Borg Al-Borollos.
Après les manifestations du 7 juin suite à la fermeture des
entrepôts de farine subventionnée, la vie a repris son cours
dans ce village où la survie est une lutte quotidienne.
Des pêcheurs à contre-courant
Borg
Al-Borrollos est en colère. Ce village, situé dans le Delta,
à 300 kilomètres au nord du Caire, a été le théâtre de
manifestations le 7 juin organisées par des villageois qui
protestaient contre la décision du gouverneur de Kafr
Al-Cheikh de fermer les entrepôts de farine subventionnée.
La décision du gouverneur, Ahmad Zaki Abdine, du 6 juin, a
été justifiée par le fait de lutter contre le trafic de
farine subventionnée vendue au marché noir à des prix
exorbitants.
Trois semaines après les incidents, le village de Kafr Al-Borollos
paraît calme. Mais les habitants qui vivent essentiellement
de la pêche sont toujours en colère, pour eux, le problème
reste entier. Les habitants qui avaient l’habitude de faire
eux-mêmes leur pain sont désormais obligés de l’acheter dans
les boulangeries.
Mais si les entrepôts de farine subventionnée accordaient à
chaque famille 10 kg de farine subventionnée chaque mois à 7
L.E. sur présentation de la carte d’approvisionnement, les
boulangeries ne leur donnent le droit qu’à 50 piastres de
pain par jour et par famille. La population de Borg Al-Borollos
est estimée à 40 000 habitants dont la majorité sont des
pêcheurs. Certains pêchent dans le lac de Borollos où ils
passent cinq jours pour avoir une quantité suffisante de
poissons à vendre. D’autres partent au large de la
Méditerranée où ils passent une quinzaine de jours. Ces
pêcheurs se nourrissent essentiellement de pain et de
fromage. Rares sont ceux qui mangent du riz accompagné de
quelques poissons qu’ils ont pêchés. Pour supporter
l’humidité et la canicule au large de la mer et du lac,
leurs femmes ont une méthode spéciale pour préparer le pain.
Elles mélangent une certaine quantité de farine
subventionnée avec du sel et de l’eau, une petite portion de
farine de maïs et une petite poignée de grains de fenugrec
moulu. Cette recette permet au pain de ne pas moisir et de
se conserver le temps que prend cette sortie à la pêche. Il
arrive aussi qu’on le fasse griller dans le four pour le
garder encore plus longtemps.
« Le pain baladi vendu dans les boulangeries ne nous
convient guère. Sa durée de vie est de deux jours, après ça,
il est bon pour le bétail. On peut le conserver dans un
réfrigérateur, mais les barques qui pêchent sur le lac de
Borollos n’en sont pas dotées. Comment peut-on faire sans
farine avec laquelle nous faisons notre pain ? », lâche
Ibrahim Arous, pêcheur. Et d’ajouter : « Nous sommes 10 sur
l’embarcation. Si nous mangeons du riz tous les 5 jours, il
nous faudra au moins deux kilos, soit 7 L.E. par jour. Ce
serait pour nous la grande faillite, car si nous n’arrivons
pas à pêcher une dizaine de kilos de poisson par jour, ce
n’est pas rentable pour nous. Nous vendons le kg de bolti à
2 ou 3 L.E. selon sa taille ».
Les pêcheurs affirment que la quantité de poissons dans le
lac s’amoindrit d’un mois à l’autre. Autrefois, il leur
arrivait de pêcher 40 kilos par barque, ce qui leur
rapportait en moyenne 150 L.E. par jour. Aujourd’hui, ils
rentrent avec seulement 10 kilos de poissons à cause de la
pollution et de la réduction de la superficie du lac. « La
superficie du lac de Borollos est de 142 000 feddans.
Pourtant, nous n’avons le droit de pêcher que dans une
superficie de 50 000 feddans seulement. Il nous est interdit
de pêcher dans certaines parties du lac où des cordons ont
été installés, car vendues à des hommes d’affaires et des
hauts responsables », dénonce Mahmoud Bassiouni, pêcheur
depuis 30 ans et qui n’a d’autre ressource que la pêche. Il
a 8 enfants qui travaillent aussi dans la pêche. « Le lac
entier ne suffit pas pour nous nourrir et on nous oblige à
le partager avec d’autres personnes. Notre situation est
déjà assez précaire », s’insurge Magdi Al-Dakrouri, pêcheur.
Le lendemain de la clôture des entrepôts de farine, les
femmes se sont dirigées vers les boulangeries pour acheter
du pain. Mais, une mauvaise surprise les attendait. « On
nous a dit qu’il nous est permis d’acheter à 50 piastres
seulement, soit 10 galettes. Est-ce que cette médiocre
quantité va répondre au besoin d’une famille composée au
moins de 5 personnes pour trois repas ? Comment les pêcheurs
vont-ils se nourrir pendant leur pêche ? Vont-ils
interrompre leur boulot et se rendre au village chaque jour
pour avoir leur quota de pain ? », s’interroge Oum Gomaa,
villageoise, qui refuse d’acheter le pain tout en assurant
qu’il est de mauvaise qualité et « immangeable ». Les
villageoises se sont plaintes aux responsables de la
municipalité de Borg Al-Borollos, mais personne n’a bougé le
petit doigt. « Cette décision ne nous concerne pas. Nous ne
pouvons rien faire car c’est le gouverneur qui l’a prise.
Nous appliquons les ordres », souligne un haut responsable
de la municipalité. Il affirme que le président de la
municipalité a transmis la plainte des habitants au
gouverneur. Ce dernier refuse de revenir sur sa décision. Un
sit-in a été organisé devant le siège de la municipalité,
mais en vain. « La seule solution pour nous a été de
manifester bruyamment notre colère pour que les hauts
responsables, les autorités et les médias s’intéressent à
nous », souligne Mohamad Al-Nahhas, un des habitants et
membre du projet du parti d’Al-Karama, dont le président est
le Nassérien Hamdine Sabbahi, député du village de Borg Al-Borollos.
Le 7 juin, un millier de personnes se sont rassemblées sur
l’autoroute internationale et l’ont bloquée. « Nous voulons
juste manger ! », ont-ils scandé. Une manifestation qui n’a
pas duré longtemps, car les manifestants ont été rapidement
dispersés par la police qui a arrêté 87 personnes.
Quelques heures après, le gouverneur est descendu sur
terrain et s’est réuni avec les dirigeants du village ainsi
que les deux députés de la circonscription du PND et de
l’opposition. « Nous lui avons expliqué la nature du village
et le mode de vie des pêcheurs. Si le gouverneur veut lutter
contre le trafic de farine, il peut lancer une quantité
convenable au nombre des citoyens et nommer des contrôleurs
aux entrepôts. Mais impossible qu’il nous prive de notre
nourriture essentielle et limite l’achat du pain à 50
piastres par famille », signale Hamdine Sabbahi qui soutient
les manifestants. « Les habitants ont le droit de manifester
tant que les responsables ne réagissent pas et qu’ils
continuent à faire la sourde oreille. Manifester est un
droit constitutionnel et personne ne peut nous en priver »,
assure Sabbahi.
Après la manifestation, le gouverneur a décidé de mettre en
vente, dans les boulangeries, de la farine non subventionnée
pour ceux qui veulent faire le pain chez eux. Les 10 kg
coûtent 30 L.E. Une charge supplémentaire pour les habitants
de ce village. « Le gouverneur doit revenir sur sa décision.
Sinon, nous allons organiser une nouvelle manifestation et
une marche de protestation vers le palais présidentiel »,
lance Sabbahi. En fait, ce n’est pas la première fois que
les habitants ont recours aux manifestations. En juillet
2007, ils avaient coupé la route après avoir vécu 2 mois
sans eau courante sauf pour deux heures toutes les deux
semaines par quartier. Le lendemain, l’eau a coulé à flot.
En fait, la situation des pêcheurs du lac Al-Borollos semble
très difficile. Ils sont obligés de payer des impôts, à part
les crédits qu’ils remboursent, sans compter le prix du
baril du gasoil qui vient d’augmenter. Ils doivent également
acheter les équipements de pêche qui ne sont plus
subventionnés par l’Etat.
Face à la précarité de leur situation, certains pêcheurs ont
commencé à travailler dans le trafic clandestin de
main-d’œuvre. Ils transportent sur leurs barques des jeunes
qui souhaitent se rendre en Europe et les emmènent jusqu’aux
côtes italiennes en échange d’importantes sommes d’argent. «
Un tel voyage peut nous rapporter 100 000 LE. Les pêcheurs
qui s’adonnent à cette activité perçoivent 10 000 L.E. par
tête. Cela leur permet d’assurer l’avenir de leurs familles
», affirme l’un des pêcheurs. Et d’affirmer que cette
activité est en recul depuis l’arrestation du plus grand
courtier de trafic clandestin de main-d’œuvre dans les
parages. Et de conclure : « Tant que les responsables ne
s’occupent pas de nous et nous compliquent la vie, nous
continuerons à protester ».
Héba
Nasreddine