Approvisionnement.
Les files d’attente devant les boulangeries qui vendent du
pain subventionné se multiplient et deviennent un lieu de
bousculade et de bagarres. 15 personnes y ont trouvé la
mort. Le gouvernement tente de contenir la crise. En vain.
La pénurie gagne en ampleur
Il
est 5h du matin. A Abbassiya, à l’Est du Caire. En face
d’une boulangerie, une file d’attente est déjà formée. La
majorité, sinon le tout, est constituée de personnes
défavorisées qui attendent pour acheter du pain, à entendre
au prix subventionné. C’est le moins cher du marché, vendu à
5 piastres la galette. On voit deux files, une pour les
femmes, et l’autre pour les hommes. Le calme règne. Personne
ne bouge. Le pain n’est pas encore disponible.
Il est 6h. Le boulanger apparaît sur la scène tenant à la
main la première planche de pain. Les cris des clients se
mêlent, lui demandant de se dépêcher pour pouvoir se rendre
à leur boulot. Le boulanger affirme, comme il le fait chaque
jour, qu’il ne vend pas plus de 20 galettes par personne. «
Ma famille est composée de six membres. Cette quantité n’est
pas suffisante. Pour en avoir, je me fais accompagner par
mes trois enfants dans la queue », explique Mona,
enseignante. Les femmes et les hommes se bousculent, de
façon à ce que les rangs se mêlent. On a l’impression que
les petits enfants sont écrasés sous les pieds. Seules leurs
petites mains se voient, entre les jambes de la foule,
tenant un billet d’une livre. On entend seulement leurs voix
suppliant « Am Sayed », le boulanger, de les secourir et de
leur donner le pain, pour pouvoir, eux aussi, aller à
l’école. La personne qui réussit à acheter le pain sort de
la foule, très heureuse comme si elle avait remporté un
trophée.
Le temps passe, la tension atteint son apogée. Il ne reste
que deux heures, et le boulanger va fermer ses portes. Tout
d’un coup, il suspend la vente pour une dizaine de minutes.
Un moment durant lequel deux hommes sont venus transporter
une dizaine de sacs de farine. « Le prix d’une tonne de
farine subventionnée est de 16 L.E., transformée en pain,
elle ne rapporte que 10 L.E., alors qu’on la vend à 300 L.E.
au marché noir », explique un boulanger. Tout se passe très
rapidement, car les contrôleurs de l’Approvisionnement
peuvent venir à tout moment. Quelques clients achètent. Il
reste encore une soixantaine de clients, qui attendent
depuis des heures, sous le soleil. Ils sont surpris par la
déclaration du boulanger de fermer. Il n’est pas encore 14h.
La foule supplie le boulanger de lui produire plus de pain.
Mais, en vain. Il lui affirme que la quantité de la farine
que l’Etat lui a accordée est achevée. Ce qui soulève les
protestations de la foule. « On n’a pas les moyens d’acheter
le pain non subventionné, dont le prix varie entre 25 et 50
piastres la galette », souligne Ali Al-Mahdi, fonctionnaire.
Il gronde et commence à insulter le boulanger tout en
dénonçant l’absence de tout contrôle.
De vraies échauffourées
Les
bagarres devant les boulangeries de pain subventionné sont
devenues quotidiennes et font la une des journaux. Au moins
15 personnes qui tentaient d’acheter du pain sont mortes
dans plusieurs régions d’Egypte. Il y a encore quelques
jours, la police a été envoyée dans la banlieue de Hélouan,
au sud du Caire, pour empêcher que les funérailles de deux
jeunes hommes ne finissent en vendetta généralisée : les
deux victimes ont été tuées lors d’une bagarre pour le pain
qui a dégénéré en bataille rangée entre deux familles qui a
également fait 17 blessés.
A part ces heurts parfois meurtriers, des manifestations
sont aussi organisées. Au village de Kafr Hassan, dans le
gouvernorat de Gharbiya dans le Delta, 300 personnes ont
manifesté leur colère devant le siège de la direction de
l’approvisionnement contestant la pénurie du pain. A Kafr
Al-Cheikh, un citoyen qui n’arrivait pas à acheter du pain a
dressé un procès-verbal contre les responsables de
l’approvisionnement et les boulangers.
Cela fait plus de deux mois que la crise du pain
subventionné a commencé. Le pays assiste depuis le début de
l’année à une hausse des prix des produits de base,
notamment le riz et les pâtes. Les salaires n’ont pas
augmenté. Il devient de plus en plus difficile pour les gens
de survivre. Ils ont recours à acheter plus de galettes de
pain pour répondre aux besoins de leur famille, alors que la
quantité de la farine accordée par le gouvernement est
restée la même.
Le gouvernement s’explique
Le ministère de la Solidarité sociale nie le fait qu’une
faible subvention de la farine soit à l’origine de la crise.
Il affirme au contraire qu’il y a un surplus de farine
consacrée à la production du pain subventionné. « Le
gouvernement dépense 12 milliards de L.E. par an pour
subventionner le pain. 120 000 tonnes de farine sont
distribuées quotidiennement à 17 500 boulangeries de la
République. Elles produisent 210 millions de galettes pour
répondre aux besoins de 70 millions de personnes », se
défend un haut responsable au ministère de la Solidarité
sociale, tout en affirmant que la crise est due à plusieurs
causes. Selon le premier ministre, Ahmad Nazif, c’est « la
hausse des prix du blé sur les marchés mondiaux qui est à la
base du problème, vient ensuite le trafic de la farine
subventionnée ». Pour solutionner le problème, le
gouvernement a décidé de séparer la production de la
distribution. La Société des Egyptiens pour la distribution
des services vient de voir la lumière. « Nous sommes chargés
de prendre le pain subventionné des boulangers et de le
distribuer à travers des points de vente dépendant de la
société », explique le directeur tout en affirmant qu’un
seul point de vente a été créé à Madinet Nasr. Une région
qui ne souffre pas assez de la crise par rapport aux
quartiers populaires du Caire !
Mais l’opposition tire à boulets rouges sur le gouvernement.
Pour elle, cette crise émane de l’échec des politiques
gouvernementales. « La décision du gouvernement il y a deux
ans de ne plus acheter le blé aux agriculteurs égyptiens
sous prétexte que son importation est beaucoup moins chère
est à la base de la crise. Ainsi, la production locale de
blé a-t-elle beaucoup diminué. Peu sont les agriculteurs qui
cultivent le blé. Ils préfèrent cultiver des fruits pour les
exporter. Aujourd’hui, le gouvernement encourage les paysans
à cultiver le blé et leur promet de l’acheter à un prix
alléchant », dénonce Hamdi Hassan, député islamiste qui a
présenté une interrogation au gouvernement sur cette crise
et sur le nombre de victimes des files d’attente en
demandant de les considérer comme martyrs.
Dans une tentative de remédier à la crise, le président de
la République a appelé, dimanche, les forces armées et le
ministère de l’Intérieur à intervenir dans la production et
la distribution du pain. Le ministère de la Défense avait
déjà commencé depuis le premier mars à produire 2 millions
de galettes par jour et à les distribuer dans 6 quartiers du
Caire. Mais, le problème persistait toujours.
Pour leur part, les citoyens paralysés face à cette crise
n’ont d’autres choix que les files d’attente quotidiennes.
Ils attendent les élections municipales prévues le 8 avril
pour régler leur problème. « Nous n’allons pas voter. Notre
voix sera accordée contre 100 galettes de pain », concluent
les citoyens.
Héba
Nasreddine