Soliman Fayyad
remonte dans son nouveau roman à ses jeunes années passées
au séminaire religieux d’Al-Azhar. D’où le titre Ayyam
mogawer (les années de séminaire), aux éditions Dar Al-Hilal.
Dans ce passage il dépeint le contexte de la mort de son
grand-père.
Les
années de séminaire
Plus
d’une fois j’ai obéi aux recommandations de mon père, mais
j’ai néanmoins fini par errer, tous les vendredis, aux
quatre coins de Sinbelawein, avant la prière de l’après-midi
et jusqu’à celle du soir. Mon père, quant à lui, finit par
se désespérer de moi. Un jour que je me trouvais seul dans
les deux chambres que j’occupais, il me rappela la psalmodie
de la quintessence de la certitude, convaincu que je m’étais
juré de suivre, étant son fils, le chemin de sa confrérie.
J’usai d’une langue arabe savante pour l’éblouir et le faire
taire :
— Les
psalmodies, se révèlent-elles coraniques ? Dis-je. Pourquoi
ne chantez-vous pas les versets mêmes du Coran ?
Mon père
fut consterné par ma remarque. La tristesse s’empara de lui
un instant. Il me regarda et comprit qu’il était perdant
s’il entrait en polémique avec moi. Il n’avait aucun
argument à m’opposer ; de plus, il n’était pas prêt à douter
de sa confrérie et ses psalmodies, et encore moins de son
chef religieux.
Mon père
me quitta, monta à l’étage, mécontent. Moi, je profitais
toujours des deux chambres du bas dont seule l’une d’elles
était pourvue d’une fenêtre. Je m’y asseyais où bon me
semblait, sur la natte, ou m’allongeais sur le divan, sur le
dos ou sur le ventre, ou bien je m’adossais à même le mur ou
à un coussin. Je lisais les œuvres de mes contemporains :
des livres de poche. Ensuite, je dormais toute la nuit sur
le divan. Comme je ne quittais pas les chambres, ma mère me
lançait, moqueuse :
— Tu es
devenu portier.
Comme
j’aurais aimé être portier ! C’est le meilleur des métiers.
Le travail des fainéants qui n’exige pas qu’on parte à la
recherche de son gagne-pain.
La femme
de mon grand-père riait. Elle taquinait ma mère :
— Nous
devrions le marier ici même.
Ma mère,
avec une grimace de désapprobation, répondait, irritée :
— Crache
ces mots venimeux. Ne crée pas de nouveaux problèmes.
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En nous
installant dans cette nouvelle maison, mon grand-père avait
commencé à se replier sur lui-même, évitant son entourage.
Et l’éveil peu à peu céda au sommeil, la mémoire à l’oubli.
Il ne se souvenait plus que de tout ce qui était lointain :
son enfance, sa jeunesse, le khédive Abbass Helmi, le sultan
Hussein, le khédive Tewfiq, ses propres parents et ses aïeux,
les incidents de son adolescence. Soudainement, il te pose
des questions comme si tu connaissais ces histoires autant
que lui et que vous les aviez partagées ensemble. Et si tu
lui rappelles un souvenir proche, il répond après un bref
silence et un effort de remémoration :
— Je ne
me souviens pas.
Parfois,
à son réveil, voyant son fils approcher, il soulevait la
tête :
— Qui
es-tu ?
Mon père
lui rappelait sa filiation et citait son nom. Il faisait
alors un effort et feignait de le reconnaître. Soudain, il
interrogeait mon père alors que les questions s’appliquaient
plutôt à moi :
— As-tu
obtenu ton certificat d’études primaires ou pas encore ?
Or, mon
père avait suivi l’enseignement dispensé au séminaire de la
mosquée Al-Ahmadi à Tanta, sa génération n’ayant pas connu
le cycle primaire. Les élèves du cursus d’Al-Azhar, que ce
soit au siège de la grande mosquée ou dans ses filiales en
province, se rassemblaient en groupes distincts autour des
colonnes de la madrassa où chacun des différents cours était
donné par un cheikh enseignant, spécialisé dans sa matière.
Brusquement,
mon
grand-père demandait à mon père comme s’il ne croyait
toujours pas que ce dernier était son fils :
—
Comment s’appelle ta mère ? Où est-elle ? Pourquoi ne la
vois-je jamais ? Ah bon ! Quand est-ce que cela s’est passé
? Que Dieu lui accorde sa miséricorde.
Tout à
coup il se taisait, se perdait dans ses pensées puis
reprenait :
— Je ne
sais pas pourquoi elle ne s’annonce pas ?
Alors
mon père sortait de la chambre pour cacher ses larmes, lui
que je n’avais jamais vu pleurer. Je demandais à grand-père
:
— « Elle
», qui ?
Il
répondait avec assurance :
— Elle,
sûrement elle. Y en a-t-il une autre ?
Je
comprenais ainsi que c’était de la mort qu’il s’agissait. Il
cherchait son nom et moi je me gardais bien de l’aider. Je
sentais qu’il la percevait dans son for intérieur, peut-être
même qu’il la voyait à l’affût, dans un coin de la chambre ;
je me taisais pour qu’il l’oubliât. Il me disait :
— Aide-moi
à m’étendre. Je voudrais dormir.
Bien
qu’il se fût réveillé une heure à peine auparavant, je
l’aidai. Je sentais qu’il s’enfonçait dans une torpeur
presque comateuse que nous prenions tous pour un profond
assoupissement. Tout à coup, alors que je le surveillais, il
ouvrait les yeux pour me parler de son père Derini qui fut
soldat au Soudan et qui avait réussi à déserter la guerre
d’Abyssinie avec son officier supérieur. Celui-ci, sur son
cheval, galopait vers le Soudan, suivi par mon grand-père
agrippé à la queue du cheval ; c’est ainsi qu’il évita de se
faire capturer par les Abyssins. En effet, s’il avait
survécu et été fait prisonnier, les Abyssins l’auraient
castré avant de le remettre aux Egyptiens. Grand-père sourit
:
—
Abou-Daoud, nous ne serions pas là, ni ton père, ni toi.
Il
retombait dans sa somnolence particulière. La femme de mon
grand-père me fit remarquer que cet état durait depuis des
mois, tandis que mon père disait que les cellules de son
cerveau s’atrophiaient et que les tissus nerveux périssaient.
En effet,
grand-père sombrait dans un assoupissement prolongé,
accompagné d’incontinence. Et le médecin lui-même ne
signalait plus que ce qui était flagrant : son métabolisme
avait cessé de fonctionner. Par conséquent, la femme de mon
grand-père le nourrissait à la cuillère et portait tous les
jours son linge pour le laver dans le canal, loin de la
maison. Ah ce qu’elle a enduré à ses côtés ! Bien plus que
la femme d’Ayyoub le stoïque elle-même. Mais Ayyoub ne s’en
fut jamais remis et la femme de mon grand-père, à son tour,
ne retrouva plus sa vitalité et son humour.
Soudain,
Zakiya, la femme de grand-père, apparut et dit à mon père :
— Ton
père s’est réveillé, il te réclame.
Grand-père
lui dit, alors qu’il avait repris conscience ou peut-être
s’agissait-il de ce qu’on appelle chez nous l’éveil d’avant
la mort :
—
Ramène-moi au pays, fils. C’est la fin. Je vais à la
rencontre du Très Puissant Miséricordieux.
Il était
heureux et souriait. Voici qu’arrivait enfin ce qu’il
attendait. Quand mon père sortit de la chambre, la femme de
grand-père m’invita à y pénétrer. Grand-père me dit :
— Tu
devines Abou-Daoud où j’étais ?
Sans
attendre ma réponse, il dit subitement, rêveur et souriant :
—
J’étais au paradis. Je mangeais du raisin au paradis.
Il
tendit son bras, saisit une grappe invisible, en cueillit un
grain invisible lui aussi, le posa dans sa bouche et le
croqua avec délice. Je le surveillai. Il s’arrêta. Et comme
s’il avait fini d’avaler, il me dit :
—
Abou-Daoud, reste, demeure auprès de ton père. Ne quitte
jamais ton père, Abou-Daoud.
Dans l’après-midi de ce même jour, mon père se pressa de
louer une voiture qui transporta grand-père, sa femme et ma
mère. Ils partirent pour la grande maison désertée et vendue
et dont le nouveau propriétaire attendait l’occasion propice
pour entrer en sa possession. Mon père m’obligea de
surveiller le domicile familial pour m’occuper de mes frères
jusqu’à leur retour.
Restés
chez nous, nous avons bavardé sans envie avec l’air
toutefois de vivre comme si rien ne se passait, ni que la
mort approchait.
Grand-père
mourut et fut enterré. Mon père, ma mère et la femme de mon
grand-père rentrèrent sans la clef de la grande maison qui
mourut avec la mort de grand-père. Pas une larme ne coula
sur mes joues et je ne me souviens pas que quiconque avait
pleuré autour de moi. Accablés, nous allions, venions et
parlions comme des automates, comme si nous avions peur de
pleurer et d’oublier. Dans nos cœurs, la tristesse demeura
enfouie, figée, mais vivace.
Menha
el Batraoui