliopolis, un concert de
musique assourdissante pour les voisins qui les entouraient.
« Moi sur mon accordéon et Hassan sur sa percussion, nous
improvisions une musique aux échos véhéments que
supportaient à peine nos auditeurs », affirme Al-Wakil sur
un ton plaisant.
Installé à son nouveau bureau, à l’entrée de l’Opéra du
Caire, comment Al-Wakil se prépare-t-il aujourd’hui à
diriger ses affaires ? Il se souvient des éminents principes
de vie qui lui ont été inculqués par son père. « Mon père
m’a appris les principes d’un général. Etre actif, honnête,
minutieux, consciencieux, utile et surtout être le premier
». Loin de tout snobisme et orgueil, il jouit d’un caractère
aimable et réfléchi. Sa manière de travailler avec son
équipe l’atteste ostensiblement. D’abord soliste, il ne se
préoccupait que de la perfection de sa performance. Depuis
qu’il est nommé à la tête de la troupe de l’Opéra, il s’est
attelé à la tâche de mieux réglementer les conditions de
travail des artistes pour les faire jouir pleinement de
leurs droits tout en assumant leurs devoirs. « Je fais
partie de la troupe de l’Opéra du Caire en tant que chanteur
depuis 20 ans. Cela m’a habitué à assister quotidiennement
aux répétitions des autres troupes de danse et de ballet,
pour toucher de près à leurs succès et à leurs
préoccupations. Pour moi, l’émulation passe après la
perfection, car le public n’est sensible qu’à l’harmonie de
la performance », déclare Al-Wakil qui ne nie pas
l’importance de la compétition entre artistes.
L’année 1994 reste mémorable à ses yeux, lui ayant glané des
prix prestigieux, dont celui de l’estime de l’Etat de la
littérature et de l’art, le premier prix de la compétition
Placido Domingo de l’Opéra de Paris et même le premier prix
du jury et du public dans la compétition internationale du
chant d’opéra, à Toulouse. « En 1994, à Toulouse, j’étais
très fier d’être l’unique représentant de l’Egypte dans une
compétition internationale. C’était la dernière compétition
internationale à laquelle je pouvais participer, car je
venais d’avoir 34 ans. Age limite pour les productions
d’envergure », considère-t-il. La qualité très rare de sa
voix lui a bâti un rayonnement en France. « Les basses
barytons sont très rares dans le monde. La texture grave est
un registre de chant spécifique à certains rôles d’opéra
particulièrement dramatiques ou héroïques. Cette voix
possède grande autorité et est généralement associée à des
personnages divins, puissants ou autoritaires », affirme
Al-Wakil. Pour lui, les personnages du grand prêtre « Ramfis
» dans l’opéra Aïda, le « roi Philippe » dans l’opéra Don
Carlo et encore « le gentilhomme » dans l’opéra Don Giovanni
sont les rôles les plus favoris. Dans tous ses rôles en
solo, il sait à la perfection, avec son ton sérieux, posé,
mélodique et surtout divertissant, dominer les planches de
n’importe quel théâtre sur lequel il se produit et
recueillir par la suite l’admiration du public. Il sait
aussi s’investir dans la production en duo avec des voix
féminines aussi fortes. « Ma collègue, la soprano égyptienne
Iman Moustapha, jouit d’une voix très forte. Avec Iman, ma
voix est libre de transmutation. Nous formons ensemble un
parfait duo, capable de satisfaire notre public ». Plaire au
public égyptien est sa plus grande préoccupation. Il a
renoncé à interpréter le Barbier de Séville à l’Opéra
Comique de Paris pour participer à la 9e Symphonie de
Beethoven avec l’Orchestre symphonique du Caire. Comment
pouvait-il abandonner cette présence en tant que seul
représentant égyptien auprès de l’Orchestre symphonique du
Caire ? Son directeur artistique lui a conseillé de ne pas
annoncer sa décision de partir pour l’Egypte au directeur de
l’Opéra Comique de Paris, Pierre Médecin, afin de conserver
son contrat. Mais il a préféré être franc avec ce dernier
qui s’est opposé à son voyage. Et l’appel de l’Egypte a
triomphé.
Il a chanté presque dans tous les Opéras de France. A
l’Opéra de La Bastille, d’Avignon, de Montpellier, de Nice
... Et même dans la plupart des églises de France, au Palais
des congrès à Montparnasse et à la Sorbonne. « Je dois
avouer que je rêvais d’accéder au chant d’opéra dans les
théâtres de France. A chaque production, la chance me
souriait. Cependant, rien ne pouvait m’empêcher de chanter
dans mon pays », proclame Al-Wakil. Chance mais aussi
compétence. Une compétence bien ressentie depuis longtemps
par ma professeur Samha Al-Khouli qui occupait dans les
années 1970 le poste de doyenne du Conservatoire du Caire.
Elle a saisi dans la voix du jeune étudiant de 14 ans une
certaine particularité qui le distinguait du reste de la
chorale du Conservatoire. « De joueur de contrebasse à
chanteur d’opéra. Ma professeur Samha Al-Khouli m’a demandé
de passer par un examen d’audition avec mon professeur
Gihane Ratl qui m’a appris le chant. Par la suite, j’ai
continué dans la classe de chant d’opéra avec ma troisième
professeur, Violette Maqqar. Grâce aux efforts de mes chères
professeurs, une bourse à l’Ecole normale de Paris m’a été
octroyée en 1992 », évoque-t-il avec gratitude. C’est avec
le soutien de Caroline Dumas que le jeune boursier a obtenu
son diplôme solennel de « Concertiste », le diplôme le plus
prestigieux en France dans le domaine du chant d’opéra. Dans
ce pays, Al-Wakil a participé à plusieurs opéras
internationaux : La Bohème, Thaïs, L’Elixir d’amour, Carmen,
Rigoletto, Madame Butterfly … et aux requiems symphoniques
de Verdi, Mozart, Brahms, Haendel, Beethoven, Puccini … En
dépit de son succès en France, l’Egypte berçait toujours sa
nostalgie. « Même mes répétitions étaient dans des lieux
clos, pour me détacher de la grisaille ambiante qui
m’exaspérait ». Il reproche cependant aux médias égyptiens
de ne pas promouvoir assez l’opéra auprès du public
potentiel en Egypte. « Aux Opéras de France, il n’y a jamais
de chaises vides. Peu d’Egyptiens savourent les chants
d’opéra. Les médias en Egypte ont le devoir d’y sensibiliser
le public. En Europe, il existe des chaînes spécialisées
dans la diffusion de soirées de chant d’opéra à tout public
», estime Al-Wakil.
Il considère aussi que soutenir les artistes financièrement
est un élément constituant de leur succès. Il déteint
indéniablement sur leurs performances. En Europe, mille
dollars est le salaire minimum garanti par jour pour un
chanteur d’opéra. En Egypte, un chanteur d’opéra étranger
est beaucoup mieux payé qu’un national. Comment donc
pourraient-ils vivre dans ces conditions ? Al-Wakil n’hésite
pas à inviter les troupes d’opéras étrangères et les
artistes de renom pour diversifier et mieux étoffer les
programmes de l’Opéra jusqu’à ce que les artistes égyptiens
puissent dépendre de leurs propres efforts. D’autre part,
pour pouvoir mieux rémunérer les artistes, en même temps que
parvenir à attirer progressivement plus de public vers
l’Opéra, Al-Wakil pense intelligemment augmenter le nombre
des soirées de musique arabe au prochain Festival de la
Citadelle, prévu du 10 au 20 août prochain. « Les soirées de
musique arabe sont très rentables. Elles sont bien
accueillies par le public égyptien. Je pense dès lors leur
ajouter quelques concerts de chant d’opéra et de musique
classique. Autre manière de diffuser petit à petit l’art
raffiné en Egypte et faire comprendre au public du Festival
de la Citadelle, qui n’est pas obligé de se plier à une
tenue vestimentaire, que l’opéra n’est pas exclusif à une
élite », estime Al-Wakil. Il s’emploie aussi à arabiser
quelques opéras comme Le Mariage de Figaro qui sera présenté
du 14 au 17 avril prochain, à l’Opéra.
Tous ces projets en gestation et ces responsabilités à la
tête de l’administration ne lui font pas oublier son rôle de
chanteur d’opéra. Il se prépare actuellement à interpréter
le rôle de « Fernando » (grand soldat de la garde) dans
l’opéra Al-Trovadore de Verdi, qui sera prochainement donné
à l’Opéra du Caire. Entouré de ses appareils sonores, de son
ordinateur et de son carnet musical, Al-Wakil passe par des
moments de doute, mais aussi d’émerveillement, en pensant à
ses trois enfants issus d’un premier mariage « inapproprié
». L’artiste sait aussi dissimuler ses peines pour donner
libre cours à des émotions fortes qui structurent ses
puissantes prestations.
Névine Lameï