Homme de paix iraqien passé par le communisme,
Nouri Abdel-Razzaq Hussein
combat le colonialisme et l’oppression des peuples
depuis plus de 50 ans. Son plus grand bonheur serait un
monde sans guerres.
Des batailles pour l’accalmie
C’est après la mort de l’écrivain égyptien Youssef Al-Sébaï
que Nouri Abdel-Razzaq est élu secrétaire général de
l’Organisation pour la Solidarité des Peuples
Afro-Asiatiques (OSPAA). Nous sommes en 1978 et c’est dans «
une atmosphère de peur » que le Dr Nouri prend ses nouvelles
fonctions. Les années 1970 sont une période de l’Histoire où
les relations de l’Egypte avec Israël évoluent et sont au
centre des préoccupations politiques. Youssef Al-Sébaï se
rend à Jérusalem en compagnie d’Anouar Al-Sadate dans un but
de normalisation des relations avec Israël. Certaines
factions palestiniennes ne lui pardonneront pas ce geste en
faveur de l’Etat hébreu. Youssef Al-Sébaï payera ce voyage
de sa vie, dit-on même parfois. Cette ambiance de violence,
de lutte et de combat accompagnera le Dr Nouri toute sa vie.
Ses actions et ses pensées en seront marquées à jamais.
Nouri Abdel-Razzaq voit le jour en 1934, à Bagdad, dans un
Iraq tout juste libéré du joug britannique. A cette époque,
au Collège du roi Fayçal, les études sont en anglais, le
directeur est anglais et le sport favori des pensionnaires
est le hockey. « Nous étions la meilleure équipe d’Iraq, ce
qui rendait jaloux nos concurrents du British College », se
rappelle-t-il. Ajoutant : « Nous étions heureux, c’était une
période agréable ». Lorsqu’il revoit Bagdad, après ses
études à Londres, c’est au sein du Mouvement des étudiants
pour la révolution. L’Iraq est agité, les choses bougent et
Nouri Abdel-Razzaq est communiste, épaté par les doctrines
idéologiques de l’Union soviétique. Il est jeune, brillant
et révolutionnaire. « C’était une période riche, à la fois
culturellement et intellectuellement : les idées fusaient de
partout ». Communiste, il le restera peu « à cause de mes
différends avec le parti », explique-t-il. « Aujourd’hui, je
suis indépendant, je n’ai pas de parti politique, même si
mes idées tendent à gauche. A un certain moment, mes
relations avec le parti sont arrivées à une impasse, pas à
un opposé. Et je garde certaines idées, mais sans
restrictions idéologiques ». Il restera actif politiquement
en Iraq jusqu’en 1972, date à laquelle il fait ses valises
pour Le Caire. Cela ne l’empêchera guère de prendre l’avion
plusieurs fois par an, pour aller dévorer des yeux « les
chefs-d’œuvre picturaux dont regorge la capitale française
». Beaubourg, le Louvre, Orsay et le musée Guimet font
partie de ses préférés. Il ne dédaigne pas non plus les arts
premiers, tout en regrettant « l’architecture trop moderne »
du nouveau musée du quai Branly.
Le 18 avril 1955 s’ouvre à Bandung, en Indonésie, la
première conférence rassemblant l’ensemble des pays du
tiers-monde. Gamal Abdel-Nasser, Nehru, Sokarno et Zhou
Enlai en sont les principaux acteurs. L’appel à la
décolonisation est fort, l’apartheid est critiqué, la France
et l’Angleterre sont priées d’accorder l’indépendance à
l’ensemble de leurs colonies. Le Dr Nouri n’a que 21 ans,
mais la conférence est déjà dans son cœur une « avancée
prodigieuse ». Tous les jours, il lit les dépêches qui
relatent l’avancée des opinions tiers-mondistes, il réunit
ses camardes de la London University pour en discuter avec
eux et prend la présidence, déjà, d’une petite association
étudiante de réflexion politique. Après Bandung, l’OSPAA est
créée dans la continuité officielle de la conférence : « L’OSPAA
est une extension populaire des objectifs de la conférence
». Le Caire devient son siège permanent, « symbole puissant
après la victoire égyptienne de la nationalisation du Canal
de Suez », précise Abdel-Razzaq. Le Caire restera son siège
social jusqu’aujourd’hui par sa situation géographique : «
Un pied en Afrique, l’autre en Asie ».
L’Egypte, il y habite depuis trente-sept ans. L’Iraq, il y a
passé son enfance avant d’étudier à Londres. Mais Paris est
la ville qu’il préfère, avec sans aucun doute, ses
restaurants. A 75 ans, il est rare de le voir se contenter
d’une « maigre salade sans goût » comme il le dit lui-même.
Et à Paris comment penser gastronomie sans un Saint-Emilion
ou une bouteille de Bourgogne pour accompagner le repas ? «
J’ai goûté à toutes les cuisines des pays où je suis allé et
la France garde une place privilégiée dans mon cœur de ce
point de vue là ».
Homme de compromis, fin diplomate et penseur politique,
Nouri Abdel-Razzaq aime aussi la bonne chair. Et dans la
cuisine française, ce qu’il préfère le plus c’est le tartare
de bœuf frais, « relevé, mais pas piquant ». Habitué du Club
grec de Garden City, le fin gourmet y tient fréquemment
salons et déjeuners où les débats en tous genres sont
appréciés des convives.
Dans son bureau au bord du Nil, Abdel-Razzaq est un homme
occupé. Si les choses ont changé depuis la création de
l’organisation, les problèmes ne manquent pas : droits de
l’homme, endettement des pays émergents, disputes
frontalières, disputes ethniques ou tribales, réfugiés,
coopération nord-sud. « Car le monde change, il n’est plus
unipolaire ou bipolaire. Il n’y a plus un seul bloc unifiant
l’ensemble des pays du sud. De nombreux différends ont surgi
au sein même des pays membres. Je pense à la guerre du
Congo, aux différends entre l’Inde et le Pakistan, à la
guerre entre l’Italie et l’Ethiopie. L’OSPAA est intimement
liée aux mouvements internationaux ». S’il n’y a plus
l’unité des années 1950-60, il reste des idées communes
contre la globalisation, l’esclavage, sur ce que doit être
le rôle de l’Organisation mondiale du travail ou sur les
difficultés liées à la crise économique. Mais les solutions
ne sont plus les mêmes, explique-t-il. « Chaque problème
possède désormais sa propre solution : il n’y a plus de
solution globale » applicable à tous les cas de figure. Le
monde, il ne le connaît pas seulement au travers des
politiques en vigueur. Abdel-Razzaq a passé sa vie à
voyager. Lorsqu’on le croise en Italie dans une petite ville
du sud, c’est avant qu’il ne reparte pour Bombay d’où il
s’envolera, une semaine plus tard, pour Paris. Idées et
mises en pratique, pensées et actions, théories et
expériences du terrain sont deux aspects indissociables qui
forment l’équilibre de la vie toute entière du Dr Nouri.
Sur chaque événement qui touche les pays non-alignés depuis
1950, Nouri Abdel-Razzaq possède un point de vue, une
opinion calme, posée et réfléchie. Quel fut le rôle de la
France en Afrique ? « Le rôle de la France a toujours
fluctué, il a été mauvais en Afrique comme au Rwanda, par
exemple, entre les Tutsis et les Hutus. Mais peut-être que
la francophonie possède, en général, un aspect positif. Pour
moi, la France devrait jouer un rôle important en plaçant
les francophones dans une optique commune ». La Chine
est-elle appelée à étendre son influence ? « Peut-être, mais
il n’y aura pas de domination unilatérale ». Le Golfe ? «
Les Anglais et les Américains y commencent la guerre des
prêts pour obtenir des liquidités ». Nouri Abdel-Razzaq est
une mémoire politique, un penseur de la diplomatie moderne
et son âge n’a en rien affecté sa lucidité de pensée.
Si l’Iraq est toujours pour lui un magnifique pays, ses
craintes sont nombreuses quant à son avenir. « Il faut à
l’Iraq un gouvernement séculaire et moderne ». Mais cela
sera impossible tant qu’un terme ne sera pas mis à «
l’immense corruption dont souffre ce pays depuis l’invasion
américaine ». Cette invasion, bien sûr, il ne la souhaitait
pas. Ni à titre personnel, ni à celui de secrétaire général
de l’OSPAA. « Nous avons envoyé une pétition à Saddam
Hussein pour lui demander de se retirer : cela aurait pu
être une solution pour éviter la guerre ». Il poursuit,
expliquant les causes des violences dans son pays natal
depuis l’invasion, les relations entre les chiites iraqiens
et l’Iran, les problèmes religieux et ethniques qui s’y
déroulent.
Des rives de l’Euphrate de son enfance, il ne possède que
peu de souvenirs, sauf ce jour où, à la fête de son école,
il joua au théâtre le rôle d’un prince imaginaire des Mille
et une nuits. Il en garde aussi un goût prononcé pour la
marche à pied, pouvant effectuer, en une seule journée, plus
de dix kilomètres. Souhaite-t-il retourner en Iraq ?
Peut-être, mais au Caire, il a du travail dans un monde où
de nouveaux conflits surviennent chaque année. Il agit pour
la paix, pour l’entente des peuples et des continents. Pour
la Palestine aussi : l’une des préoccupations majeures de
l’organisation, prônant pour un « Etat libre et indépendant
», pour un dialogue sans guerres et sans menaces. La plus
grande crainte de cet intellectuel de la politique est de ne
pas voir un jour la « fin des guerres dans ce monde trop
violent ».
Aujourd’hui, l’OSPAA n’est plus au centre des débats qui
opposèrent, jadis, colonisés et colonisateurs, opprimés et
opprimants, exploités et exploiteurs. Le temps glorieux des
présidents Nasser, Tito, Nehru ou Sokarno est révolu. Le
tiers-monde n’est plus le tiers-monde unique et solidaire
des années 1950, mais un tiers-monde aux multiples facettes
où chaque pays cherche à tirer son épingle du jeu, quitte à
sacrifier son voisin, son allier d’antan. Rien n’a jamais
été simple cependant, rien n’est blanc ou noir, mais à
Bandung, pour la première fois, des dizaines de pays ont su
trouver une voix commune dans la diversité de leurs cultures
et de leurs peuples. Cette voix se voulait neutre et
pacifique, elle ne cherchait ni guerre ni violence, juste
une indépendance et un droit à se gouverner. De ces idées
d’indépendance, de pacifisme et de liberté, au moins trois
pays semblent avoir été exclus : que dire de l’Iraq, de
l’Afghanistan et de la Palestine ? L’OSPAA a du travail,
mais ne possède plus sa force politique qu’elle tirait de
son unité. Les grands dirigeants qui en sont à l’origine
semblent, eux aussi, avoir disparu. Il lui reste ses idées,
son idéologie, son combat contre le colonialisme,
l’apartheid et les guerres : son combat pour la paix. Ce
combat, qui fut là dans la vie de Nouri Abdel-Razzaq ce par
quoi il pense, ce pour quoi sa vie possède un sens et un
but, le verra-t-il, un jour, toucher à sa fin ? Si l’homme
est plein d’espoir, il n’en est pas pour autant naïf et sait
que les « travailleurs de la paix » ne sont pas prêts d’être
au chômage.
Alban
de Menanville