Al-Ahram Hebdo,Société | Par la force des bras
  Président Morsi Attalla
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 24 au 30 Septembre 2008, numéro 733

 

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Société

Phénomène. Un recours de plus en plus fréquent à la force et aux hommes de main pour régler les litiges. Un déni de la loi et des règles. La société égyptienne serait-elle en train de glisser petit à petit vers la loi du talion ? Enquête.  

Par la force des bras 

« Je ne regrette pas d’avoir commis ce crime. La victime a exploité la lenteur des procédures judiciaires pour ne pas s’acquitter de sa dette envers moi. Au lieu de me verser 70 000 L.E., elle a intenté plusieurs procès pour gagner du temps. Elle est donc responsable de son sort, car si tout le monde agit de la même manière, les droits de chacun se retrouveraient bafoués ». Tels sont les propos du médecin de grande renommée publiés dans le quotidien Al-Ahram le 15 septembre dernier. Accusé d’avoir assassiné un commerçant en équipements électroniques, ce dernier confie avoir été trahi par la victime en essayant de la convaincre de lui rendre tout son argent. Dans sa clinique située à Héliopolis, l’homme en question est au rendez-vous avec la mort. En pleine journée, le médecin n’hésite pas à tirer sur la victime. Il découpe son corps à l’aide d’une scie et brûle sa tête et ses membres pour masquer son crime. Il dispersera le reste dans différents endroits pour éloigner les soupçons. Malgré l’atrocité de son crime, l’accusé ne regrette qu’une chose, celle de n’avoir pas brûlé les vêtements de sa victime. Ceci a conduit la police à faire ses investigations et arriver au criminel.

Dans la société égyptienne, on recourt de plus en plus à la force pour arracher ses droits. « Ce n’est plus des cas individuels, mais c’est devenu un phénomène. La loi est injuste, elle œuvre seulement en faveur des personnes riches et puissantes. La police est plutôt préoccupée par la sécurité des VIP, alors que les citoyens simples ont commencé à recourir à leurs propres moyens pour obtenir leurs droits », explique Hafez Abou-Seada, avocat et directeur de l’Organisation Egyptienne des Droits de l’Homme (OEDH). Il suffit de parcourir la page des faits divers pour se rendre compte de cette évidence. Le dernier incident publié le mois dernier sur le massacre qui a eu lieu à Ezbet Mit Al-Kalaf dans la ville de Benha, dans le gouvernorat de Qalioubiya, en est un autre exemple. L’histoire a commencé lorsqu’un propriétaire terrien a voulu se débarrasser des locataires qui occupaient 12 maisons construites sur sa parcelle de terre. N’ayant pas réussi à le faire, il vend son terrain à un hors-la-loi prénommé Barbari et réputé pour le trafic de drogues et d’armes. Ce dernier, qui avait déjà des problèmes avec d’autres personnes, va imposer sa loi en interdisant à toute personne de circuler dans le village après le coucher du soleil. Il n’hésitera pas à tirer sur deux personnes venues rendre visite à un citoyen à l’heure du couvre-feu. Résultat : les proches des deux victimes, blessées par balle, n’hésitent pas à se venger de la famille de Barbari en tuant son frère. Fou de rage, le fils de Barbari va faire appel à des baltaguis pour incendier les maisons des paysans et tuer leur bétail.

D’ailleurs, des rumeurs indiquent que certains avocats de renommée font appel aux baltaguis pour en finir avec les procès compliqués. Ils passent un accord avec le client, lui promettant de lui rendre ses droits à condition d’empocher un certain pourcentage sur les acquis. Et ce n’est pas tout. « Aujourd’hui, les sociétés de sécurité privées poussent comme des champignons en Egypte. C’est la preuve que les gens ne font plus confiance aux autorités officielles et préfèrent plutôt assurer leur propre sécurité moyennant de l’argent », poursuit Abou-Seada.

Même le cinéma égyptien a abordé le sujet dans le film de Karim Abdel-Aziz intitulé Kharig ala al-qanoun (le hors-la-loi).

En fait, tout cela n’est pas nouveau. Avec l’arrivée du deuxième Millenium, la première étincelle a éclaté. Les faits remontent au 7 avril 2001. Apparemment, une simple dispute tourne au vinaigre. Amr Al-Hawari, un jeune homme de 29 ans issu d’un milieu aisé, s’accroche avec l’homme d’affaires Mahmoud Rouhi, et le tue. Lieu du crime : un restaurant luxueux au centre commercial Arcadia Mall, sur la corniche du Caire, en principe réservé à l’élite. L’abonnement annuel de 20 000 L.E. dans ledit restaurant garantit la présence d’une clientèle passée au peigne fin, comme le confirme un membre de l’administration du restaurant.

Pour la sociologue Soheir Loutfi, ce fut un grand choc pour la société égyptienne  : « Ce crime a défrayé la chronique parce qu’il a été commis par un membre de cette élite, qui détient à la fois pouvoir et argent. Et ce ne sera pas le dernier du genre ». Elle ajoute que le lieu du crime, à savoir un lieu public, a augmenté le côté sensationnel de l’affaire. Car les Egyptiens pensaient que le pouvoir et l’argent mettaient l’élite à l’abri de tous les maux de la société ou encore à l’abri des représailles de la loi. Tout était réuni en tout cas pour en faire un grand fait divers : l’argent, le cadre luxueux d’un restaurant-bar, les hypothèses multiples sur le mobile, les éventuelles tractations entre la famille de l’assassin et celle de la victime. Mais ces grands crimes qui ont secoué l’opinion publique ne sont pas les seules preuves que prendre son droit par la force est devenu une tendance. Il existe donc d’autres aspects qui n’ont rien à voir avec les tribunaux et les pages des journaux.

Atef, ingénieur de 60 ans, rapporte qu’un jour, alors qu’il garait sa voiture au bas de son immeuble, il a dû recourir à la force pour obtenir un droit supposé évident. Il a cogné le conducteur qui a percuté sa voiture lui causant des dégâts matériels importants. Fou de rage, il est même allé jusqu’à lui confisquer sa chaîne, sa bague en or et tout ce qu’il avait en poche. « Ce jeune était ivre. Je savais que je n’allais pas être dédommagé. Cela m’a coûté 4 000 L.E. pour réparer ma voiture. Dresser un procès-verbal aurait été une perte de temps et cela aurait pris des années pour avoir gain de cause. J’ai recouru alors à la solution rapide et efficace », confie Atef. Et d’ajouter : « Mes voisins m’ont même aidé à obtenir mon droit en ligotant les mains du chauffeur pour bloquer ses mouvements ».

Il s’agit donc d’une perte des valeurs, comme l’estime le sociopolitologue Ahmad Yéhia. « Quand l’injustice s’installe, l’Etat perd son pouvoir sur les citoyens et c’est la loi de la jungle qui règne », s’interroge le sociologue.

Khaled, 40 ans, comptable, raconte son histoire avec le fruitier du coin. Alors qu’il avait acheté pour 200 L.E. de fruits, il découvre que la plupart était piquée. « J’ai senti que j’avais été abusé par ce commerçant qui a profité de l’occasion pour me vendre des fruits gâtés. Je savais que personne n’allait me dédommager pour cette perte en l’absence d’associations efficaces pour la protection du consommateur et de lois pour la fraude commerciale. Alors je suis allé chez ce même marchand et j’ai choisi des fruits de bonne qualité et pour la même somme et dès que son fils a glissé le sachet dans la voiture, j’ai pris la fuite sans le payer en lui lançant qu’ainsi j’ai obtenu mon droit », explique Khaled. Et d’ajouter : « Je ne veux plus me sentir tout le temps comme un vaincu, je ne supporte plus d’être roulé. Le brave homme ne veut plus se laisser faire ».

D’après le sociologue Ahmad Yéhia, ce mode de vie ne distingue plus entre le riche et le pauvre, homme ou femme, personne cultivée ou analphabète. Si hier deux hommes d’affaires se sont entre-tués dans un restaurant ou des paysans ont crié vengeance dans une bourgade, aujourd’hui, la page des faits divers nous rapporte l’histoire de ce médecin qui est arrivé à commettre un crime pour émission d’un chèque sans provision. A chaque histoire, ses astuces et ses détails. Cependant, le phénomène est plus accentué dans la campagne égyptienne. « Il existe des villages entiers qui sont hors la loi. La police n’arrive même pas à y pénétrer. Les conflits sur les terrains agricoles sont les plus violents, voire les plus sanglants », commente Bahgat Al-Hossami, d’après son expérience comme juge dans les quatre coins de l’Egypte.

Et face à un Etat qui a perdu son pouvoir, une loi qui semble de plus en faveur des gens au pouvoir et des pistonnés et en présence d’une justice lente, c’est le chaos. Aujourd’hui, le citoyen se trouve face à un choix difficile : agir comme un baltagui qui recourt à la force pour avoir ses droits ou raser les murs et adopter la philosophie du singe aveugle, muet et sourd ... .

Dina Darwich


 

3 questions à
 Fadi Al-Habachi,
ex-général au ministère de l’Intérieur et actuel avocat.
 

« Il existe un marché de la baltagua »

Al-Ahram Hebdo : Quelles sont d’après vous les raisons essentielles de cet aspect ?

Fadi Al-Habachi : La lenteur des procédures judiciaires est parfois plus pénible que le verdict lui-même. Une justice équitable est une justice rapide. D’ailleurs, l’exécution des verdicts pourrait être une autre raison très importante. Ceux-ci ne sont réalisés que lorsque la personne qui a un droit possède les moyens qui lui permettent d’obliger la police à agir. Cela veut dire qu’il doit avoir un piston ou bien un pouvoir (économique ou politique) qui lui permet d’obtenir son droit légalement. Mais pour les autres, le parcours est souvent semé d’embûches. Ce qui a créé cette ambiance électrique.

— Mais y a-t-il un genre de procès d’après votre expérience qui connaît davantage ce type de baltaga ?

— Les procès concernant les terrains agricoles. Ce genre de procès prend énormément de temps avant que la personne n’obtienne ses droits par la justice. D’autre part, l’exécution du verdict n’est pas facile, surtout si les terrains sont occupés par des locataires. C’est pour cela que les gens ont recours à ces moyens détournés pour gagner du temps.

— Mais pensez-vous qu’il existe un marché de baltaguis ? Peut-on savoir son prix ?

— Je pense qu’il existe un marché qui prospère dans ce sens. Les prix dépendent de l’importance de l’affaire, des risques à courir et de la fortune de celui qui veut obtenir gain de cause. C’est une bourse dont les actions varient selon ces critères.

— Il y a des rumeurs qui circulent que certains bureaux d’avocats tirent profit de cette situation, notamment ceux des anciens policiers qui gardent des relations avec les criminels ?

— Peut être. Mais il faut bien préciser lesquels afin de ne pas porter atteinte à tout le monde. Mais à mon avis, ce sont les avocats stupides qui agissent de la sorte. La réputation d’un avocat signifie gagner la confiance de ses clients, et c’est là toute sa fortune. Avec le temps, cette catégorie va faire faillite et perdre toute sa clientèle, surtout que les causes qui sont tranchées par la force ne sont jamais résolues définitivement. L’adversaire va sans doute agir et on va rentrer dans un cercle vicieux ... .

Propos recueillis par
Dina Darwich

 




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