Droits de l’Homme. Les
sans-abri et les enfants de la rue ne sont ni transportés par les ambulances ni
accueillis dans les hôpitaux. Ils souffrent et souvent meurent dans
l’indifférence totale. Etat des lieux.
On les voit, mais ils n’existent pas
Il est
difficile de l’apercevoir. Son corps enseveli parmi des détritus est sans
mouvement. Seul son visage crasseux et recouvert de mouches laisse de temps en
temps échapper quelques gémissements. Cela se passe dans un coin de la rue
Soliman pacha au centre-ville, où ce vagabond a élu domicile. Une scène atroce
qui marque les passants. Les uns le fixent, mais n’osent pas l’approcher,
d’autres s’arrêtent malgré l’odeur nauséabonde et lui jettent quelques pièces
de monnaie en guise de charité. Et quand un passant appelle l’ambulance, on lui
rétorque : « Désolé, monsieur, on ne transporte pas de vagabonds. Vous voyez
dans quel état il est, il nous faudra trois jours pour désinfecter l’ambulance
et entre-temps, d’autres patients seront privés de mes services ». Ce vagabond
a eu de la chance, parce qu’un passant outré par la scène a contacté un
responsable parmi ses connaissances au ministère de la Santé. L’ambulancier
s’est pressé alors d’enfiler des gants et d’étaler un morceau de plastique sur
la civière avant d’y allonger le malade qui porte une plaie béante au pied. Et
c’est la même scène de répugnance qui se répète au service des urgences d’un
hôpital public où le personnel pris de dégoût refuse de l’hospitaliser. Le
médecin se contente de lui nettoyer la plaie infectée et le laisse repartir
sans le faire passer en consultation, bien qu’il trouve beaucoup de difficultés
à respirer.
Ce
vagabond n’est pas le seul à subir de tels tracas. Ils sont devenus tellement
nombreux que personne ne semble plus se soucier d’eux. Au cours de ces
dernières années, la ville du Caire, mégapole de plus de 16 millions
d’habitants, a accueilli un grand nombre de sans domicile fixe. Leur présence
étant illégale, ils doivent lutter quotidiennement pour leur survie au
détriment de leur santé. De ce fait, le sans-abri ne peut pas se permettre de
tomber malade. De nombreux syndromes sont liés à la vie dans la rue :
incontinence, cataracte, diabète, ulcère de l’estomac, arythmie, pleurésie,
etc. La plupart des sans-abri souffrent surtout de problèmes respiratoires ou
dermatologiques.
Et si
l’un d’eux trouve par hasard quelqu’un pour le secourir, d’autres peuvent
mourir dans l’indifférence la plus totale. Le journal Al-Badil a publié en
février l’histoire d’un vieil homme sans domicile et qui, pris d’un malaise, a
perdu connaissance dans la rue de Falaki, au centre-ville. L’ambulancier a
refusé de le transporter sous prétexte qu’il est un vagabond et qu’il n’a pas
de papiers d’identité. Des citoyens l’ont transporté dans le jardin public de
ce quartier jusqu’à ce qu’un passant ait bien voulu prendre la responsabilité
de l’évacuer vers un centre hospitalier. Cependant, le Dr Mohamad Sultan,
directeur au service des urgences, assure que le ministère de la Santé n’est
pas responsable des sans-abri sauf en cas de décès dans la rue ou d’accidents
de circulation. Or, ces cas sont tout à fait relatifs. Kamel Georges,
ambulancier, pense que l’on ne devrait pas blâmer les services de secours, mais
l’Etat qui n’a pas prévu d’endroits pour accueillir ces gens. « Il faut voir la
réalité en face. Car si on fait la sourde oreille ou semblant de ne rien voir,
la situation va empirer. Et c’est ce que fait le gouvernement qui doit au moins
fournir des structures d’hébergement temporaires qui s’adressent à ces
personnes sans domicile fixe », explique-t-il . Et d’ajouter : « Je peux les
prendre, mais pour les emmener où ? Le problème n’est pas de les transporter,
mais de pouvoir les caser dans un hôpital et je suis sûr qu’on ne va pas les
accepter ». Il raconte qu’il en a transporté certains, mais aucun hôpital n’a
voulu les accueillir, alors que ces gens étaient dans un état critique. Selon
ses propos, de telles personnes n’ont pas besoin de soins médicaux, mais
d’endroit où dormir, manger et prendre une douche. Les gens ont peur de les
approcher, ils leur jettent de l’argent, mais ne savent pas que ces gens sans
abri ne bougeront pas de leur coin pour aller s’acheter un morceau de pain. «
Il nous arrive souvent de recevoir des appels, nous signalant un cas critique, lorsqu’on
arrive sur place, on découvre que c’est quelqu’un qui vit dans la rue »,
souligne-t-il, tout en ajoutant que le tout dernier appel provenait d’un
pharmacien qui voulait se débarrasser d’un intrus qui le gênait devant de son
commerce.
Et
parfois, il y a des cas critiques. Georges relate l’histoire d’une vieille
femme qui a campé sous un pont au quartier de Hélouan pendant de longues
années. Habillée en guenilles, elle vivait, mangeait et dormait sans rien
demander à personne et subsistait grâce à la générosité des passants. Un jour,
elle a eu une crise et il fallait la transporter à l’hôpital, ses vêtements
étaient tellement sales d’excréments qu’il a fallu faire appel à une femme de
portier pour la doucher et lui enfiler une galabiya convenable pour que
l’hôpital la reçoive. Et c’est toujours la même réponse. « On ne peut pas la
recevoir, car elle ne porte pas de papiers d’identité. Comment pourrai-je
enregistrer ses informations ? Et qui va assumer la responsabilité si elle a
besoin d’une intervention chirurgicale ? », lui répond le responsable de la
réception dans un hôpital public.
Même les hôpitaux publics
Or,
refuser de transporter un patient parce qu’il est un vagabond ou qu’il n’a
aucune pièce d’identité n’est pas la vraie raison. D’après le Dr Mohamad
Mekkawi, médecin dans un hôpital, ce citoyen serait incapable de régler les
frais de son transport en ambulance et dont le coût est évalué selon la
distance qui sépare le lieu où se trouve le malade du centre hospitalier où il
va être évacué. Ajouté à cela le coût des soins que l’on va lui prodiguer dans
l’un des hôpitaux publics, dont les services sont censés être gratuits, mais
qui ne le sont plus en réalité.
«
Aujourd’hui, on ne trouve rien à l’hôpital public. Le patient est obligé de
tout payer. A commencer par le coton, les injections, le sérum, les
médicaments, etc. », souligne-t-il. Hassan, un garçon âgé de 15 ans, n’a pu
être évacué. L’ambulancier a refusé de le prendre, parce qu’il n’était pas
accompagné par ses parents et qu’il était sans papiers. Tout a commencé lorsque
les habitants de Gabasset, à Choubra Al-Kheima dans la banlieue du Caire, l’ont
trouvé gisant par terre tout près de l’île d’Ismaïliya. Il était dans un état
piteux suite à une overdose de cocaïne. Bien que l’un des habitants ait
téléphoné pour demander une ambulance, l’infirmier a refusé de le prendre. Heureusement,
le jeune homme a pu marmonner son nom et l’un des badauds est parti chercher
son père. D’ailleurs, ce problème n’est pas seulement celui des sans-abri, mais
aussi des enfants de la rue. Siham Ibrahim, responsable de l’ONG Tofoulati (mon
enfance), pense qu’il faut garantir les soins à tout individu qu’il soit
vagabond ou enfant de la rue, quel que soit son statut. « C’est contre les
droits de l’homme que de refuser les soins à des sans-abri. Ce sont des êtres
humains comme les autres. Il est inconcevable de les laisser mourir pour la
simple raison qu’ils ont élu domicile dans la rue ». Elle relate l’histoire
d’un enfant de la rue qui souffrait d’une paralysie et avait une maladie de la
peau. Ses plaies étaient si infectées qu’elles étaient recouvertes de vers. Cette
scène est restée gravée dans sa mémoire. « Je n’ai jamais vu un être vivant
recouvert de vers, d’habitude ce sont les morts », dit Siham qui a dû elle-même
le transporter vers un hôpital, mais a fait le tour de plusieurs hôpitaux avant
qu’il ne soit accepté. « Seul un hôpital privé a consenti, mais il était déjà
mort », explique-t-elle, tout en ajoutant qu’elle a dressé une plainte contre
Qasr Al-Aïni, l’un des hôpitaux qui a refusé son hospitalisation. Siham a
réalisé lors de sa bataille qu’il n’existe aucune loi qui sanctionne les
services d’urgence ni les hôpitaux qui refusent d’accueillir de tels patients.
Chahinaz Gheith