Parcours.
Oum Sara, vendeuse de journaux, est une célébrité des cafés
du centre-ville. Elle y passe tous les soirs depuis 26 ans
pour retrouver des clients dont elle connaît les habitudes,
les goûts et les besoins.
La colporteuse de bonnes ... nouvelles
Une
voix tonitruante qui se veut aussi chantante et rythmée. On
l’entend de loin et tout dépend de la direction du vent :
elle vient du côté gauche ou du côté droit ? Elle approche
et le ton se précise : « Akhbar Al-Yom, Ahram, Al-Masri
Al-Yom », de quoi mettre en alerte les clients du café. Ils
sont assis bien concentrés à tirer sur leur narguilé, ou à
suivre le mouvement des dés dans leur partie de trictrac.
Elle arrive, toute de noir vêtue, une ample djellaba et un
foulard, un sourire éclaire son visage, une grosse pile de
journaux repose sur ses épaules. Son entrée sur la scène de
ce café du centre-ville qu’est Zahret Al-Bostane, un des
lieux privilégiés des intellectuels, écrivains et artistes,
met de l’ambiance. Les discussions s’arrêtent un peu et on
attend d’elle les dernières nouvelles. Il est vrai que,
souvent, elle ne les connaît pas, même si elle les
communique à travers les premières éditions des journaux qui
débarquent entre 22h et 23h. Elle connaît les tendances et
goûts de chacun. « Am Ahmad, voici Al-Badil et Al-Masri
Al-Yom. Al-Wafd n’est pas encore là. Si vous êtes là pour
quelque temps, je vous le ramène ». Elle fait rapidement son
tri et place les journaux sur la table de ce fidèle d’une
certaine presse. Elle n’oublie pas cependant de vouloir le
tenter par d’autres titres. « Al-Gamahir est très important,
les gens se le disputent en se menaçant d’armes blanches. Il
ne reste plus un exemplaire » ... Elle sourit un peu,
sachant qu’elle blague. Mais à la guerre comme à la guerre.
Oum Sara comprend chacun de ses clients ou même son groupe
de clients. Ici, à Zahret Al-Boustane, on aime bien Al-Badil
et Al-Masri Al-Yom, ainsi que les périodiques culturels
Al-Qahira et Akhbar Al-Adab. Elle connaît bien leur date de
parution. « Attention ! Demain, c’est Al-Qahira, avec le
livre en supplément gratuit. N’oubliez pas de venir. Je vais
vous le garder ». Elle fait des va-et-vient rapides. Soit
pour aller vers une table située un peu loin. C’est au pas
de course. Et il lui faut aussi faire ses comptes, calculer,
rendre la monnaie, le tout en quelques secondes. En fait, là
elle est presque au début du parcours, puisque c’est une
grande partie du centre-ville qu’elle doit desservir. Cela
comprend cafés, cafétérias, buvettes, bars, en plus des
passants qui pourraient être aguichés. Un tour qu’elle fait
plusieurs fois jusqu’à ce que ces établissements soient
désertés presque à l’aube. Les calculs, elle les fait très
vite et n’oublie personne. Parfois, les impayés, ceux des
clients peu argentés pour une raison ou une autre, elle les
garde en mémoire et sait qu’un jour elle les aura. « Alors,
vous avez oublié. Cela fait longtemps ... ». Evidemment, ce
n’est pas aujourd’hui, mais le jour viendra où il paiera.
Oum Sara a bon cœur même si elle tient à son gagne-pain,
l’unique moyen de survie, pour elle et sa famille.
Du Bar Stella à Al-Horriya
Ils sont quatre enfants. L’aînée c’est Sara. Fluette et
mignonne, elle rejoint sa mère, une pile de journaux en
main. Des associées. Parfois, elles sont concurrentes,
laquelle pourra arriver le plus rapidement à un client dans
un coin éloigné. Mais elles se complètent : « Tu as Al-Wafd
? Va le donner à Am Ahmad ». Sara a fait souvent l’objet
d’articles de presse. Elève studieuse, elle a été la
première lors du premier certificat (troisième primaire). Et
ce fut l’occasion de petites interviews et présentations :
faire l’événement dans un journal qu’elle distribue ne
manque pas d’originalité. Mais plus le temps passe, plus
Sara semble regarder les choses avec recul. Maintenant, elle
porte un foulard et dit qu’elle ne veut pas se faire
photographier. Elle plaisante toujours avec les habitués
qu’elle connaît de longue date. Mais plus question d’entrer
au bar Stella. Celui-ci est situé à une cinquantaine de
mètres de Zahret Al-Bostane. Oum Sara, elle, entre. Parfois,
ce sont les mêmes clients qui, après une partie de trictrac,
vont se griser et poursuivre leurs débats à un rythme plus
vif que procure la bière. Ils apostrophent Sara à partir de
la fenêtre qui ressemble à une lucarne. Elle taquine les uns
et les autres ou prend des nouvelles des enfants de l’un des
habitués : « Votre fille est en quelle année ? ». Les
études, ça la travaille. Il y a quelque temps, elle pensait
devenir journaliste ...
La tournée est bien longue. Om Sara, suivie de sa fille et
d’une autre, Hanane, un petit bout de fille, qu’elle ne peut
laisser, va rejoindre les lecteurs de journaux là où ils se
trouvent. Un peu plus loin à Bab Al-Louq, c’est le café
Al-Nadwa Al-Saqafiya (le colloque culturel). Même clientèle
en général, dont des artistes qui ont déclaré scission d’Al-Bostane
ou d’autres qui font la navette entre les deux
établissements. A quelques pas, c’est Al-Horriya, un
café-bar bien connu, archi-bruyant, où Oum Sara va vendre
ses journaux.
Un parcours du combattant qu’elle effectue chaque nuit. Sans
oublier que son point de départ est un centre de
distribution rue Galaa, son point de vente fixe est à la
place Tahrir face à un café et un célèbre fast-food, elle y
laisse une de ses filles. C’est là où se tenait son mari
Chaabane. Mais cela fait 26 ans qu’Oum Sara mène cette
tournée quotidienne. De l’effort et de l’intelligence innée
et même une tactique. Elle est très attachée à ses clients
réguliers. « Salem est absent depuis plusieurs jours. Que se
passe-t-il ? ». Si elle le revoit et qu’il ne se s’est
absenté qu’un seul jour, elle l’apostrophe : « Où étiez-vous
? Cela fait un mois ... ». Pour retrouver ce client ou un
autre, elle n’hésite pas à revenir sur ses pas : retrouver
Zahret Al-Bostane par exemple à minuit 30. Vivre de la sorte
et surtout errer dans les rues pendant ces heures
dangereuses est-il sûr ? Une question d’habitude.
D’ailleurs, tout le monde la connaît. C’est cela sa source
de protection. Elle est chez elle, dans un centre-ville qui
ne dort jamais. Elle croise d’autres marchands de journaux
comme Am Boghdadi avec lequel elle a conclu une entente
cordiale. Chacun connaît son territoire et même ses gens.
Avant d’achever son itinéraire et revenir à place Tahrir
d’où elle rentrera à Bab Al-Chaariya, le quartier populaire
où elle habite, elle n’oublie pas la zone piétonne dans
l’espace de la Bourse du Caire avec ses cafés
d’intellectuels aussi, mais des jeunes.
« Comment va la vie, Oum Sara ?
On fait
marcher ».
Ahmed
Loutfi
Doaa Khalifa