Al-Ahram Hebdo, Littérature | Soliman Fayyad
  Président Abdel-Moneim Saïd
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 25 novembre au 1er décembre 2009, numéro 794

 

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Littérature

Soliman Fayyad remonte dans son nouveau roman à ses jeunes années passées au séminaire religieux d’Al-Azhar. D’où le titre Ayyam mogawer (les années de séminaire), aux éditions Dar Al-Hilal. Dans ce passage il dépeint le contexte de la mort de son grand-père.

Les années de séminaire

Plus d’une fois j’ai obéi aux recommandations de mon père, mais j’ai néanmoins fini par errer, tous les vendredis, aux quatre coins de Sinbelawein, avant la prière de l’après-midi et jusqu’à celle du soir. Mon père, quant à lui, finit par se désespérer de moi. Un jour que je me trouvais seul dans les deux chambres que j’occupais, il me rappela la psalmodie de la quintessence de la certitude, convaincu que je m’étais juré de suivre, étant son fils, le chemin de sa confrérie. J’usai d’une langue arabe savante pour l’éblouir et le faire taire :

— Les psalmodies, se révèlent-elles coraniques ? Dis-je. Pourquoi ne chantez-vous pas les versets mêmes du Coran ?

Mon père fut consterné par ma remarque. La tristesse s’empara de lui un instant. Il me regarda et comprit qu’il était perdant s’il entrait en polémique avec moi. Il n’avait aucun argument à m’opposer ; de plus, il n’était pas prêt à douter de sa confrérie et ses psalmodies, et encore moins de son chef religieux.

Mon père me quitta, monta à l’étage, mécontent. Moi, je profitais toujours des deux chambres du bas dont seule l’une d’elles était pourvue d’une fenêtre. Je m’y asseyais où bon me semblait, sur la natte, ou m’allongeais sur le divan, sur le dos ou sur le ventre, ou bien je m’adossais à même le mur ou à un coussin. Je lisais les œuvres de mes contemporains : des livres de poche. Ensuite, je dormais toute la nuit sur le divan. Comme je ne quittais pas les chambres, ma mère me lançait, moqueuse :

— Tu es devenu portier.

Comme j’aurais aimé être portier ! C’est le meilleur des métiers. Le travail des fainéants qui n’exige pas qu’on parte à la recherche de son gagne-pain.

La femme de mon grand-père riait. Elle taquinait ma mère :

— Nous devrions le marier ici même.

Ma mère, avec une grimace de désapprobation, répondait, irritée :

— Crache ces mots venimeux. Ne crée pas de nouveaux problèmes.

                                                                       +++++++++++++++

En nous installant dans cette nouvelle maison, mon grand-père avait commencé à se replier sur lui-même, évitant son entourage. Et l’éveil peu à peu céda au sommeil, la mémoire à l’oubli. Il ne se souvenait plus que de tout ce qui était lointain : son enfance, sa jeunesse, le khédive Abbass Helmi, le sultan Hussein, le khédive Tewfiq, ses propres parents et ses aïeux, les incidents de son adolescence. Soudainement, il te pose des questions comme si tu connaissais ces histoires autant que lui et que vous les aviez partagées ensemble. Et si tu lui rappelles un souvenir proche, il répond après un bref silence et un effort de remémoration :

— Je ne me souviens pas.

Parfois, à son réveil, voyant son fils approcher, il soulevait la tête :

— Qui es-tu ?

Mon père lui rappelait sa filiation et citait son nom. Il faisait alors un effort et feignait de le reconnaître. Soudain, il interrogeait mon père alors que les questions s’appliquaient plutôt à moi :

— As-tu obtenu ton certificat d’études primaires ou pas encore ?

Or, mon père avait suivi l’enseignement dispensé au séminaire de la mosquée Al-Ahmadi à Tanta, sa génération n’ayant pas connu le cycle primaire. Les élèves du cursus d’Al-Azhar, que ce soit au siège de la grande mosquée ou dans ses filiales en province, se rassemblaient en groupes distincts autour des colonnes de la madrassa où chacun des différents cours était donné par un cheikh enseignant, spécialisé dans sa matière. Brusquement,

mon grand-père demandait à mon père comme s’il ne croyait toujours pas que ce dernier était son fils :

— Comment s’appelle ta mère ? Où est-elle ? Pourquoi ne la vois-je jamais ? Ah bon ! Quand est-ce que cela s’est passé ? Que Dieu lui accorde sa miséricorde.

Tout à coup il se taisait, se perdait dans ses pensées puis reprenait :

— Je ne sais pas pourquoi elle ne s’annonce pas ?

Alors mon père sortait de la chambre pour cacher ses larmes, lui que je n’avais jamais vu pleurer. Je demandais à grand-père :

— « Elle », qui ?

Il répondait avec assurance :

— Elle, sûrement elle. Y en a-t-il une autre ?

Je comprenais ainsi que c’était de la mort qu’il s’agissait. Il cherchait son nom et moi je me gardais bien de l’aider. Je sentais qu’il la percevait dans son for intérieur, peut-être même qu’il la voyait à l’affût, dans un coin de la chambre ; je me taisais pour qu’il l’oubliât. Il me disait :

— Aide-moi à m’étendre. Je voudrais dormir.

Bien qu’il se fût réveillé une heure à peine auparavant, je l’aidai. Je sentais qu’il s’enfonçait dans une torpeur presque comateuse que nous prenions tous pour un profond assoupissement. Tout à coup, alors que je le surveillais, il ouvrait les yeux pour me parler de son père Derini qui fut soldat au Soudan et qui avait réussi à déserter la guerre d’Abyssinie avec son officier supérieur. Celui-ci, sur son cheval, galopait vers le Soudan, suivi par mon grand-père agrippé à la queue du cheval ; c’est ainsi qu’il évita de se faire capturer par les Abyssins. En effet, s’il avait survécu et été fait prisonnier, les Abyssins l’auraient castré avant de le remettre aux Egyptiens. Grand-père sourit :

— Abou-Daoud, nous ne serions pas là, ni ton père, ni toi.

Il retombait dans sa somnolence particulière. La femme de mon grand-père me fit remarquer que cet état durait depuis des mois, tandis que mon père disait que les cellules de son cerveau s’atrophiaient et que les tissus nerveux périssaient.

En effet, grand-père sombrait dans un assoupissement prolongé, accompagné d’incontinence. Et le médecin lui-même ne signalait plus que ce qui était flagrant : son métabolisme avait cessé de fonctionner. Par conséquent, la femme de mon grand-père le nourrissait à la cuillère et portait tous les jours son linge pour le laver dans le canal, loin de la maison. Ah ce qu’elle a enduré à ses côtés ! Bien plus que la femme d’Ayyoub le stoïque elle-même. Mais Ayyoub ne s’en fut jamais remis et la femme de mon grand-père, à son tour, ne retrouva plus sa vitalité et son humour.

Soudain, Zakiya, la femme de grand-père, apparut et dit à mon père :

— Ton père s’est réveillé, il te réclame.

Grand-père lui dit, alors qu’il avait repris conscience ou peut-être s’agissait-il de ce qu’on appelle chez nous l’éveil d’avant la mort :

— Ramène-moi au pays, fils. C’est la fin. Je vais à la rencontre du Très Puissant Miséricordieux.

Il était heureux et souriait. Voici qu’arrivait enfin ce qu’il attendait. Quand mon père sortit de la chambre, la femme de grand-père m’invita à y pénétrer. Grand-père me dit :

— Tu devines Abou-Daoud où j’étais ?

Sans attendre ma réponse, il dit subitement, rêveur et souriant :

— J’étais au paradis. Je mangeais du raisin au paradis.

Il tendit son bras, saisit une grappe invisible, en cueillit un grain invisible lui aussi, le posa dans sa bouche et le croqua avec délice. Je le surveillai. Il s’arrêta. Et comme s’il avait fini d’avaler, il me dit :

— Abou-Daoud, reste, demeure auprès de ton père. Ne quitte jamais ton père, Abou-Daoud.

            Dans l’après-midi de ce même jour, mon père se pressa de louer une voiture qui transporta grand-père, sa femme et ma mère. Ils partirent pour la grande maison désertée et vendue et dont le nouveau propriétaire attendait l’occasion propice pour entrer en sa possession. Mon père m’obligea de surveiller le domicile familial pour m’occuper de mes frères jusqu’à leur retour.

Restés chez nous, nous avons bavardé sans envie avec l’air toutefois de vivre comme si rien ne se passait, ni que la mort approchait.

Grand-père mourut et fut enterré. Mon père, ma mère et la femme de mon grand-père rentrèrent sans la clef de la grande maison qui mourut avec la mort de grand-père. Pas une larme ne coula sur mes joues et je ne me souviens pas que quiconque avait pleuré autour de moi. Accablés, nous allions, venions et parlions comme des automates, comme si nous avions peur de pleurer et d’oublier. Dans nos cœurs, la tristesse demeura enfouie, figée, mais vivace.

Menha el Batraoui

 

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Soliman Fayyad

Est né le 7 février 1929 au gouvernorat de Daqahliya. Après une formation religieuse, il enseigne la langue arabe en 1959. Sa carrière s’est divisée entre le travail journalistique dans de nombreux journaux comme Al-Gomhouriya et la revue de La Radio et la Télévision, et son statut d’expert et connaisseur de la langue arabe dans les projets d’arabisation informatique. Son travail de linguiste s’est élaboré dans son ouvrage de référence Moagam al-afaal al-arabiya al-moassera (le dictionnaire des verbes arabes contemporains de trois unités), en plus de ses œuvres littéraires comme ses recueils de nouvelles Atchan ya sabaya (oh ! j’ai soif jeunes filles), en 1961, Ahzan Hozahran (le chagrin de juin) en 1969, ou son roman Aswat (des voix) en 1972, ou même son livre en deux tomes intitulé Al-Namima wa kétabat al-maagem dans lequel il introduit un genre littéraire qui lui est propre, basé sur « le bavardage », profitant ainsi de son talent de conteur, et du fait d’avoir pendant longtemps côtoyé les intellectuels et les habitués des cafés, pour écrire des portraits recueillis dans les deux tomes du livre.

Il a reçu le prix de l’Encouragement de l’Etat égyptien pour les lettres en 1970, celui du sultan Oweiss aux Emirats arabes unis en 1994 pour la nouvelle, et le prix d’Estime décerné par le Conseil suprême de la culture égyptien en 2002.

 

 

 




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