Cinéma.
La comédie Ala ganb yasta (fin de parcours) de Saïd Hamed
peint avec épure la singularité et l’exemplarité du regard
d’un chauffeur de taxi sur le présent.
La route qui vient
Ala
ganb yasta n’est pas un film, c’est un personnage. Démarche
souple ou heurtée, Salah (Achraf Abdel-Baqi), chauffeur de
taxi, court quelle que soit sa vitesse dans le hasard des
rues, l’urgence des avenues, comme la poursuite lumineuse
épie les pas du danseur. Tapi dans son siège, patient et
attentif aux gestes des clients, Salah connaît la violence,
il y est parfois sujet. D’autres fois, il se noie dans son
lyrisme naturel. Ailleurs encore, il se laisse porter par la
rue cairote. Flexible, les portes lui sont ouvertes et peu
de clients résistent à son désir de parler. Il ne raconte
pas tant une histoire qu’il ne démontre les caractères de
ses clients.
Entre deux phrases : « Tu es libre, chauffeur ! » et «
arrête- toi sur le côté », se dessine une galerie de
portraits des personnages avec leurs soucis et leurs
occupations divers face à Salah présent comme un songe ou
tout comme. Affichant une silhouette d’exilé, à peine
rentre-t-il chez lui au lever du soleil pour retrouver sa
femme et ses enfants que sa mère le renvoie sur les routes
chercher son frère Mareï (Asser Yacine), égaré, absent. Mais
Salah s’est construit ailleurs, avec d’autres images. Celles
du témoin du quotidien où l’approximation d’une unique
détermination sociale est évacuée. Cela l’aide à exister
plus.
Au contraire de son frère Mareï, qui vit en ombre, dans un
espace galvaudé de vols et de casses, il cherche son
inspiration dans un espace collectif, et à bonne distance
possible. Extérieur, il se contente d’observer le souffle de
l’autre. Il ne transige pas avec ce qui élève son personnage
et lui fait gagner son existence dans la dignité. Au lieu de
jouer sur la reconnaissance, il fait spectacle d’un autre
ordre, le pari de l’altruisme. Si sa tâche est la
communication, autant le situer dans la quête du partage, de
l’émotion. Sa course est moins une fuite qu’une recherche
impatiente de ce qui explique la logique des conduites, des
rapports. Il repère une prostituée à la tombée de la nuit,
dont il défend l’honneur face à ses assaillants. En vue d’un
éventuel acte héroïque, il aide Nour (Arwa Gouda), une
cliente assidue, à se débarrasser du mari de sa sœur qui la
harcèle pou lui enlever la garde de son fils. Lui aussi, il
a droit à son épisode amoureux avec Nour, qui lui permet de
retrouver son vrai visage, ses véritables émotions. C’est
l’exigence de l’inversion du cliché du sauveur désintéressé,
appliquée à la morale. Hésiter entre l’amour de Manar (Rogina),
son épouse, et Nour, l’équilibre devient flottant. C’est la
moindre des choses.
Est réussie aussi l’opposition classique que donne le
cinéaste Saïd Hamed entre les deux frères Salah et Mareï qui
cavalent dans le présent, qui détermine leur évolution, dans
l’espace, les territoires que délimite leur champ d’action.
Tous deux exilés de leur espace familial, l’un est rompu à
la quête de gagner son pain et d’accompagner ses clients,
qui devrait l’émanciper, l’autre est piégé par la bonne
intention de vouloir voler aux riches pour aider les
pauvres. Abondent ainsi, seuils, cadres et miroirs,
suggérant le mirage de Mareï et le possible sobre de
l’existence de Salah. Les ratés de l’apprentissage mutuel
soulignent fréquemment la fragilité des approximations et
des bonnes intentions. C’est depuis cette altérité que
chacun peut souffler sur les pérégrinations de cette époque,
où l’appropriation d’un espace de survie est aléatoire,
sinon difficile, dans cette ville qu’ils peinent à
reconnaître. Le statut d’exilé dont les deux frères sont
affublés est convoqué pour garantir une certaine éthique,
celle de renverser les logiques habituelles.
Le cinéaste tire sur la corde de l’humour fantaisiste qui
sied au personnage de Salah. A chaque étape de son trajet,
il lui consacre un chapitre de réflexion tantôt sur le
nationalisme arabe, tantôt sur les accrocs entre la police
et les islamistes. Des moments du film, où il s’accorde le
luxe d’un regard ironique sur un îlot heureux d’aveuglement.
Des fois, il intervient très intelligemment en véritable
interlocuteur, capable de distribuer cartes et rôles dans
ses échanges avec ses clients. S’il joue les
passe-murailles, ce n’est pas en abusé, mais en pelé du
quotidien, en recherche permanente du grand pont, du grand
moment. Celui fluide et éphémère, où lui et ses clients,
ceux qui l’entourent, s’entendent, où chaque geste arrive à
bon port, jusqu’à, l’espace d’une seconde, ne plus avoir
besoin du sol.
Pour
enfin être dans l’image. Et ça roule !
Amina
Hassan