Pauvreté.
Plus d’une vingtaine de personnes sont obligées de partager
une surface de 50 m2 pour un modique loyer de 180 L.E.
Misère et crise de logement obligent. Leur vie de tous les
jours est faite de joie et de peine. Elles font tout pour
s’adapter et tout partager. Reportage.
Pour le meilleur et pour le pire
Chahut,
musique assourdissante, voix tonitruantes, mais aussi des
échanges de propos vifs fusent de ce logement constamment en
effervescence et qui se trouve dans un vieil immeuble
délabré au quartier populaire dit kilo 4,5. On l’appelle «
la piaule des jeunes », et tout ce vacarme n’étonne plus les
voisins. C’est là où s’entassent une vingtaine de personnes,
natifs du gouvernorat du Fayoum, venus chercher du travail
au Caire. Issus de familles pauvres, ils ont fui, comme tant
d’autres, les mauvaises conditions de vie et n’ont eu
d’autres choix que d’habiter dans ce pied-à-terre exigu,
dont ils se partagent le loyer. Un cas qui n’est pas unique
dans une capitale surpeuplée, qui connaît une crise de
logement où la pauvreté et le chômage font des ravages. Dans
cet appartement, aucune répartition, pas de chambre à
coucher, ni de salle à manger, ni de salon ; ce sont
uniquement deux pièces qui servent à tout, y compris de
cuisine. Quant à la salle de bain, c’est une petite surface
sombre munie d’un W-C arabe et d’une robinetterie placée
directement sur l’alimentation en eau et qui sert de douche.
Un appartement occupé par une vingtaine de personnes, venues
de loin pour subvenir aux besoins de leurs familles. Un
nombre qui peut atteindre parfois la trentaine, sur cette
superficie de 50 m2 et démunie de tous confort et moyens ;
seule une natte étalée sur le sol sert à tous pour dormir.
Un lieu encombré par ses occupants plutôt que par des
meubles et où il est difficile de vivre.
Faire la fête pour survivre
Et malgré toutes ces incommodités, une fois la nuit tombée,
l’appartement se transforme en Music-Hall. Munis de
marmites, de fourchettes et de bidons en plastiques en guise
d’instruments de musique, les colocataires improvisent et
créent une ambiance euphorique. C’est à Sayed, ouvrier dans
le bâtiment, de faire la danseuse du ventre. Tout le monde
est assis en cercle, observant les moindres mouvements de
Sayed qui enflamme la soirée. Hicham, 16 ans, se joint au
groupe pour montrer ses talents de chanteur, et par la même
occasion, profite pour raconter les dernières blagues. C’est
leur seul moyen de distraction et leur façon de
s’extérioriser ou de s’indigner contre leurs conditions de
vie. Pas de sortie, ni de cinéma, ni de promenade sur le
Nil, pas même une télévision ou un poste de radio pour les
divertir. Du luxe pour ces jeunes dont les salaires
dérisoires ne couvrent pas leurs besoins les plus
élémentaires. « Le cinéma ! Je n’y suis jamais allé, je ne
connais pas », dit Hamdi.
Alors,
ils sont forcés de passer leurs soirées dans ces 50 m2,
tentant de se défouler à leur manière, de s’éclater pour
affronter un lendemain incertain, une nouvelle aventure
éprouvante pour survivre. « Nous bouffons de la poussière »,
lance Mahmoud, maçon et qui semble être ici le chef. C’est
lui qui tente de mettre de l’ordre dans ce lieu invivable.
Pas de lits, pas d’armoire, pas même une table ou un
réfrigérateur ou de la vaisselle pour la cuisine. « Il faut
se débrouiller, faire semblant de vivre », dit Mahmoud.
C’est à l’aube que les jeunes se réveillent pour entamer
leur calvaire quotidien, espérant être embauchés pour de
petits boulots. Le premier à se réveiller doit faire un jeu
de jambes pour ne pas piétiner les autres encore allongés
par terre et collés les uns aux autres. Il ne doit pas
rester plus de 5 minutes dans la salle de bain. « Parfois,
je n’ai pas le temps de me laver le visage, pour laisser la
place aux autres, et chanceux est celui qui réussit à
prendre une douche », dit Ayad, tout en ajoutant qu’il lui
est arrivé de sortir de la salle de bain sans avoir eu ce
privilège de se débarbouiller.
Des lendemains qui ne chantent guère
A 6h du matin, tous se retrouvent au marché d’Al-Hay Al-Acher,
dans l’espoir de trouver un travail pour la journée. Et ce
groupe très solidaire et qui partage tout de même la misère
se disperse quand la chance lui sourit. L’un se rend à Maadi,
l’autre à Zamalek et un troisième à Guiza. A 16h, ces
travailleurs journaliers retournent au bercail, leur seul
refuge après une éprouvante et longue journée de travail.
Celui qui arrive en premier à la maison doit acheter de quoi
préparer à manger. Un menu fixé la veille après de longues
négociations et parfois de disputes. C’est Mahmoud qui joue
le rôle d’arbitre, il essaye de faire des compromis.
Des différends sont en rapport avec le choix des légumes,
lentilles, riz ou pâtes. Viande et poulet ne sont pas
inclus. Un luxe qu’ils ne peuvent s’offrir que rarement vu
la flambée des prix. C’est à tour de rôle qu’ils font la
cuisine, mais ils se partagent les frais du repas. D’après
le groupe, c’est Mahmoud le plus doué en cuisine. « Il sait
faire mijoter les légumes, cela donne un goût spécial, même
si le plat est préparé sans viande », explique Hassan.
Ce dernier ne peut s’empêcher, à plusieurs reprises, de
jeter un coup d’œil dans la marmite, posée sur un réchaud à
gaz, en plein milieu de la pièce. Mahmoud le somme de ne
rien toucher, pas même de goûter, tant que tout le monde
n’est pas là. Il faut aussi attendre les galettes de pain
qui rempliront la panse face à une petite quantité de
légumes cuits. « En attendant, donne un coup de balai et
sort la poubelle », lui ordonne Mahmoud, doué pour répartir
les corvées ménagères. N’ayant pas les moyens de s’offrir un
logement à part, les jeunes, mariés ou pas, sont obligés de
tout faire. Nettoyer le parterre, faire la vaisselle ou
laver le linge qui est suspendu sur une corde en plein
milieu de la pièce, vu que le logement est dépourvu de
balcon. « Ici, je suis obligé de me taper toutes les corvées
ménagères. Au village, c’est ma femme qui fait tout. Sans
femme, notre vie est bien difficile, mais avons-nous le
choix ?! », commente Ayad.
Sa femme et son fils Walid lui manquent terriblement, il ne
peut les voir que tous les 40 jours. « Il faut compter
chaque piastre. Je gagne environ 250 L.E. par mois, je dois
mettre au moins 100 L.E. de côté pour nourrir ma famille au
Fayoum. Je n’ai pas réussi à faire mieux. L’équation est
bien trop difficile à résoudre », poursuit Ayad. Ce dernier
confie qu’il lui arrive de se contenter, comme le reste des
colocataires, d’un morceau de pain accompagné d’un verre de
thé, pour pouvoir économiser de l’argent.
Le spécialiste du thé, c’est Hicham, et chacun doit attendre
son tour, car les verres ne suffisent pas. Il faut faire la
permanence pour boire un verre de thé. Dans ces deux pièces,
le malaise est visible. La gêne, le stress, l’incommodité du
lieu et les dures conditions de vie créent une ambiance
électrique. Mais cela n’empêche pas ce groupe d’être
solidaire avec les nouveaux venus. « Nous accueillons
chaleureusement le nouveau colocataire et il ne contribue
pas aux frais tant qu’il n’a pas trouvé de boulot »,
renchérit Mahmoud. Une solidarité au point qu’ils prennent
en charge l’un d’eux en chômage. Des comportements qu’ils ne
feront pas, comme ils le disent, avec un « étranger »,
c’est-à-dire quelqu’un qui n’a aucun lien de parenté ou qui
n’est pas originaire de leur gouvernorat. « Une fois, nous
avons accueilli une personne native de la Haute-Egypte. Le
lendemain, il nous avait quittés après nous avoir
dépouillés. Aujourd’hui, nous n’avons aucun problème à
partager notre appartement à 40 personnes, à condition qu’on
le connaisse », dit Mahmoud.
Et quand le nombre dépasse la capacité des deux pièces,
surtout en pleine canicule, les jeunes se réfugient dans la
cour de l’immeuble pour dormir. Un lieu qui, pour eux, est
une aubaine, vu l’exiguïté du logement. « Un espace intime
où l’on soit à l’aise, impossible ; c’est un rêve
irréalisable », dit Hossam qui essaye toujours de se
défouler en faisant des mouvements de gymnastique. Lui, qui
a un physique bien baraqué et une passion pour le sport, est
entraîneur dans une salle de gymnastique dans un quartier
populaire attenant. « Se défouler et gagner un peu plus
d’argent », dit Hossam tout en s’exerçant à faire des jeux
de jambes dans la pièce. Une chose qui gêne parfois Saïd. Ce
dernier ne supporte pas du tout le bruit. Une différence de
caractère qui rend impossible cette promiscuité.
De nature coléreux, Saïd pique sa crise de nerf et commence
à donner des coups de poings à ses colocataires. Une grande
dispute éclate. Des moments de tension, mais qui finissent
toujours par une réconciliation. Promiscuité oblige.
Il suffit que quelqu’un lance une petite plaisanterie pour
que l’ambiance change. Tout le monde se détend, les uns
commencent à chanter, d’autres à danser et c’est la fête.
Des nuits d’euphorie et d’extase auxquelles les voisins se
sont habitués et n’y trouvent plus d’objection. Ils ont
compris que c’était leur seul moyen d’oublier un peu leur
quotidien et de rendre leurs jours plus agréables à vivre.
Des nuits d’extase qui peuvent s’étendre jusqu’à l’aube.
Sacrifier quelques heures de sommeil n’a aucune importance
pour eux, puisque ce dernier n’est jamais profond.
Doaa
Khalifa