A 39 ans, Ahmad
Abou-Haiba est une figure incontournable de l’audiovisuel religieux. Transformant
le discours en performance, à travers des chaînes comme Iqraa et Al-Ressala, il
se prépare à lancer une MTV islamique. Un terrain vierge à explorer.
Entrepreneur de l’islam
Il
n’est pas aussi médiatisé que son copain le prédicateur-vedette Amr Khaled,
mais son importance n’en est pas moindre. Un frondeur de la culture McWorld ?
L’éminence grise derrière la nouvelle mise en scène des shows religieux ? Un
représentant de l’islam New Age, dit aussi l’islam « cool » ? Un islamiste
progressiste ? ça le fait rire.
«
Etes-vous sûre que je mérite un portrait ? », s’interroge le producteur et
dramaturge Ahmad Abou-Haiba, comme pour ironiser toutes ces appellations lancées
pour la plupart par des journalistes anglo-saxons. A peine, il y a deux ans, il
avait défrayé la chronique en signant une pièce de théâtre qualifiée «
d’islamique », Al-Chafra (le code), lançant des quolibets aux régimes
autoritaires, sans aucune présence féminine sur scène. Juste une présentatrice
de télévision qui apparaissait entre-temps sur l’écran, se détachant au fond de
la salle.
Aujourd’hui,
Abou-Haiba se prépare à lancer une MTV « islamique », même s’il conteste
l’appellation. « Je n’ai jamais dit que je concevais quelque chose d’islamique.
Il n’y a pas de film, de théâtre, ni de nourriture islamiques, etc. On peut
éventuellement parler d’une économie islamique car la religion l’a
explicitement abordée. Mais par exemple, l’architecture dite islamique se
réfère plutôt à une époque historique qu’à une culture ou une approche précise
». Et d’ajouter : « Je veux juste baptiser une chaîne satellite diffusant des
chansons en boucle, respectant le système de valeurs de notre société ». En
prononçant ces mots, le producteur pense-t-il surtout aux revenus publicitaires
? A-t-il peur de limiter les chances de sa nouvelle création en lui attribuant
une étiquette ?
En
phase expérimentale depuis le début du Ramadan, la chaîne est captée sur les
Nilesat et Arabsat (10 892 et 11 662 horizontal) et bientôt sur le Hot Bird à
partir de décembre. 4Shabab (littéralement, pour les jeunes) porte bien son
message. Même la manière de transcrire son nom en un seul mot telle une adresse
électronique ou un SMS est en rapport avec la génération ciblée, qui jusqu’ici
a montré peu d’intérêt aux chaînes à tendance religieuse.
Dans
les locaux de sa boîte de production Sana Al-Charq (lumières d’Orient) fondée
en 1998, Abou-Haiba montre la bande d’annonce, avec le logo de la chaîne et
quelques spécimens de chansons, un peu dans le style Sami Yusuf. Il est dans
l’impatience de connaître la réaction de l’audimat. Les images se suivent et
s’entrecoupent à travers les clips modernes qui défilent sur écran : un jeune
chante en aidant son épouse voilée à mettre de l’ordre chez soi, un groupe de
musulmans américains bougent suivant le rythme … Ahmad Abou-Haiba se réjouit
quand, dans les salles de montage, on lui pose des questions concernant ces
chansons exclusives. Ses révélations dénichées entre autres dans les foyers de
l’islam en Occident. « Les archives d’une chaîne musicale doivent regrouper
quelque 300 chansons. J’ai sélectionné 40 parmi celles sur le marché, j’ai un
plan visant à produire 30 chansons et j’espère pouvoir activer le marché avec
les 100 premiers titres. Je gère l’affaire de manière tout à fait commerciale
». En fait, le producteur explique que les chaînes religieuses ne se taillent
que 5 % des mesures de l’audimat et lui, il aspire être parmi les dix premiers
qui s’emparent de 80 % des recettes publicitaires. « Sans nudisme, ni vulgarité
», dit-il, faisant allusion à ces autres chaînes projetant constamment des
clips avec des pin up en tenues lascives.
D’ailleurs,
la chaîne religieuse Al-Ressala (le message), dont il gérait le bureau au
Caire, est financée par le prince saoudien Al-Walid bin Talal, également
propriétaire de la chaîne de variétés Rotana. De même, la chaîne Iqraa (récite)
est possédée par un magnat des médias également saoudien qui est le cheikh
Saleh Kamel. Le mélange business-religion ne dérange guère Abou-Haiba, ayant
tout à fait les pieds sur terre. C’est lui d’ailleurs qui fait allusion en
premier à l’existence de certains joueurs de l’ombre dans ce domaine, d’où
parfois les noms non déclarés de pourvoyeurs de fonds. « J’ai fait appel à des
hommes d’affaires arabes pour financer mon projet, mais je préfère ne pas
dévoiler les noms ni les chiffres », lance-t-il.
Quelque
part, le producteur se veut méfiant. Il marche sur une corde raide et a devant
les yeux l’expérience de la chaîne Al-Ressala qu’il a dû quitter en mars
dernier. « J’avais eu recours aux artistes repenties : Mona Abdel-Ghani, Abir
Sabri, Sabrine … afin de présenter des talk-shows à la Operah. Mais d’aucuns
plus conservateurs ont fait pression sur la direction, jugeant la programmation
trop légère et on a dû annuler pour adopter une ligne plus traditionnelle ». Cela
est, Abou-Haiba ne veut pas choquer son public et évite de recourir à des voix
féminines, au moins dans un premier temps.
Il ne
cherche pas à avoir tout le monde sur le dos. Déjà lorsqu’en 1999, il a tourné
avec son ami Amr Khaled leur première émission Leqaa al-ahebba (entre amis) que
les observateurs ont comparée au style des télé-évangélistes américains,
personne n’osait acheter ses quatre épisodes « pilotes » ayant coûté 60 000
L.E. La formule oscillant entre spiritualité et spectacle était peu coutumière
et Abou-Haiba a dû écouler sa marchandise en vendant entre 13 et 20 000 copies
sur les trottoirs. A partir de là, il a capté l’attention de la chaîne
satellite privée Dream TV qui a enfin accepté de diffuser leur émission en
2001. « Dire que je me suis inspiré entièrement des télé-évangélistes est un
peu tiré par les cheveux. L’idée était de se regrouper entre amis et de se confier
dans un cadre intimiste en présence de Amr Khaled, faisant office de mentor. C’est
ce qu’on faisait d’habitude, entre nous, lorsque chacun se mettait à raconter
ce qui a changé sa vie, une suite de tournants qu’on écoutait comme si l’on
était devant un film de Adel Imam ».
En
1983, il a connu Amr Khaled, vers la fin de la prière, à la mosquée Tareq Ibn
Ziyad, à Mohandessine. « Je m’appelle Amr », avait-il dit après un salamalec
souriant. Et depuis, ils ne se sont pas quittés jusqu’au départ obligé de Amr
Khaled en 2002. « Certes, on ne se voit plus aussi souvent, mais une fois on
est ensemble, on discute de tout comme si on ne s’est jamais quittés. Les
relations basées sur l’amour de Dieu sont inaltérables », avoue Abou-Haiba, qui
se rappelle agréablement leurs rencontres avec les amis à la sortie de la
mosquée. Presque le même âge, ces deux figures de proue des nouveaux médias
islamiques avaient connu un regain religieux durant le cycle secondaire. Abou-Haiba
avoue avoir côtoyé tous les courants et mouvements religieux. C’était après la
mort de Sadate, assassiné par les islamistes du Djihad, le contexte était alors
assez contraignant. Mais aussi le besoin de se trouver une référence
identitaire se faisait de plus en plus urgent chez ces lycéens. « Ma mère,
suite à la mort subite de son oncle, s’était penchée sur les œuvres
religieuses. Elle nous demandait de lire et de faire la prière à la mosquée. On
tenait des compétitions entre frères et sœurs pour tester nos connaissances. Progressivement,
toute la maison était devenue salafite ». Et de poursuivre : « Au départ, on
commence par élargir le cercle des interdits et puis on se pose, la vie nous
astique si vous voulez. A mes débuts, je pensais que l’art doit servir une fin
précise, plus tard j’ai compris qu’il peut en lui-même exprimer la beauté et
l’humanisme ».
Abou-Haiba
connaît bien les fines différences entre les divers groupements islamistes. A
l’instar de plusieurs nouveaux prédicateurs, il a commencé par flirter avec la
mouvance des Frères musulmans ou au moins par avoir quelques affinités avec
elle. D’ailleurs, durant les élections de 2005 (où les Frères ont remporté 20 %
des sièges parlementaires), il a été le conseiller médiatique de l’un des
candidats islamiques, recommandant une campagne divertissante qui va au-delà de
l’idéologie. Et pour sa part, la confrérie ne manque pas de lui faire signe
d’appui, toutes les fois qu’il en a besoin, bénissant le genre théâtral qu’il
présente ou félicitant ses émissions où il met en avant l’émotion, la proximité
et l’interactivité.
«
Lorsqu’on a fait du théâtre, on peut tout faire dans la vie, on peut devenir
roi … Car on apprend à vivre une expérience donnée jusqu’aux menus détails. La
construction dramatique est la pierre angulaire de tout succès médiatique :
cadence, conflit, moment pathétique, dénouement qui arrive comme un soulagement
». Voilà le secret de cet ingénieur mécanique qui a acquis une méthode de
pensée à travers sa formation universitaire en polytechnique. Celle-ci l’a sans
doute aidé à monter les échelons, raconte ce père de cinq enfants, portant une
barbe légère. Le diplôme en poche, il avait travaillé aux archives d’une agence
médiatique, contre un salaire mensuel de 200 L.E. Il était le commis qui
recevait la paperasse du journaliste et l’envoyait aux archives. En route, il
lisait tout ce qu’on lui passait sous le nez et retenait exactement où il l’a
placé. Son supérieur absent, le patron lui demanda un jour de préparer un
papier sur l’islam en Inde, à l’attention de l’Organisation de la conférence
islamique. Bien structuré, on lui proposa un poste à l’organisation. Le patron,
à son tour, découvrit ses talents cachés et lui proposa un autre poste à la
télévision nippone. « Pendant 4 ans, j’ai couvert pas mal d’événements :
l’assassinat du président algérien Bou Diaf, le Koweït après l’invasion
iraqienne, la guerre civile au Rwanda, la famine au Zaïre, les attentats
terroristes en Egypte … Après une mission au Rwanda, je suis rentré au Caire,
avant les collègues, pour livrer les cassettes rapidement. Ensuite, j’ai appris
qu’il y a eu un crash d’avion et que mes coéquipiers ont trouvé la mort. C’était
en 1994, j’ai décidé d’arrêter ».
Le
fait de connaître les mouvements islamiques de l’intérieur affinait ses
analyses, et le fait d’avoir écrit des textes pour le théâtre dès l’âge de 13
ans faisait qu’il entrait dans la peau des personnages. « Une fois, j’ai publié
un article sans signature, expliquant les raisons pour lesquelles la femme
cherche la protection. Je me suis tellement placé dans une logique féminine que
tout le monde a pensé que j’étais une femme ».
Se
situant dans un entre-deux culturel, il s’islamise tout en usant les outils
occidentaux et renouvelle la forme du discours religieux sans pour autant
l’innover. « Je ne peux pas prétendre changer le contenu du discours religieux,
ça sera embobiner les gens. Simplement, je lui ai prêté une nouvelle forme,
pour le rendre plus attrayant. Les cheikhs Ghazali et Chaarawi, à titre
d’exemple, avaient opéré un travail fondamental de réflexion. On s’est nourri
de leurs enregistrements. Mais notre génération a quand même servi de charnière
pour faire monter l’éveil religieux à la surface », explique Abou-Haiba, l’un
des entrepreneurs privés du champ religieux tel décrit par le chercheur suisse
Patrick Haenni. S’intéressant à la classe moyenne supérieure, ils mettent
l’accent sur les accomplissements sociaux plutôt que l’engagement politique,
s’opposent à l’occidentalisation culturelle, mais profitent du progrès et de
l’air du temps.
Dalia Chams
Jalons
1969 : Naissance au Caire.
1991 : Diplôme en polytechnique (Université du Caire).
1998 : Fondation de la boîte de production Sana Al-Charq.
1999 : Présentation d’une première émission
avec Amr Khaled, Leqaa al-ahebba.
Début 2009 : Lancement prévu de 4Shabab.