Le romancier soudanais Al-Tayeb
Saleh vient de nous quitter à quatre-vingt ans. En
plus du fameux Saison de la migration vers le nord, choisi
parmi les 100 meilleures œuvres de l’Histoire, il est
l’auteur de cinq romans, dont Bandarchâh. Un personnage
étrange y tient en haleine un village entier, dévoilant les
contradictions qui déchirent un univers rural en mutation.
Bandarchâh
Si les choses me sont apparues telles que je vous les ai
contées dans cet autre récit*, peut-être pourrait-il être
plaidé en ma faveur qu’il n’était pas dans mes intentions de
vous tromper. Mon grand-père était bien tel que je vous l’ai
décrit, et mes relations avec lui me paraissaient dans ce
temps-là — et bien des années plus tard — telles que je vous
les ai décrites au cours de ce même récit. Puis survint dans
le pays un événement qui défie toute description, y
consacrerait-on un récit entier, ou plusieurs, ou une vie
toute entière. Brusquement, l’harmonie qui régissait
l’univers fut bouleversée. Du jour au lendemain nous avons
cessé de savoir qui nous étions et quelle était notre place
dans le temps et dans l’espace. Il nous a semblé que ce qui
venait de se produire s’était produit soudainement. Puis
nous avons découvert, tandis que nous voguions sur un océan
démonté entre le doute et la certitude, que cela ressemblait
à l’effondrement d’un toit : qui ne s’effondre pas d’un seul
coup, mais n’arrête pas de s’effondrer depuis le premier
instant où il a été dressé. Nous avons résisté de diverses
manières. Nous disions que c’était un événement indépendant
sans lien ni avec le passé ni avec l’avenir, un phénomène
isolé, exceptionnel, comme si une chèvre avait engendré un
veau ou un palmier donné des oranges. Puis nous nous sommes
dit que ce qui était arrivé à Bandarchâh et à ses fils était
quelque chose du même ordre, qui ne pouvait nous arriver à
nous, puisque nous n’étions pas comme Bandarchâh et ses
fils. Et les gens s’interpellaient, se raccrochant aux
arguments les plus frêles : « Vous avez raison, vous avez
raison », disaient-ils. Après quoi, ils se réfugiaient dans
un silence angoissé et fragile, comme se clame quelques
instants une personne qui souffre, avant que revienne
s’installer la débandade lorsqu’un l’un d’eux disait : «
Craignez Dieu, la compagnie ! Comment pouvez-vous dire que
Bandarchâh et ses fils ne sont pas comme nous ? Je le jure,
ils sont comme nous et meilleurs. Par Dieu, ils étaient les
meilleurs des hommes ».
Une peur profondément enfouie remontait à la surface,
car nous savions que c’était la vérité. Lorsque Bandarchâh
se rendait à des noces ou à des funérailles, il était
entouré de ses onze fils et de son petit-fils, Meryoud. Les
regards se tournaient vers eux et ils occupaient toutes les
pensées. On ne se lassait pas de les écouter, de les voir,
ils étaient l’orgueil de tout le village.
Eh, la compagnie !, s’exclamait l’un de nous, tristement.
Bandarchâh, c’est comme si la nuit du Destin s’ouvrait
devant lui. Dès qu’il met le pied quelque part, il y trouve
son bénéfice. La récolte des dattes a été mauvaise pour
tous, cette année, sauf pour lui.
Sur-le-champ, plus d’une voix s’élevait pour dire au
contestataire : « Implore le pardon de Dieu ! Faut-il encore
que nous soyons envieux de Bandarchâh ? Toi ou nous, est-ce
que nous dépensons le quart des efforts que dépensent
Bandarchâh et ses fils ? ».
Et le contestataire ne tardait pas à revenir sur ses
positions en disant : « Par Dieu, vous avez raison, la
compagnie. Bandarchâh et ses fils ne sont pas comme nous. Ce
sont des gens qui plaisent à Dieu. Tout le bien qui leur
arrive est mérité ».
Nous ne cessions de nous émerveiller devant l’étrange
ressemblance qu’il y avait entre Bandarchâh et son
petit-fils Meryoud, car le petit-fils était la réplique
exacte du grand-père, tant par la physionomie que par le
comportement. Comme si le grand Artisan les avait façonnés
en même temps et de la même argile et avait présenté
Bandarchâh au pays, puis, quelque cinquante ou soixante ans
plus tard, le lui avait présenté une seconde fois sous la
forme de Meryoud. Imaginez deux jumeaux dont l’un aurait
suivi l’autre avec cinquante ou soixante ans de retard : la
silhouette, le visage, la voix, le rire, les yeux, la
blancheur des dents, la saillie du menton, la manière dont
ils se tenaient, s’asseyaient, marchaient. Et lorsqu’ils
vous serraient la main, ils avaient une façon identique de
se planter devant vous de tout leur corps et de vous
regarder : pas de face comme regardent les autres gens, mais
avec un regard oblique, amical, et pourtant curieux et
scrutateur. Et si vous vous teniez entre eux, vous aviez
l’impression d’être entre deux miroirs dressés l’un en face
de l’autre, chacun reflétant la même image dans une enfilade
sans fin.
Meryoud était le délégué de son grand-père, son mandataire
aussi. Je me souviens de ma grande stupéfaction la première
fois que je fus témoin de cela. Meryoud était mon aîné
d’environ un an et n’en avait pas plus de quinze à l’époque.
Il arriva chez mon grand-père en fin de matinée. Etaient
déjà là Mukhtâr Wad Hasab Rasoul, Hamad Wad Halîma et
moi-même, recroquevillé dans un coin comme d’habitude, ne
parlant que si j’étais interrogé et si je parlais,
n’articulant pas plus d’une ou deux phrases. Meryoud entra
et salua tout le monde, appelant chacun par son nom, sans
s’embarrasser d’« oncle un tel » ou de « grand-père un tel
». Puis, il s’assit, sans en avoir été prié, en face de mon
grand-père. Il n’était pas insolent … Non … Mais il était
sûr de lui, avec une aisance qui frisait l’insolence. Ne
perdant pas de temps en politesses, il entra dans le vif du
sujet sans prêter attention aux deux autres hommes.
— Bandarchâh m’a dit qu’il t’a acheté le veau.
— Bandarchâh, répondit mon grand-père, peut acheter ou ne
pas acheter. Il est libre. Mais moi, je n’ai pas vendu.
— Si Bandarchâh a acheté chez toi, reprit Meryoud en riant,
c’est que tu as vendu.
— Ton grand-père, dit le mien, m’en a proposé douze, et moi
j’en demande dix-sept.
Meryoud ne dit rien, mais sortit de sa poche une liasse de
billets d’une livre qu’il tendit à mon grand-père. Celui-ci
la prit sans la compter mais la garda un moment dans la
paume de sa main, comme s’il la soupesait, puis dit : « Le
veau est attaché dans l’enclos. Va le prendre ».
— Le veau, dit Meryoud en riant tandis qu’il se préparait à
partir, je l’ai emmené au lever du soleil. Sa viande doit
griller en ce moment sur le feu. Il se peut qu’ils l’aient
déjà mangée.
Lorsqu’il fut parti, je demandai à mon grand-père :
— Combien a-t-il payé ?
— Douze, répondit mon grand-père.
Je pris les billets et les comptai. Effectivement, il y
avait douze livres.
Mon grand-père reprit l’argent que je tenais à la main et,
remarquant mon étonnement, me dit : « Le petit a payé
comptant … Dans tous les cas, mieux vaut avoir affaire au
petit qu’au grand-père ».
Mon grand-père eut l’air satisfait ce jour-là de cet
incident bizarre, et j’avais vu les yeux étroits de Mukhtâr
Wad Hasab Rasoul s’élargir d’un respect sans réserver,
tandis que Hamad Wad Halîma regardait sortir Meryoud qui
s’esclaffait, comme une créature pétrie d’argile regarderait
un ange descendre du plafond. Je ne vous cacherai pas que
tout cela ne laissa pas de m’impressionner. Je sentais que
j’avais été témoin d’un miracle. Si quelqu’un m’avait dit
qu’en ce jour les forces du destin avaient choisi Meryoud
pour opérer la réconciliation entre le passé et l’avenir, je
l’aurais cru. Mon grand-père, malgré sa prudence, le crut,
et les gens du village, comme un seul homme, le crurent
aussi. Et pourtant, quelque chose capitale allait survenir
ce matin-là ! Les vents s’échappaient de leurs cavernes
lointaines, hurlant et gémissant, crachant le souffre et le
feu. Les éfrits bondissaient des toits et des arbres, des
champs et du désert, des ravins et des sentiers escarpés.
Ils jaillissaient de sous les sabots des vaches et à travers
les ruelles sinueuses, hululant et meuglant. Puis ce vacarme
s’est réduit à un seul mot : Bandarchâh. Je ne peux
maintenant, malgré le temps passé, me souvenir de ce matin
sans être secoué de tremblements.
Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski
© Sindbad/Actes Sud, 1985.
* Une nouvelle du même auteur intitulée
Une poignée de dates, Beyrouth, 1966.