Al-Ahram Hebdo, Littérature | Al-Tayeb Saleh ; Bandarchâh
  Président Morsi Attalla
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 25 février au 3 mars 2009, numéro 755

 

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Littérature

Le romancier soudanais Al-Tayeb Saleh vient de nous quitter à quatre-vingt ans. En plus du fameux Saison de la migration vers le nord, choisi parmi les 100 meilleures œuvres de l’Histoire, il est l’auteur de cinq romans, dont Bandarchâh. Un personnage étrange y tient en haleine un village entier, dévoilant les contradictions qui déchirent un univers rural en mutation. 

Bandarchâh 

Si les choses me sont apparues telles que je vous les ai contées dans cet autre récit*, peut-être pourrait-il être plaidé en ma faveur qu’il n’était pas dans mes intentions de vous tromper. Mon grand-père était bien tel que je vous l’ai décrit, et mes relations avec lui me paraissaient dans ce temps-là — et bien des années plus tard — telles que je vous les ai décrites au cours de ce même récit. Puis survint dans le pays un événement qui défie toute description, y consacrerait-on un récit entier, ou plusieurs, ou une vie toute entière. Brusquement, l’harmonie qui régissait l’univers fut bouleversée. Du jour au lendemain nous avons cessé de savoir qui nous étions et quelle était notre place dans le temps et dans l’espace. Il nous a semblé que ce qui venait de se produire s’était produit soudainement. Puis nous avons découvert, tandis que nous voguions sur un océan démonté entre le doute et la certitude, que cela ressemblait à l’effondrement d’un toit : qui ne s’effondre pas d’un seul coup, mais n’arrête pas de s’effondrer depuis le premier instant où il a été dressé. Nous avons résisté de diverses manières. Nous disions que c’était un événement indépendant sans lien ni avec le passé ni avec l’avenir, un phénomène isolé, exceptionnel, comme si une chèvre avait engendré un veau ou un palmier donné des oranges. Puis nous nous sommes dit que ce qui était arrivé à Bandarchâh et à ses fils était quelque chose du même ordre, qui ne pouvait nous arriver à nous, puisque nous n’étions pas comme Bandarchâh et ses fils. Et les gens s’interpellaient, se raccrochant aux arguments les plus frêles : « Vous avez raison, vous avez raison », disaient-ils. Après quoi, ils se réfugiaient dans un silence angoissé et fragile, comme se clame quelques instants une personne qui souffre, avant que revienne s’installer la débandade lorsqu’un l’un d’eux disait : « Craignez Dieu, la compagnie ! Comment pouvez-vous dire que Bandarchâh et ses fils ne sont pas comme nous ? Je le jure, ils sont comme nous et meilleurs. Par Dieu, ils étaient les meilleurs des hommes ».

Une peur profondément enfouie remontait à  la surface, car nous savions que c’était la vérité. Lorsque Bandarchâh se rendait à des noces ou à des funérailles, il était entouré de ses onze fils et de son petit-fils, Meryoud. Les regards se tournaient vers eux et ils occupaient toutes les pensées. On ne se lassait pas de les écouter, de les voir, ils étaient l’orgueil de tout le village.

Eh, la compagnie !, s’exclamait l’un de nous, tristement. Bandarchâh, c’est comme si la nuit du Destin s’ouvrait devant lui. Dès qu’il met le pied quelque part, il y trouve son bénéfice. La récolte des dattes a été mauvaise pour tous, cette année, sauf pour lui.

Sur-le-champ, plus d’une voix s’élevait pour dire au contestataire : « Implore le pardon de Dieu ! Faut-il encore que nous soyons envieux de Bandarchâh ? Toi ou nous, est-ce que nous dépensons le quart des efforts que dépensent Bandarchâh et ses fils ? ».

Et le contestataire ne tardait pas à revenir sur ses positions en disant : « Par Dieu, vous avez raison, la compagnie. Bandarchâh et ses fils ne sont pas comme nous. Ce sont des gens qui plaisent à Dieu. Tout le bien qui leur arrive est mérité ».

Nous ne cessions de nous émerveiller devant l’étrange ressemblance qu’il y avait entre Bandarchâh et son petit-fils Meryoud, car le petit-fils était la réplique exacte du grand-père, tant par la physionomie que par le comportement. Comme si le grand Artisan les avait façonnés en même temps et de la même argile et avait présenté Bandarchâh au pays, puis, quelque cinquante ou soixante ans plus tard, le lui avait présenté une seconde fois sous la forme de Meryoud. Imaginez deux jumeaux dont l’un aurait suivi l’autre avec cinquante ou soixante ans de retard : la silhouette, le visage, la voix, le rire, les yeux, la blancheur des dents, la saillie du menton, la manière dont ils se tenaient, s’asseyaient, marchaient. Et lorsqu’ils vous serraient la main, ils avaient une façon identique de se planter devant vous de tout leur corps et de vous regarder : pas de face comme regardent les autres gens, mais avec un regard oblique, amical, et pourtant curieux et scrutateur. Et si vous vous teniez entre eux, vous aviez l’impression d’être entre deux miroirs dressés l’un en face de l’autre, chacun reflétant la même image dans une enfilade sans fin.

Meryoud était le délégué de son grand-père, son mandataire aussi. Je me souviens de ma grande stupéfaction la première fois que je fus témoin de cela. Meryoud était mon aîné d’environ un an et n’en avait pas plus de quinze à l’époque. Il arriva chez mon grand-père en fin de matinée. Etaient déjà là Mukhtâr Wad Hasab Rasoul, Hamad Wad Halîma et moi-même, recroquevillé dans un coin comme d’habitude, ne parlant que si j’étais interrogé et si je parlais, n’articulant pas plus d’une ou deux phrases. Meryoud entra et salua tout le monde, appelant chacun par son nom, sans s’embarrasser d’« oncle un tel » ou de « grand-père un tel ». Puis, il s’assit, sans en avoir été prié, en face de mon grand-père. Il n’était pas insolent … Non … Mais il était sûr de lui, avec une aisance qui frisait l’insolence. Ne perdant pas de temps en politesses, il entra dans le vif du sujet sans prêter attention aux deux autres hommes.

— Bandarchâh m’a dit qu’il t’a acheté le veau.

— Bandarchâh, répondit mon grand-père, peut acheter ou ne pas acheter. Il est libre. Mais moi, je n’ai pas vendu.

— Si Bandarchâh a acheté chez toi, reprit Meryoud en riant, c’est que tu as vendu.

— Ton grand-père, dit le mien, m’en a proposé douze, et moi j’en demande dix-sept.

Meryoud ne dit rien, mais sortit de sa poche une liasse de billets d’une livre qu’il tendit à mon grand-père. Celui-ci la prit sans la compter mais la garda un moment dans la paume de sa main, comme s’il la soupesait, puis dit : « Le veau est attaché dans l’enclos. Va le prendre ».

— Le veau, dit Meryoud en riant tandis qu’il se préparait à partir, je l’ai emmené au lever du soleil. Sa viande doit griller en ce moment sur le feu. Il se peut qu’ils l’aient déjà mangée.

Lorsqu’il fut parti, je demandai à mon grand-père :

— Combien a-t-il payé ?

— Douze, répondit mon grand-père.

Je pris les billets et les comptai. Effectivement, il y avait douze livres.

Mon grand-père reprit l’argent que je tenais à la main et, remarquant mon étonnement, me dit : « Le petit a payé comptant … Dans tous les cas, mieux vaut avoir affaire au petit qu’au grand-père ».

Mon grand-père eut l’air satisfait ce jour-là de cet incident bizarre, et j’avais vu les yeux étroits de Mukhtâr Wad Hasab Rasoul s’élargir d’un respect sans réserver, tandis que Hamad Wad Halîma regardait sortir Meryoud qui s’esclaffait, comme une créature pétrie d’argile regarderait un ange descendre du plafond. Je ne vous cacherai pas que tout cela ne laissa pas de m’impressionner. Je sentais que j’avais été témoin d’un miracle. Si quelqu’un m’avait dit qu’en ce jour les forces du destin avaient choisi Meryoud pour opérer la réconciliation entre le passé et l’avenir, je l’aurais cru. Mon grand-père, malgré sa prudence, le crut, et les gens du village, comme un seul homme, le crurent aussi. Et pourtant, quelque chose capitale allait survenir ce matin-là ! Les vents s’échappaient de leurs cavernes lointaines, hurlant et gémissant, crachant le souffre et le feu. Les éfrits bondissaient des toits et des arbres, des champs et du désert, des ravins et des sentiers escarpés. Ils jaillissaient de sous les sabots des vaches et à travers les ruelles sinueuses, hululant et meuglant. Puis ce vacarme s’est réduit à un seul mot : Bandarchâh. Je ne peux maintenant, malgré le temps passé, me souvenir de ce matin sans être secoué de tremblements. 

Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski

© Sindbad/Actes Sud, 1985.
* Une nouvelle du même auteur intitulée
Une poignée de dates, Beyrouth, 1966.

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La migration définitive
 de Tayeb Saleh

Bien que son œuvre soit assez peu nombreuse, rien ne lui manquait au demeurant pour être primé d’un Prix Nobel de littérature. Pourtant, Al-Tayeb Saleh se devait-il d’obtenir une telle consécration pour être reconnu « génie du roman arabe » ? Pas nécessairement. La perte cruciale que vient de connaître la pensée arabe, africaine et universelle par la mort de cet écrivain et le vide déjà ressenti à quelques jours d’absence d’une des sommités de la littérature arabe en sont la preuve. Al-Tayeb Saleh a rendu son âme mercredi dernier à Londres, la ville à laquelle il a émigré pour y vivre, en exil. Ajoutant peut-être ainsi un nouveau sens à son chef-d’œuvre Mawssim al-higra ila al-chamal (saison de la migration vers le Nord, 1966). Un roman qui a suffi à lui conférer une place très privilégiée sur la carte de la créativité arabe et africaine, et à consacrer sa notoriété dans des dizaines de pays de par le monde. Classé comme un classique moderne, un des textes sacrés de la littérature arabe, ce roman fut une révélation.

La thématique du conflit entre l’Orient et l’Occident, le dilemme de vaciller entre deux cultures au risque d’être exclu des deux, n’étant pas alors très récurrente, est devenue depuis en tête de liste des études postcoloniales. De plus, il le situe en pleine nature soudanaise. Né au Nord du Soudan en 1929, Saleh puise dans le patrimoine de son pays natal, ses paysages, ses visages, sa culture, son odeur, ses histoires extraordinaires pour façonner cette âme authentique, qui nous vient du Nil soudanais, situé chez lui dans un cadre indissociable qu’est l’Afrique, et qui se dégage intensément de tous ses romans, riches d’engagements humanitaires et traduits dans plus de 30 langues.

Ors Al-Zein, Douma wed Hamed, Marioud, Bandarchâh, Nakhla ala al-gadwal ont contribué à établir des passerelles entre deux mondes, en favorisant une meilleure connaissance de la société arabe en Occident. Une démarche qu’il avait réalisée à travers son parcours littéraire, aussi bien que professionnel. Après avoir fréquenté l’Université de Khartoum, il rejoint le service arabe de la BBC, devient directeur général du ministère de l’Information au Qatar et enfin travaille à l’Unesco où il a occupé divers postes à Paris et dans le Golfe, pour finir par s’installer définitivement ces dernières années à Londres, son exil volontaire, où il gardait vifs ses souvenirs et d’où il observait non sans amertume la situation sociale et politique déplorable de son Soudan, dont les islamistes ont censuré son grand roman La Saison de la migration vers le Nord, qui traite essentiellement de l’impact du colonialisme au Soudan, pour avoir inclus des scènes sexuelles. « Fermer l’écurie à double tour une fois que le cheval est parti », c’est ainsi qu’il a commenté cette décision. Interdiction intervenue un peu trop tard. Ce chef-d’œuvre est déjà élu le roman arabe le plus important du XXe siècle par l’Académie arabe de littérature de Damas, choisi parmi les 100 meilleurs romans de l’Histoire par 100 écrivains de 54 pays, et son auteur est honoré en Egypte à la troisième Rencontre du roman en arabe.

La littérature arabe est en deuil après le décès d’Al-Tayeb Saleh qui, de son nom, était pacifique, humaniste, deux termes en corrélation avec ce romancier à l’œuvre rare, mais à la présence dense aussi bien de sa vie que de sa mort.

Dira Maurice

 




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