Turquie.
La décision de la Cour constitutionnelle d’annuler un
amendement à la Constitution permettant le port du foulard
relance la bataille entre les islamistes et les laïcs. Ce
jugement pourrait préfigurer une interdiction de l’AKP dans
les mois à venir.
Revers pour les islamistes
La
crise s’embrase de nouveau entre les farouches gardiens de
la laïcité en Turquie et le parti au pouvoir créé sur les
cendres de partis pro-islamistes interdits, dirigé par Recep
Tayyip Erdogan (AKP). Adressant le coup le plus dur au parti
au pouvoir, la Cour constitutionnelle, la plus haute
instance judiciaire du pays, s’est prononcée, cette semaine,
contre le port du foulard islamique sur les campus
universitaires, un amendement à la Constitution introduit
par l’AKP, qu’elle a estimé contraire aux principes
immuables de la loi fondamentale.
Dans son jugement, la Cour a estimé que le projet de loi
présenté par l’AKP entrait en contradiction avec trois
articles de la Constitution turque, dont l’un spécifie que
la Turquie est une République laïque. Selon les experts, le
désaveu de cette réforme sonne comme une victoire pour
l’opposition, qui accuse le parti d’Erdogan de suivre un
agenda secret dans le but d’introduire un système de lois
islamiques. Malgré les mille et une tentatives de l’AKP de
se défendre en affirmant que l’interdiction du voile
contrevenait à la liberté de conscience et au droit à
l’éducation, les forces laïques, en premier lieu l’armée,
les juges et les universitaires, étaient fort inquiets à
l’annonce de cet amendement en février et ils redoutaient
qu’une telle révision n’entraîne une légalisation du voile
dans les administrations, collèges et lycées, où il reste
interdit.
Soulagé à l’annonce de la décision de la Cour, le camp
laïque, avec à sa pointe l’armée, les juges et les recteurs
des universités, a salué l’abandon de cette réforme. Pour sa
part, le chef d’état-major, le général Yasar Büyükanit, a
exhorté au respect de la décision tandis que le chef de
l’armée de l’air, le général Aydogan Babaoglu, a déclaré
qu’« un autre verdict aurait été anormal ».
Contre-attaque de l’AKP
Rejetant le verdict comme anticonstitutionnel, l’AKP est
passé, cette semaine, à la contre-attaque, estimant samedi,
au terme d’une longue réunion extraordinaire, que la Cour
constitutionnelle avait violé la Constitution en invalidant
la réforme qui levait l’interdiction de porter le foulard
islamique dans les universités. A l’issue de cette réunion
de six heures de la direction du parti, présidée par le
premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le vice-président de
l’AKP a déclaré que la Cour constitutionnelle n’était
habilitée qu’à examiner les questions de procédure
d’adoption des lois par le Parlement et ne pouvait pas se
prononcer sur leur contenu. « La décision de la Cour
constitutionnelle représente une ingérence directe dans le
travail du pouvoir législatif et une violation flagrante du
principe de séparation des pouvoirs », a estimé le
vice-président de l’AKP. Samedi, le président du Parlement,
Koksal Toptan, a estimé pour sa part que la Turquie a besoin
d’une révision de sa Constitution et de son système
parlementaire, déplorant la décision de justice qui interdit
le voile à l’université. « La Cour constitutionnelle a
outrepassé ses fonctions en annulant un amendement proposé
par l’AKP et largement approuvé par le Parlement en février
dernier », a affirmé M. Toptan.
Pour soutenir le parti au pouvoir, des centaines de femmes
voilées ont manifesté après les prières du vendredi à
Istanbul ainsi qu’à Diyarbakir, dans le sud-est du pays. «
Maudits soient ceux qui sont derrière les juges, Allah est
le plus grand », scandaient les manifestantes à Istanbul.
Selon de récents sondages, les deux tiers des femmes turques
portent d’une façon ou d’une autre une forme de voile et la
même proportion est favorable à la levée de son interdiction
pour les étudiantes.
Analysant la situation actuelle en Turquie, Hani Raslane,
expert politique, explique : « Ces dernières évolutions vont
envenimer de plus en plus les relations entre les laïcs et
les partisans de l’AKP. La décision de la Cour
constitutionnelle est fort grave car elle a donné aux
clauses de la Constitution une hégémonie plus grande que
celle de la volonté du peuple turc. Cette atteinte aux
principes démocratiques dans le pays ne répond pas aux
revendications de l’Union européenne en vue de l’adhésion de
la Turquie ».
L’AKP en voie de disparition ?
Il semble que la décision de la Cour constitutionnelle n’est
qu’une goutte qui annonce la pluie. Un scénario beaucoup
plus grave risque de menacer l’existence même du parti du
premier ministre. Car l’amendement controversé figure à la
tête d’une liste dressée dans un long réquisitoire du
procureur de la Cour constitutionnelle, affirmant que l’AKP
islamise la société turque et doit être dissous. Selon les
experts, une décision en faveur d’une interdiction de l’AKP
est désormais « inévitable » car cette question du voile
joue un rôle central dans la tentative de dissoudre l’AKP
pour menées anti-laïques et de suspendre pour cinq ans de la
vie politique 71 de ses membres, dont le chef de l’Etat
Abdullah Gül et le premier ministre. La Cour
constitutionnelle doit se prononcer dans les mois qui
viennent sur la dissolution de l’AKP. Plusieurs dirigeants
du parti pensent qu’elle décidera effectivement
l’interdiction et ils se préparent déjà à créer une nouvelle
formation. « C’est vraiment le scénario le plus probable à
l’heure actuelle. Les gardiens de la laïcité ont décidé de
mener une guerre sans merci contre Erdogan et Gül pour leurs
racines islamistes. Et déjà ils ont gagné la bataille. Tôt
ou tard, l’AKP va être dissous et supplanté par une autre
formation ayant un nom différent mais toujours avec les
mêmes principes comme c’était le cas à la formation de l’AKP
même. Ceci dit, des élections anticipées pourraient
intervenir à tout moment », pronostique Hani Raslane, expert
politique.
L’AKP, arrivé au pouvoir en 2002, a remporté une large
victoire aux élections législatives de juillet 2007 avec 47
% des suffrages. Au soir de sa victoire, le premier ministre
avait voulu rassurer une partie de la population, inquiète
d’une islamisation progressive du pays. Mais son parti s’est
ensuite attaqué à l’interdiction du voile, parvenant à
amender la Constitution grâce à sa confortable majorité au
Parlement, au grand dam des laïcs.
Selon les experts, le jugement de la Cour n’augure rien de
bon pour le processus de réformes revendiqué par l’Union
européenne car il porte une grave atteinte aux principes de
la liberté et de la démocratie. D’ores et déjà, les femmes
qui portent le foulard en Turquie auront à choisir entre
leur religion et leur éducation.
Un
choix qui
s’avère fort
difficile
... .
Maha
Al-Cherbini