Chiffonniers.
Au milieu d’ordures et d’odeurs peu agréables, il arrive que
certains d’entre eux parviennent à faire fortune. C’est le
cas de Eriane qui exerce ce métier depuis l’âge de 5 ans
dans le quartier des Zabbaline à Ezbet Al-Nakhl. Et il est
fier de son parcours.
La
réussite discrète
En
se dirigeant vers le bidonville de Ezbet Al-Nakhl, situé à
l’Ouest du Caire, on est surpris par ce contraste saisissant
que l’on ne rencontre nulle part ailleurs. Des ruelles
étroites jonchées de tas d’immondices, des charrettes de
bois tirées par des ânes, des camions pleins à craquer
d’ordures et des chiffonniers de différents âges portant de
gros sacs sur leurs dos. Dans ce décor peu ordinaire, un
homme habillé élégamment fait son apparition. Il semble ne
pas cadrer avec ce milieu. Eriane, 36 ans, en chemise rayée
et jean neuf, porte au doigt une bague en pierre précieuse.
Au premier abord, on a du mal à croire qu’il a exercé le
métier de chiffonnier. Presque incroyable mais vrai ....
avec des ordures, Am Eriane Al-Abd a fait fortune et a même
monté sa propre usine de recyclage.
Dans le
quartier, Eriane est respecté par tout le monde car son
parcours sert d’exemple. En passant devant les cafés, on le
salue de la main et d’autres lui lancent des « Bonjour ya
moallem (patron) ». Au début de sa carrière, un zabbal est
nommé sabi al-moallem, c’est-à-dire le petit de la zériba (décharge).
Ce sabi, qui ne dépasse pas les 5 ans, fait sa tournée avec
son père, son frère, son oncle paternel ou maternel. Parfois,
il n’a aucune relation de parenté avec son maître. Dans ce
cas-là, il travaille à la journée pour quelques sous. Son
maître empoche le revenu du mois et ne lui offre en fait que
des miettes. Pour devenir fortuné, comme Eriane, le sabi
doit supporter les remontrances de son maître, avoir une
volonté de fer et une forte confiance en soi pour arriver en
haut de l’échelle.
Eriane
est justement un modèle d’ascension sociale unique en son
genre. Comme la plupart des chiffonniers, il est analphabète.
Mais il dit être satisfait de son statut : richesse oblige.
Il ne le dit pas mais cela se voit clairement. « Un jeune
homme qui a fait des études ne peut gagner plus de 200 L.E.
par mois. Un tel salaire, je le donne au petit zabbal de la
zériba. Et dire qu’un diplômé doit rester au chômage pendant
des années avant de trouver un boulot », dit-il en faisant
la tournée du quartier des Zabbaline à pied. L’odeur
nauséabonde des immondices ne semble guère l’indisposer. «
On finit par s’y habituer », lâche-t-il. Une odeur qui ne
semble pas non plus incommoder les 55 très petits
chiffonniers qui travaillent dans sa zériba. Car ici, tout
le monde a appris à vivre avec les détritus.
Si la
scène peut paraître choquante pour un visiteur, elle ne
l’est pas pour les gens du métier. Féreiha, 7 ans, grignote
avec appétit un sandwich de foul qu’il tient dans ses mains
crasseuses. Il saute d’un camion à un autre avec agilité
tout en continuant d’engloutir son maigre repas. Ces enfants
travaillent d’arrache-pied et parviennent, grâce à ce
métier, à subvenir aux besoins de leurs familles. Pour ses
quatre enfants, Eriane a de l’ambition et refuse de les voir
exercer le même métier que lui. Il a choisi de bien les
éduquer et de les voir un jour devenir ingénieurs, médecins,
comptables ou avocats. Toutefois, le fait d’habiter le
quartier des Zabbaline à Ezbet Al-Nakhl semble entraver ce
rêve, puisque l’ambiance n’inspire pas ses bambins à
poursuivre leurs études. « Je n’aime pas l’école. Mon père
ne sait ni lire ni écrire ; pourtant, il à beaucoup d’argent.
Je voudrais être comme lui », dit Marise, la fille aînée de
Eriane, en 5e année primaire à l’école religieuse de langues
Al-Mahabba. Une école religieuse construite exclusivement
pour les enfants des chiffonniers qui vivent dans le
quartier de Ezbet Al-Nakhl ou quartier des Zabbaline. Son
fils se demande aussi : « Si mon père est devenu
millionnaire grâce à la zébala (ordures), pourquoi donc
continuer à aller à l’école ? ».
Rester
dans ce quartier
Qu’ils
soient chrétiens ou musulmans, ici, tout le monde est uni
comme les doigts d’une main. Les habitants de Ezbet Al-Zabbaline
se rencontrent à l’occasion des fêtes, (fiançailles, mariage,
naissance ou aid), ils s’entraident en cas de besoin, y
compris les chiffonniers des huit autres quartiers des
zabbaline du Caire. Les enfants de Mohamad jouent avec ceux
de Mina. Le fils de Abou-Bichoy fait ses études avec celui
de Mahmoud. La fille de Am Roumani, avocate habitant Ezbet
Al-Nakhl, a réussi à défendre le cheikh des zabbaline de
Manchiyet Nasser lors d’un procès intenté par le ministère
de l’Environnement en raison de son camion ayant dépassé la
charge autorisée. Une ambiance qui a encouragé Eriane à
rester dans ce quartier même s’il a les moyens d’aller
habiter dans un autre plus huppé. Son domicile, son usine
ainsi que l’école de ses enfants, son univers tourne autour
du quartier des Zabbaline. Tout le long du trajet, au milieu
des immondices, Am Eriane ne cesse de lancer des conseils à
droite et à gauche. Il est écouté car chacun rêve de devenir
un jour comme lui. Son immeuble de 7 étages tape à l’œil. Le
salon, le séjour, les chambres aux couleurs criardes ont un
style un peu trop provincial.
En
flânant dans les ruelles sinueuses au milieu de tas de
détritus, une odeur fétide incommode les narines. Soudain,
Eriane s’arrête devant une Mercedes dernier modèle qui lui
appartient. Il se met au volant et nous conduit vers sa
petite usine de recyclage de plastique. Là travaillent 20
personnes sans distinction d’âge ni de religion. A l’entrée,
des tas d’objets en plastique s’entassent : chaises et
tables cassées, bouteilles d’eau minérale, jerricans,
gobelets, assiettes, cuillères, fourchettes et couteaux, et
même passoires, sceaux et poubelles en plastique. Plusieurs
machines font la même tâche : broyer ces objets
inutilisables et les transformer en granulés. C’est pourquoi
on appelle ce genre d’usine de recyclage kassara ou kharraza.
« 4 bouteilles transparentes font sortir un kilo de petits
grains et 3 jerricans opaques donnent un kilo de plastique
broyé. On vend le kilo de granulés à 30 L.E. dans les usines
de la ville du 6 Octobre et du 10 Ramadan », explique Eriane
qui observe un ouvrier et lui fait quelques remarques : «
Comme tu es paresseux aujourd’hui ! Fais travailler cette
machine … vite ... dépêche-toi ... ». Habib obéit
immédiatement aux ordres de son patron.
Eviter
le stéréotype
A ses
débuts, Eriane travaillait avec ses frères. Aujourd’hui,
chacun a monté sa propre usine de recyclage. Malgré sa
notoriété, il évite de dire qu’il a fait fortune grâce à la
zébala. « Mon père a travaillé pendant trente ans au Koweït.
J’ai hérité de sa fortune, nous sommes revenus au Caire, mes
frères et moi, pour construire cette usine de recyclage ».
C’est la justification qu’il avance pour éviter le
stéréotype associé aux chiffonniers toujours sous-estimés.
Mais, tout le monde sait que Eriane n’est pas devenu riche
du jour au lendemain. C’est son père qui lui a appris les
rouages de ce métier qui se perpétue au fil des générations.
Très jeune, il lui répétait sans cesse : « Il faut commencer
par le bas de l’échelle, passer par plusieurs étapes pour
arriver au sommet et gagner beaucoup d’argent ». Son arrière
grand-père, originaire de la Haute-Egypte, ramassait les
ordures dans les quartiers huppés du Caire et son père
l’accompagnait chaque jour dans sa tournée. « Les meilleures
ordures sont celles que l’on ramasse dans les quartiers
d’Héliopolis et Madinet Nasr. Des hôtels, comme Le Méridien
par exemple, jettent des boîtes de conserves, des bouteilles
d’eau, de jus importés, des canettes de bière et de boissons
gazeuses … C’est assez intéressant », note-t-il.
C’est à
4 heures du matin que les jeunes éboueurs commencent à faire
leur tournée dans la capitale. Ils passent de maison en
maison pour ramasser et transporter les ordures. Puis, ils
partent à la zériba de Am Eriane pour les vider. Là commence
le travail des six zarayeb, à savoir le triage des déchets.
Vêtue d’une djellaba noire, les cheveux teints en blond, la
femme de Eriane supervise l’opération de triage à la zériba.
Elle n’a pas le droit d’en sortir, ni de rentrer dans son
usine de recyclage. Eriane, tout « macho » qu’il est, ne
l’accepte pas. Une fois le triage à la zériba terminé, les
enfants vont charger les objets en plastique sur un camion
qui va les transporter à l’usine. « J’ai commencé à faire ce
travail à l’âge de 5 ans », se souvient Eriane. Et d’ajouter
: « Nous ramassons et faisons le triage de toutes sortes de
déchets que nous livrons à différentes usines. Quant aux
ordures ménagères, on les donnait aux cochons. Quand ils
devenaient bien gras, on les vendait à des prix très élevés
». Une aide animale qui semble menacée. « Cette année, après
l’apparition de la grippe porcine, le gouvernement a abattu
nos cochons qui représentaient toute notre fortune. On
vendait le cochon de 100 kilos à 1 000 L.E. En 2002, on a vu
l’installation d’entreprises étrangères qui font le triage
et le recyclage des ordures. Ainsi un revenu auquel nous
étions habitués depuis des générations nous a été confisqué
! », regrette Eriane non sans tristesse. Mais il en faut
plus pour décourager les familles : aujourd’hui, un petit
zabbal frappe encore à sa porte pour ramasser les déchets
ménagers.
Manar
Attiya