Al-Azhar.
Cette mosquée plus que millénaire a toujours servi de foyer
aux mouvements de protestations. Aujourd’hui, une loi
interdisant les manifestations sur les lieux de culte met
fin à l’une de ses vocations avec comme argument d’éviter
une exploitation politique de la religion.
Effervescence interdite
Il
suffit de prononcer le mot manifestation dans la rue Gawhar
Al-Séqelli au quartier Al-Darassa pour secouer le calme de
façade. C’est un état d’alerte permanent qui règne dans
cette avenue où se dresse la mosquée Al-Azhar, située à
quelques pas de celle d’Al-Hussein. Policiers et inspecteurs
en civil prolifèrent et observent le moindre mouvement
suspect. Aucun journaliste ni photographe ne peut faire son
travail avant d’obtenir une autorisation de la police.
Retenu par les services de sécurité, le reporter est soumis
à un interrogatoire après vérification de sa nationalité et
l’institution pour laquelle il travaille. Une zone interdite
pour les envoyés spéciaux et correspondants d’agences de
presse étrangères qui, selon les forces de l’ordre, portent
atteinte à la réputation de l’Egypte et exploitent la
situation en faveur d’autres pays. Avec le temps, les
habitants de la région, les propriétaires d’échoppes et même
les vendeurs ambulants se sont accommodés aux mouvements de
protestation. Le décor de la rue peut changer d’une minute à
l’autre et la rue se pare d’une couleur noire, celle des
blousons des forces de l’ordre. Du coup, personne ne peut
s’infiltrer ni s’esquiver de cette ceinture sécuritaire,
tandis qu’opposants et sympathisants au régime entrent en
jeu. Une scène que connaît le quartier depuis la fondation
d’Al-Azhar qui date de l’époque fatimide.
Une histoire glorieuse
En effet, la mosquée Al-Azhar a joué un rôle important
tout le long de l’Histoire. Fondée par le qaïd Gawhar
Al-Séqelli, cette mosquée n’a cessé depuis d’occuper une
place importante dans le monde islamique. Ses fondateurs
l’ont surnommée Al-Azhar, car ils avaient prédit sa grande
renommée. Une prédiction qui s’est réalisée. Et bien qu’au
départ, la mosquée d’Al-Azhar ait prôné le chiisme, elle est
devenue au temps des Ayyoubides l’une des plus importantes
institutions sunnites et est restée un centre de rayonnement
et un lieu de rassemblement des Egyptiens durant les moments
difficiles de l’Histoire. Selon Dr Assem Al-Dessouqi,
professeur d’histoire contemporaine et ex-recteur de
l’Université de Hélouan, les références historiques assurent
que les Egyptiens ont connu les manifestations comme moyen
de résistance à la fin du XVIIIe siècle. Nombreuses sont
celles qui sont sorties d’Al-Azhar, mais les plus
importantes datent de l’Expédition française. Une raison qui
a poussé Bonaparte à envoyer son armée pour investir la
mosquée. Le peuple a considéré cet assaut comme une
humiliation et une atteinte au prestige d’Al-Azhar et ne
tarda pas à réagir. Un an plus tard, un étudiant d’Al-Azhar
a tué Kléber, le successeur de Bonaparte en Egypte. D’autre
part, les oulémas d’Al-Azhar ont joué un rôle important en
mobilisant les citoyens à lutter contre l’invasion anglaise
en 1807 et l’injustice de la famille alawite. En 1919, du
minbar d’Al-Azhar se sont élevés les slogans qui appelaient
à l’union patriotique pour rassembler les rangs des
chrétiens et des musulmans contre l’occupation anglaise.
Suite à l’agression tripartite, le leader Nasser a choisi
Al-Azhar pour prononcer son célèbre discours et appeler les
Egyptiens à la résistance. Aujourd’hui, il semble que la
prestigieuse mosquée tourne une page de son histoire. Le
Parlement égyptien vient de ratifier une loi interdisant les
manifestations dans les lieux de culte. Celui qui y
participe risque un an de prison et 5 000 L.E. d’amende. La
peine est encore plus sévère pour les activistes.
Selon Medhat Al-Zahed, écrivain de gauche, cette
décision vise Al-Azhar en premier lieu. Et ce, dans le cadre
d’un plan qui œuvre à éliminer les points chauds de
protestation, à l’exemple de l’escalier du Syndicat des
journalistes, la place Tahrir et enfin Al-Azhar. Des
endroits où se sont déclenchées les plus grandes
manifestations, ces cinq dernières années, au Caire.
En fait, Al-Azhar a toujours été le théâtre de
mouvements contestataires. C’est là où les citoyens viennent
exprimer leur hostilité face à la politique d’Israël ou des
Etats-Unis, montrer leur solidarité à Hassan Nasrallah, au
peuple palestinien, protester contre des conditions de vie
difficiles, ou s’élever contre l’inflation et l’injustice
sociale. Et ce monde qui se tissait autour de ces
manifestations semble avoir beaucoup à raconter. « On
s’amusait au jeu du chat et de la souris. Quand la police
nous traquait, on se réfugiait à la mosquée. Un endroit
interdit d’accès aux forces de l’ordre », relate
Seiffel-Islam Hassan Al-Banna, avocat. Mohamad
Abdel-Qoddous, journaliste, président du comité de la
liberté d’expression au Syndicat des journalistes et
militant, partage cet avis. Etant un visage connu
d’Al-Azhar, il refuse que l’on mette fin au rôle politique
de la mosquée. Ses souvenirs dans ce lieu sont nombreux. Il
se rappelle le jour où il a été arrêté par la police et
qu’on lui a confisqué la banderole qu’il tenait à la main
pour l’empêcher de manifester. « La promulgation d’une loi
pareille signifie une intention de mettre fin à tout
mouvement contestataire en Egypte. En fait, tous les
vendredis, cette mosquée devient le lieu de rencontre des
Egyptiens des quatre coins de l’Egypte vu le grand prestige
dont elle jouit », dit-il. En effet, la prêche du vendredi a
une grande influence sur les gens, surtout lorsque de grands
événements se produisent dans le monde arabe et islamique.
Une situation qui déplaît aussi bien au gouvernement qu’aux
députés qui alignent alors des arguments pour riposter à
n’importe quel mouvement populaire. Les sympathisants
estiment que le régime actuel ne veut plus que les citoyens
se mobilisent comme autrefois. « Ils veulent que le peuple
reste dans un état d’inertie. Ils veulent que le peuple soit
comme un troupeau de moutons facile à diriger », commente
Mahmoud, visage connu dans les manifestations d’Al-Azhar.
D’ailleurs, Nagui Al-Chéhawi, membre du Conseil consultatif,
se souvient du jour où en voulant faire sa prière à
Al-Azhar, les manifestants ont crié si fort leurs slogans
que le prédicateur n’a pu continuer son prône et les gens
leur prière. Un policier qui a requis l’anonymat assure
alors que tels actes portent atteinte à ce lieu de culte.
Certains éléments profitent de l’occasion pour aggraver la
situation en répandant des idées destructives qui peuvent
influencer de simples citoyens d’autant qu’elles sont
diffusées à partir d’une mosquée aussi prestigieuse
qu’Al-Azhar.
Or, manifestants et policiers ne sont pas les seuls
présents sur le terrain. Certains se contentent de suivre la
scène de loin, mais sont parfois obligés d’entrer en action.
Khaled Al-Fiqi, photographe dans une agence de presse,
assure que pour couvrir une manifestation à Al-Azhar, il
faut savoir comment maîtriser le jeu. « J’ai l’habitude de
m’approcher de l’agent de police qui a pour mission de
répartir les soldats. En discutant avec lui, je pouvais me
renseigner de l’importance de la manifestation et de la
façon dont elle prendra fin et surtout si la police va
recourir à la violence. Mais le scénario prévu par la police
n’est pas forcément celui qui va être appliqué. A chaque
manifestation ses surprises », dit Al-Fiqi qui se rappelle
le jour où il a dû fuir avec ses cartes de mémoires alors
qu’un de ses collègues a été arrêté et s’est vu confisquer
tout son matériel avant d’être mis en garde à vue jusqu’à la
fin de la manifestation. « Je dois parfois recourir à la
violence si j’en suis victime. Et je dois malgré moi entrer
dans l’action pour faire mon travail et ne pas rentrer
bredouille », dit-il.
Les comparses de la scène
Mais Khaled n’est pas le seul à ne pouvoir s’empêcher
d’y participer. Cafés et restaurants ramassent les tables et
chaises installées sur les trottoirs par crainte du pire. «
Lorsque la bataille commence, on ramasse rapidement nos
articles et on court pour s’abriter sous les voûtes des
vieilles maisons ou le pont qui traverse la rue. Là, on peut
suivre de loin ce qui passe. On joue parfois au rôle de
l’arbitre en nous interposant entre la police et les
manifestants qui demandent notre secours », assure Oum Ali,
vendeuse ambulante, témoin de beaucoup de manifs.
Les habitants de la rue, quant à eux, se divisent en
deux catégories. La première préfère quitter la scène le
vendredi. « Suivant l’actualité, je choisis une autre
mosquée pour aller faire ma prière. Car si la manifestation
prend une fâcheuse tournure, je risque d’être enfermé chez
moi toute la journée. La police encercle tout le quartier et
nous interdit de sortir ou de rentrer chez nous », assure
Magdi, propriétaire d’une modeste librairie située en face
de la mosquée. Il n’hésite pas à fermer son magasin, car il
sait qu’il ne pourra rien vendre ce jour-là. D’autres
préfèrent suivre la scène de leurs fenêtres pour éviter les
problèmes. « Je me contente d’écouter les slogans. La voix
des manifestants a toujours reflété nos conditions
politiques, économiques et sociaux déplorables »,
assure-t-il. De sa fenêtre qui donne sur Al-Azhar, il a, au
fil des ans, eu un aperçu sur la vie des gens, leurs
souffrances et les grands événements qui ont forgé leur
quotidien. « Tout comme cette prestigieuse mosquée témoin de
l’histoire de toute une nation », conclut Saad, 50 ans,
intellectuel qui habite la région.
Dina Darwich