Un des rares romanciers égyptiens francophones,
Albert Cossery avait l’art
de dire le droit à la paresse et à la dignité de tous les
sans-voix des ruelles cairotes. Il vient de s’éteindre à
Paris à l’âge de 94 ans.
Les fainéants dans la vallée fertile
IV
C’était l’heure sacrée de la sieste ; la maison était
silencieuse, comme enfouie au fond même du silence. Parfois,
un bruit de vaisselle, imperceptible, étouffé, s’incrustait
dans l’atmosphère immobile, semblait un cri perdu à travers
l’épaisseur du sommeil. Rafik, étendu sur son lit, ne
dormait pas. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, il
veillait avec un soin méticuleux, s’épuisait dans une lutte
inégale contre la torpeur. Il était dans l’attente de Haga
Zohra, l’entremetteuse, dont les manigances risquaient de
noyer toute la maison dans un irréparable désordre. Il avait
décidé que le mariage de son père ne se ferait pas, dût-il,
pour cela, ne pas dormir pendant plusieurs jours. C’était un
acte audacieux, presque de la folie, et Rafik avait peur de
succomber à la fatigue, de ne pouvoir être à la hauteur de
sa mission. La sueur perlait à son front, pendant qu’il
s’ingéniait à combattre la lassitude pernicieuse qui prenait
possession de ses membres, coulait en lui le poids d’une
lente paresse. Déjà, la souffrance commençait. Il se raidit,
se souleva sur les coudes, respira fortement. Il entendit
son propre souffle et en fut alarmé, il avait failli
éveiller Galal qui dormait dans le lit voisin, le visage
tourné contre le mur, complètement enseveli sous l’édredon.
Aucun souffle ne ternissait l’implacable rigueur de son
sommeil semblable à une mort. Rafik admirait ce prodigieux
anéantissement qu’aucune inquiétude ne venait troubler.
C’était un état presque comateux, une léthargie de la
conscience. Pour Galal, il n’y avait pas eu de choix, son
sommeil n’était pas un désir de fuir un monde qui ne lui
plaisait pas. Il devait même ignorer qu’il existait au
dehors toute une humanité chargée de douleurs, menaçante et
avide. Il s’adonnait au sommeil, naturellement, sans soucis
intérieurs, comme à une chose simple et joyeuse.
Rafik, au contraire, avait toujours à l’esprit la vision
d’un monde avili et misérable, et il avait choisi le sommeil
comme un refuge. Il ne se sentait à l’aise que derrière
l’abri de ces murs, barricadé contre la funeste présence des
êtres et des choses. Autour de la maison, rôdaient une
multitude d’épaves aux visages humains, dont la promiscuité
lui était odieuse. Il se souvenait avec effroi du temps où
il sortait encore et de ses contacts hasardeux avec le monde
des hommes ; c’étaient tous des assassins. Il en avait gardé
une haine inconcevable. Très jeune, il avait apprécié à sa
juste valeur l’existence monotone, mais sublime, que lui
offrait la maison paternelle. Cette sécurité, délivrée de
toute contingence, il la devait au vieux Hafez, qui avait
toujours maintenu autour de lui une ambiance d’oisiveté
éternelle. Rafik avait toujours estimé son père pour la
superbe ordonnance qu’il mettait dans la mollesse et le
désintéressement. Il lui était redevable de la seule idée
noble qu’il eut de la vie. Et quand, à une certaine époque,
il lui avait fallu sacrifier son amour pour une femme et se
soumettre à la volonté de son père, Rafik n’avait pas
hésité, malgré la souffrance que lui coûtait un pareil
sacrifice. Le vieux Hafez avait eu raison. Rafik s’en était
rendu compte et l’avait béni de l’avoir sauvé à temps. Mais
c’était maintenant le vieux Hafez qui tentait de ruiner
cette sécurité péniblement acquise à travers les
générations. Rafik en était révolté ; il se sentait offensé
et trahi.
Cette femme que Rafik avait aimée, au temps où il sortait
encore, était une jeune prostituée qui habitait dans une
vieille maison délabrée, au bord de la grand-route. On
l’appelait dans le quartier « Imtissal, l’amie des étudiants
» parce qu’elle ne recrutait ses admirateurs que parmi la
jeunesse des universités. Toute une clientèle, à peine
pubère, se pressait à sa porte. Rafik lui rendait parfois
visite en compagnie d’autres étudiants. Au début, Imtissal
ne fit guère attention à lui ; c’était un client comme les
autres. Puis, vint un moment où elle commença à le traiter
d’une façon particulière, et à refuser l’argent qu’il lui
donnait. Rafik en conçut une certaine fierté qui l’amena à
se croire un être extraordinaire. Imtissal semblait goûter
un étrange plaisir à faire l’amour avec lui. Ce qu’avait été
ce temps de sa découverte féroce de la chair, jamais Rafik
n’était parvenu à l’oublier. Imtissal s’était mise à l’aimer
avec une ardeur fantasque qui atteignait à l’hystérie. Elle
ne recevait plus ses nombreux admirateurs, passait ses
journées à l’attendre ; elle était devenue acharnée de
fidélité. Au bout de quelques mois de cette passion
violente, Rafik pensa alors à se marier avec Imtissal et
l’emmener vivre avec lui à la maison.
Quand il fit part à son père de sa résolution, le vieux
Hafez se montra intraitable ; il s’y opposa formellement. Il
mit son fils dans l’obligation de quitter la maison ou bien
de renoncer à son projet insensé. La première réaction de
Rafik fut de quitter la maison et d’épouser Imtissal.
Cependant, il leur fallait de l’argent pour vivre. Comment
faire ? Travailler ! Ce mot était si pénible que Rafik
n’arrivait même pas à le prononcer. Il réfléchit longtemps,
torturé entre sa passion réelle et les vicissitudes d’une
vie d’où le sommeil et la quiétude seraient à jamais bannis.
Finalement, il renonça à son amour ; aucune joie de la chair
ne valait qu’on lui sacrifiât son repos. Il annonça à
Imtissal le refus de son père ; il lui confessa aussi sa
décision de se séparer d’elle. Ce fut l’occasion d’un drame
inoubliable.
Cette aventure avait eu lieu deux ans plus tôt, mais Rafik
n’avait jamais oublié l’intensité de ces moments charnels
dont le souvenir le brûlait comme une flamme dévorante.
L’image d’Imtissal le hantait jusque dans son sommeil.
Depuis leur rupture, elle n’avait jamais voulu le revoir.
Elle avait repris ses anciennes habitudes de prostituées et
les jeunes étudiants étaient revenus frapper à sa porte.
Rafik se tenait au courant de tout ce qu’elle faisait ; il
avait appris qu’elle avait eu un enfant bâtard dont elle ne
connaissait même pas le père. Elle l’élevait près d’elle,
dans l’unique chambre où elle faisait l’amour.
Ce qui tourmentait surtout Rafik, ce n’était pas sa
séparation d’avec Imtissal, c’était plutôt le malentendu qui
existait entre eux. Imtissal n’avait compris qu’une chose,
c’est que Rafik avait cessé de l’aimer. Il n’avait pas eu le
temps de lui faire comprendre les motifs essentiels de son
abandon. Elle l’avait tout de suite traité de maquereau,
parce qu’il lui avait dit qu’il ne voulait pas travailler.
Sans même chercher à l’écouter, elle avait hurlé, comme une
possédée, puis l’avait chassé de chez elle en le criblant de
malédictions.
Rafik désirait la revoir encore une fois ; il tâcherait de
lui expliquer en détail la beauté de cette vie oisive qu’il
avait préférée à son amour. Quelques jours auparavant, il
avait chargé la petite Hoda d’aller chez elle pour la prier
de lui accorder une entrevue. Mais Hoda venait de lui
apprendre, juste avant le déjeuner, l’échec de sa tentative.
Imtissal refusait de le recevoir. Depuis ce moment, Rafik
pensait au seul moyen qui lui restait d’approcher Imtissal :
aller chez elle à l’improviste et la forcer ainsi à
l’écouter. Il résolut de sortir un soir dans cette
intention. Mais le recevrait-elle seulement ? Il éprouvait
de l’angoisse à la pensée de cette rencontre. Pourtant,
c’était plus fort que lui, il avait besoin de tenter une
dernière explication avec Imtissal. Peut-être arriverait-il
à lui faire comprendre qu’il n’avait jamais cessé de
l’aimer, que cela n’avait rien à faire avec l’amour, qu’il
était simplement incapable de quitter la maison paternelle,
cet abri qui le préservait contre la laideur du monde. Lui
dire que tous les hommes étaient des assassins, et qu’il en
avait peur. Elle le prendrait sûrement pour un fou.
N’importe ! De toute façon, après cette explication
décisive, il serait plus calme. Car, depuis que le drame de
l’amour s’était glissé entre lui et le sommeil, il
n’arrivait pas à goûter pleinement sa quiétude. Le fantôme
d’Imtissal, meurtrie et rancunière, se dressait toujours
devant lui comme un obstacle.
Albert Cossery,
Les Fainéants dans la vallée fertile,
©
Editions GALLIMARD